Algérie

L’Emir Abdelkader et la modernité occidentale au XIXe siècle



L’Emir Abdelkader et la modernité occidentale au XIXe siècle
La présente contribution se propose de répondre à la question de savoir dans quel cadre civilisationnel s’inscrivait l’action et la réflexion de l’Emir Abdelkader, de faire état de l’attitude du grand résistant algérien dans ses rapports avec la modernité dont l’Europe occidentale du XIXe siècle finissait de poser les fondements.

Ceci pose au préalable la nécessité de cerner les grandes lignes de ce qu’est la modernité.

La modernité stricto-sensu est le caractère de ce qui est nouveau nous apprennent les dictionnaires. Mais du point de vue qui nous préoccupe cette définition ne nous est pas d’un grand secours.

Le terme « modernus » selon Mohammed Arkoun est apparu à la fin du Ve siècle de l’ère chrétienne pour marquer le passage de l’antiquité romaine au christianisme.

On a ainsi voulu donner à ce terme qui deviendra modernité, le sens de rupture avec une époque et d’avènement d’une autre, implicitement porteuse de progrès, de meilleures conditions de vie, d’une civilisation supérieure pour tout dire.

C’est ce sens-là qui sera retenu pour le développement de cette réflexion.

Il faudrait dès lors admettre qu’à l’émergence de la société chrétienne, l’humanité n’en était pas à sa première modernité.

L’histoire nous enseigne que la Mésopotamie, le Moyen-Orient ainsi que l’Asie en ont produit plusieurs bien avant l’avènement de l’empire romain.

La plus importante de toutes, celle qui fût la plus profonde rupture avec l’ère préhistorique, est apparue il y a environ douze mille ans avec la sédentarisation de groupes humains conséquemment à « l’invention » de l’agriculture et de l’élevage.

Elle est à mettre à l’actif des Sumériens qui vivaient en Mésopotamie de part et d’autre de l’Euphrate.

Les civilisations babylonienne, égyptienne, syriaque, grecque furent chacune à sa façon une rupture plus ou moins marquée ; en tous les cas, une étape dans l’évolution de l’humanité, une modernité.

L’Emir Abdelkader au XIXe siècle, était précisément un héritier tout à fait représentatif de la dernière en date de ces civilisations, la civilisation arabo-islamique. Certes, le contenu moderniste qui était le sien se trouvait en 1830 largement caduc après une dizaine de siècles de domination culturelle quasiment sans partage ; mais c’est elle qui en fin de compte a réalisé la véritable rupture, avec l’antiquité mythologique, idolâtre, païenne, esclavagiste et despotique.

Par des apports inédits, des conceptions novatrices, elle a diffusé sa modernité dans tous les domaines à travers les sociétés connues de l’époque.

Malek Bennabi dirait qu’elle fût une complète et nouvelle réévaluation de l’homme.

Avec elle, le « fils d’Adam » découvre son statut de représentant de Dieu sur terre pourvu de la dignité appropriée qui lui donne la prééminence sur la nature et sur la plupart des autres créatures.

Son existence acquiert un sens bien défini ; encadrée par des normes intangibles dans leur essence, évolutives dans leurs manifestations, elle doit le conduire, par le perfectionnement continu de sa condition matérielle, morale et spirituelle, à s’élever vers son Créateur.

Sa soumission absolue et exclusive à Dieu, a le mérite de le libérer de toutes les contingences aliénantes de ce bas monde. .

Une conception inédite de la morale bouleverse entièrement la nature des rapports entre les gens, fondée jusqu’alors sur la loi du plus fort, du plus nanti.

Le bien et le mal ne dépendent plus des intérêts et de l’humeur des puissants du moment, ni des règles plus ou moins consensuelles établies par une collectivité donnée dans un contexte donné. Le ma’rouf et le mounkar (1) se définissent par référence à une axiologie d’ordre universel et relevant de l’absolu. Le mérite, la vertu, ne sont plus ordonnés à la condition sociale conformément à la morale aristotélicienne, mais à la quête permanente de l’agrément divin des actes et des pensées. S’il est reconnu que « nécessité fait loi » en aucun cas la fin ne peut justifier tous moyens, et la vie ou la mort non-légale d’un être humain interpelle l’ensemble de l’espèce humaine.

L’approche intellectuelle qui préside à la solution et au règlement des affaires de ce bas monde, incite à l’usage de la raison et du savoir scientifiquement établi et préfigure sous cet aspect, la culture rationaliste de notre époque. La rencontre avec la philosophie grecque sauvée des griffes « scienticides » de la Byzance du Césaro-papisme, permet de développer des méthodes de réflexion qui conduisent à positiver et à dynamiser le contenu « rationnel » du dogme. C’est ainsi que pendant plusieurs décades (813-847) l’interprétation officielle de la Loi fût confiée à l’Ecole Mou’tazilite, véritable courant scientiste au IXe siècle, mille ans avant Auguste Compte.

Al Ashâri (Xe S) et ses disciples dont le grand Abou Hamid El Ghazali, appliquant l’approche rationnelle à la compréhension et à l’interprétation des sources scripturaires, ont fondé le « Kalam », courant de pensée philosophico-théologique qui n’a rien à voir avec la scolastique médiévale.

Cette véritable révolution intellectuelle trouvait son fondement dans les 750 versets du Coran qui incitent à l’étude et à la recherche, dans les 250 autres versets qui exhortent à la quête de vérité, à la responsabilisation de l’homme invité à ne se prononcer que sur la base de connaissances scientifiquement établies, dans des injonctions prophétiques à aller à la recherche de la science fût-ce au bout du monde.

La modernité arabo-islamique se distingue par une conception politique téléologique faisant de ce monde fini, un lieu de perfectionnement pour s’assurer d’un bon sort dans l’éternité de l’autre monde.

Le cadre de référence de l’exercice du pouvoir n’est plus imposé par le bon vouloir d’une monarchie divinisée, ou balisé grossièrement par une charte complaisamment octroyée.

Il est soigneusement et exclusivement circonscrit dans un texte de nature méta-sociale, un texte sacralisé considéré comme « incréé ». C’est de lui que découle de façon intangible la légitimité. La souveraineté qui en émane ne peut être exercée que par celui qui est jugé par les croyants comme étant le plus apte à l’assumer.

« Vous avez bien voulu me confier la direction de vos affaires, bien que je ne sois peut être pas le meilleur d’entre vous » ...disait Abou Bakr Essedik, le premier Calife après le prophète (qssl) dans son discours d’investiture, ajoutant : « obéissez- moi dans la mesure où je m’acquitterai bien de ma charge ; dans le cas contraire, vous êtes en droit de vous y opposer ; le plus faible d’entre vous est fort de mon appui dans la revendication de ses droits ; le plus fort parmi vous restera faible jusqu’au prononcé de la loi ». Ce fragment de texte, intégré au sens des versets relatifs à la consultation des croyants, à la proscription de la tyrannie et de l’esclavage, ont du point de vue constitutionnel une résonance de modernité contemporaine.

A regarder de près on peut même retrouver dans le fonctionnement des institutions le principe de la séparation des pouvoirs :
 

Les textes scripturaires instruisant le pouvoir législatif.

Le calife souverain représentant l’exécutif.

Les cadis exerçant le pouvoir judiciaire.

Les foukahas (3) indépendants veillant à la conformité des lois et jugements par rapport au Coran, à la Sounna, à l’idjma’a, assumant le rôle du « contrôle constitutionnel ».
 

La vision économique et sociale n’est pas moins novatrice. Dieu n’a créé aucun homme pour qu’il vive dans le dénuement, laissent entendre les enseignements du Prophète (qssl) la subsistance des pauvres étant à la charge des plus fortunés. Ces dispositions devant être strictement respectées sous peine de compromettre le salut de l’âme.

Il faut attendre la deuxième moitié du vingtième siècle pour que l’O.N.U fasse voter un texte qui souhaite que les droits économiques et sociaux des individus soient respectés.

Aucune limite particulière n’est mise à la propriété privée ou à la libre initiative sous réserve de respecter la morale islamique et d’assurer la solidarité communautaire.

Les monopoles sont proscrits pour éviter la spéculation qui désavantagerait les faibles. L’usure est déclarée illicite pour respecter le rôle de « monnaie d’échange »de l’or et de l’argent dont l’acquisition ne doit en aucun cas être considérée comme une fin en soit.

La richesse se voie attribuer un rôle social important. Elle est soumise à la zakat(2), concernée par la recommandation morale à l’aumône, et son usage doit être conforme à l’ordre et à la morale publique. Ces dispositions et bien d’autres encore, arrêtées dans ce même esprit, ont très vite permis d’édifier une société organisée, aux structures stables, caractérisée par un certain confort existentiel dans la paix sociale. Au 19e siècle, cette civilisation qui avait derrière elle douze siècles de quasi-hégémonie se trouvait dans un état de décomposition avancée. Seuls émergeaient encore quelques îlots et quelques hommes représentatifs.

L’Emir Abdelkader était de ceux-là.

L’Emir se trouve donc, lui et le monde arabo-islamique confrontés au dynamisme d’une civilisation émergente, en passe de consolider ses structures et sa puissance et de mettre au point son entreprise de domination.

Ayant enfin pris corps dans le dernier quart du 18esiècle avec les révolutions socio-politiques et la révolution industrielle, la civilisation occidentale achevait sa mue dans la première moitié du 19ème siècle.

Il est permis de noter toutefois qui si en son temps, le modernisme de la société arabo-islamique s’est presque immédiatement imposé par la vitalité, l’ordre et la novation, ce qui venait de se manifester au grand jour en Europe à l’époque de l’Emir, était l’aboutissement de longs siècles d’incubation.

Avec le sac de Rome en 410 par Alaric le Wisigoth, le déferlement sur l’Europe des barbares venus de l’Est, l’empire romain d’occident sombra dans une longue nuit, qui va durer un millier d’années.

Il a fallu attendre l’arrivée de l’Islam promoteur des dernières acquisitions en matière de savoir, pour voir les Européens émerger progressivement de la barbarie antique et de l’obscurantisme scolastique.

L’Andalousie (terme arabe qui désignait la plus grande partie de la péninsule ibérique au 8°siècle) devint rapidement un foyer de rayonnement de sciences et de culture. Les livres traduits en latin commençaient à circuler entre les quelques foyers alphabétisés dans les divers royaumes d’Occident. Les universités de Tolède, de Cordoue, de Séville, recevaient les rares intellectuels laïcs ou clercs -dont un future Pape-en quête de connaissances.

Cependant, l’Eglise seule autorité morale rescapée, mais sclérosée par une dogmatique fossilisée et pratiquant un enseignement irrationnel et aberrant, réagit encore plus violemment qu’elle ne l’avait fait face à la philosophie grecque antique, afin de préserver son magistère, et l’influence qui en découlait.

Elle qualifia les musulmans d’antéchrist et leurs enseignements fondés sur des paradigmes scientifiques, de « connaissances sataniques » et de « libertinage intellectuel »

Elle leva les premières coalitions européennes pour les entraîner dans une série de croisades destinées soi-disant à libérer les lieux saints de Jérusalem.

En dépit de cette hostilité aveugle, la science propagée par l’Islam gagna de plus en plus de terrain. Des individualités éclairées, en Sicile en Italie, relayèrent « l’Andalousie » et provoquèrent à terme, l’apparition de ce qui allait s’appeler la « Renaissance ». Des cités commerciales comme Gènes, Florence, Venise servirent de vitrines à la civilisation arabo-islamique. De grands personnages comme l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen s’éprirent du savoir musulman et s’organisèrent pour le diffuser.

Mais l’Eglise veillait toujours à ce que personne ne remette en cause sa vision archaïque du monde qui lui assurait le pouvoir, la puissance et le contrôle des âmes. Une véritable croisade intellectuelle est déclenchée contre les foyers d’études et les hommes d’esprit qui tentaient de se libérer du carcan de la scolastique cléricale. Des évêques comme Etienne Tempier, des « propagandistes » comme Raymond Lulle-mayorquais de culture arabo-islamique encouragés, « missionnés » par les Papes se distinguèrent particulièrement par une intolérance exacerbée.

Les disciples européens d’Ibn Sina (Avicenne), d’El Farabi, de Ghazali (Alcazel), d’Ibn Rochd (Avéroës), d’Ibn Tofaïl, étaient pourchassés, traduits devant les tribunaux ecclésiastiques, excommuniés.

A partir du 14e siècle, des intellectuels de plus en plus nombreux, se « convertirent » à la philosophie arabe et trouvèrent divers moyens pour échapper aux foudres des censeurs de l’Eglise.

Certains usèrent de procédés à la limite de la probité intellectuelle pour s’approprier des idées et des travaux des auteurs arabo-musulmans sans référer à leurs sources ou en les maquillant

Dans un remarquable ouvrage (voir bibliographie), Mahmoud Kacem évente très clairement la manœuvre de Thomas d’Aquin qui a fait sienne la thèse -fetwa- d’Ibn Rochd sur la compatibilité de la religion et de la science. Thèse qui a imprégné toute la réflexion philosophique européenne jusqu’au 18e siècle, permettant ainsi à la science et à la rationalité d’amadouer les préventions de la dogmatique chrétienne.

Le théologien philosophe andalou avait construit sa réflexion sur la base de la logique d’Aristote et de l’usage de la raison auquel exhorte également de manière récurrente le texte coranique.

Le procédé de Thomas d’Aquin a consisté à lui imputer les thèses platoniciennes des philosophes hellénisants comme Ibn Sina et El Farabi, considérés comme hérétiques par les fouqaha musulmans ainsi que par l’Eglise pour mieux s’approprier des idées devenues ainsi vacantes. Il arriva de cette manière à se faire passer indûment pour le maître d’œuvre, de conceptions philosophiques qui servirent de socle à la renaissance européenne.

D’autres intellectuels, excédés, prirent le parti de se détacher progressivement de la pensée chrétienne et finiront par établir les fondements d’une approche scientifique reposant exclusivement sur la raison et l’appréhension objective, immanentisme, des phénomènes de ce bas monde.
 
Nicholas Machiavel au 16°siècle, exploitant la lutte de Florence contre l’autorité du Pape, développa une théorie politique fondée sur les intérêts objectifs des Etats en proposant que les gouvernants s’affranchissent de la tutelle idéologique du Saint-Siège.

Descartes, dans la droite ligne de l’école mou’tazillite rédigea ses « discours de la méthode », grand moment de la pensée occidentale, véritable mode d’emploie de la raison à la recherche d’une vérité s’inscrivant dans l’ordre naturel voulu par Dieu.

Des penseurs comme John Locke, Jean Bodin ou Thomas Hobbes, chacun à sa manière, tentèrent de dégager une voie rationnelle à la conception de l’Etat, à la détermination de la souveraineté et à la nécessité de la loi en tant que règle séculière de régulation des rapports sociaux.

Une théorie du droit naturel conçu comme « ensemble d’idées et de principes juridiques préexistants à toute situation particulière et même à l’existence de Dieu »fût mise au point par Hugo Grotius, dans le plus pur style platonicien selon lequel le droit, comme les mathématiques, relève de l’entière abstraction.

Toujours en quête d’élargissement du domaine de la raison et de sa libération des limites imposées par la religion les traditions ou l’arbitraire, Rousseau publia au 18°siècle ses idées sur « l’homme né libre » sur son éducation conduite de manière scientifique. Mais c’est son « Contrat Social »qui eut le plus de retentissement historique avec notamment la conception d’une souveraineté du peuple fondée sur la « Volonté Générale », entendue comme étant la somme des volontés particulières des habitants d’un lieu donné.

Montesquieu, quant à lui, élaborera la théorie de la séparation du pouvoir pour une bonne gouvernance, « l’Esprit des Lois » devant être dégagé des conditions d’existence et des rapports sociaux y afférents.

Tous ces penseurs et bien d’autres encore, notamment tous ceux qui sont connus sous le nom d’encyclopédistes, furent du 16e au 19e siècle à l’origine d’un vaste mouvement d’idées qui allait changer la face du monde. Appelée « Enlightment » en Angleterre, « Lumières » en France, « Aufkhlarrung » en Allemagne, cette effervescence intellectuelle va donner naissance à un nouveau monde, à une nouvelle conception de l’homme, et à une nouvelle organisation de la société.

On fit table rase du passé, des anciens régimes, des principes et des valeurs qui les régissaient. La raison seule présidait à « l’administration des choses et au gouvernement des hommes », et dictait les vertus civiques ainsi que les nouvelles règles morales.

Le rationalisme prit les dimensions d’une idéologie, et à l’époque de l’Emir Abdelkader dans certains pays européens, on dériva un moment vers le scientisme qui consistait à ne prendre véritablement en considération que ce qui était mesurable et quantifiable.

C’est à l’un de ces pays- là, la France, que l’Emir, et un peu plus tard d’autres régions de l’aire arabo-islamique furent confrontés.

Dès la fin du 18e siècle, l’expédition bonapartiste en Egypte annonça le renversement des rapports de force Orient-Occident. Son retentissement fût probablement de la même nature que celui que connu l’Europe occidentale à l’arrivée des cavaliers de l’Islam en Espagne et en France. A partir de cette époque la oumma (4) était sur la défensive. Elle se trouva partout en situation d’infériorité ; de multiples questionnements agitaient les esprits, tant sur le plan militaire, politique et économique que sur le plan spirituel...

C’est dans ce contexte qu’Abdelkader eut à assumer le choc des deux civilisations, des deux modernités dont l’une était en passe de supplanter l’autre. Sur le terrain ce choc prit la forme d’une lutte armée dans un combat inégal où seule la bravoure permettait de sauver l’honneur. D’un côté une armée, que vingt années de campagnes napoléoniennes pour imposer à l’Europe l’esprit de la révolution française, avait conduit à un niveau d’organisation, d’équipement et d’art de la guerre hautement perfectionné. De l’ autre coté des troupes hétéroclites, rassemblées occasionnellement, vivant sur l’habitant, des factions désorganisées, en conflits internes quasi-permanents.

Mais l’Emir Abdelkader ne tarda pas à réagir.

Usant de sa vive intelligence, de son ascendant exceptionnel et des informations sur le nouvel état du monde, qui lui parvenaient de toutes parts, il prit rapidement les mesures pour s’adapter aux nouvelles données.

Sur le plan politique, il eut à cœur, en toutes occasions de solliciter la légitimité populaire de ses pouvoirs ;par l’appel au djihad (5). Il se soucia d’éveiller les consciences, de rassembler le peuple autour du concept de la Nation. L’exercice du pouvoir, la nécessité d’organiser la mobilisation et l’usage des moyens et des ressources le conduisit à mettre en place un Etat aux normes de l’époque avec des structures administratives, fiscales, judiciaires, avec des institutions représentatives et consultatives. L’armée devenue permanente, structurée hiérarchiquement, dotée au niveau logistique était en partie équipée par un embryon d’industrie de guerre.

Mais, c’est après le combat armée, en période de détention et lors de son exil au Moyen-Orient, que l’Emir prit la véritable mesure du « choc des civilisations ». Ce choc se traduisit chez lui par une confrontation d’idées et de concepts, exprimés dans son « autobiographie »,et pour l’essentiel dans un ouvrage traduit par René Khawame sous le titre de « lettre aux Français », écrit en 1855 à Brousse en Turquie.

En homme enfin libre, en intellectuel accompli, en mystique de haute spiritualité, en chef militaire et politique victime de diverses trahisons, l’Emir, à ce moment de sa vie, a dû beaucoup méditer. Il a dû tirer de nombreuses conclusions de ses riches et tumultueuses expériences.

Il venait d’endurer, lui et les siens, le traitement infligé par l’administration d’une nation moderne dont les chefs privilégiaient leurs calculs politiciens sur le sens de l’honneur. Dans ses geôles, à travers les murailles du fort Lamalque, des châteaux de Pau et d’Amboise, il a probablement eu quelques échos des soubresauts de l’ancien régime périssant, et de l’accouchement difficile de la démocratie en France.

Après sa libération, il a visité de grandes réalisations architecturales comme Versailles, de grands temples comme Notre Dame et la Madeleine, de grandes entreprises publiques comme l’Imprimerie Nationale. Il a passé en revue l’armée française à Satory. Il est monté dans les premiers trains et a assisté à l’ascension de ballons dirigeables.

Il a probablement été informé des retombées de la campagne napoléonienne en Egypte, et en particulier des initiatives de modernisations occidentales entreprises par Mohamed Ali avec l’assistance de « coopérants » français. Il ne peut pas ne pas avoir pris connaissance du livre de Rifa’a Tahtawi : « Takhlis el ibriz fi talqis bariss »,un ouvrage documentaire sur Paris édité au Caire en 1834, qui a constitué une grande première dans le monde arabo-islamique et a servi de véritable répertoire pour les réformes en Egypte.

Par conséquent, c’est en homme instruit et averti des transformations révolutionnaires et des progrès qui en découlaient à son époque que l’Emir Abdelkader prend des positions tantôt polémiques tantôt apologétiques parfois vivement critiques sur les nouvelles conceptions du monde.

Concernant les institutions politiques :

L’Emir n’évoque nulle part, en tout cas pas de manière formelle, les théories novatrices et séculières d’un Rousseau, d’un Montesquieu ou d’un Voltaire. Il ne semble pas s’être particulièrement penché sur la nature des institutions politiques qui se mettaient en place en Europe, et pas davantage sur leur fonctionnement.

Il nous livre cependant son point de vue sur quelques éléments de philosophie politique relatifs à la société, au pouvoir, à la gestion des affaires de l’Etat, à l’autorité suprême, que ne renieraient pas les penseurs de la modernité européenne du 18e siècle. Ainsi par exemple ; « l’homme est un être sociable par nature...la vie en société génère des conflits individuels qui nécessitent un premier échelon de pouvoir...l’ensemble de ces mini-pouvoirs génèrent à leur tour des conflits à l’échelle des groupes et des catégories économiques et sociales...pour éviter que les gens s’entretuent ou que les plus vulnérables soient marginalisés et abandonnés à leur sort il faut recourir à la connaissance et au savoir, qu’il faut exiger des gestionnaires permanents (fonctionnaires)...le besoin de coordination nécessite des responsabilités hiérarchisées qui aboutissent à l’autorité suprême exerçant la souveraineté. »

On peut ainsi retrouver en filigrane les sujets de réflexion du « siècle des lumières » en quête de rationalisation de la société politique, des fondements du pouvoir...Avec un peu de malice on peut déceler un brin de matérialisme historique tel qu’exposé par K.Marx dans « l’idéologie allemande »1846.

Concernant l’éminence de la fonction politique :

Parmi les « quatre grandes activités de base »- « les plus nobles »-,l’activité politique est considérée comme étant « la plus noble des plus nobles ». Elle se divise en deux branches :la politiques des gouvernants-activités relatives aux conditions externes (sociales dirions-nous) des personnes - ;et la politique des savants -activités relatives au « for-interieur » des gens -à partir de laquelle s’exercent les contre- pouvoirs. Cependant, et en contradiction semble-t-il avec l’approche philosophique précédente, il ajoute que nul ne peut affirmer que son esprit peut se passer de ce qu’ont apporté les Prophètes dans le domaine de la vie pratique ainsi que dans les devoirs du culte rendu à Dieu....Celui qui nie leurs enseignements ou qui les accuse de mensonges, celui-là est dans l’erreur.....Les Prophètes ne sont pas venus pour discuter avec les philosophes, ni pour rejeter les sciences. Ils sont venus pour affirmer, pour rappeler que les sciences ne doivent pas contredire l’affirmation de l’unité de Dieu, que tout ce que contient l’univers est subordonné à la puissance et à la volonté de Dieu.

Ainsi donc l’Emir prend nettement ses distances avec la nouvelle vision « séculariste » du monde selon laquelle les affaires humaines relèvent du domaine exclusif de la raison.

Concernant le savoir :

« La connaissance s’acquiert par l’esprit-aql-...Il est appelé « esprit de spéculation » quand il élabore des concepts après les avoir passés au crible du jugement par la méthode de l’affirmation et de la négation . De lui relèvent les sciences fondamentales ainsi que les sciences religieuses. Il est « esprit d’application pratique » quand il s’exerce à la production des arts(techniques) et à la confection des biens matériels. »

L’émir s’émerveille des progrès réalisés par les savants européens usant de leur « esprit d’application pratique ». Il rappelle à ce propos la recommandation d’un hadith du Prophète -Hadith charif -selon lequel « celui qui met en pratique ce qu’il sait, Dieu lui donnera en héritage la science de ce qu’il ne sait pas » (men ’amila mimma ’alima ouerathahou Allahou ’ilmen maa lem i’alam .) Mais, il déplore que ces mêmes savants n’aient pas eu suffisamment recours à l’esprit de spéculation qui permet d’intégrer la dimension métaphysique de la connaissance, ce qui aurait donné des résultats qualitativement meilleurs.

La parole des Prophètes ne peut et ne doit pas être en contradiction avec la raison. Bien au contraire, elle ne peut que la conduire ce vers quoi elle est incapable de tendre par elle-même. Dans une proposition relevant de la maïeutique, l’auteur de « lettre aux Français », écrit : « si venait me trouver celui qui veut connaître la voie de la vérité, je le conduirai sans peine jusqu’à la voie de la vérité, non en le poussant à adopter mes idées, mais en faisant simplement apparaître la vérité à ses yeux de telle sorte qu’il ne puisse pas ne pas la reconnaître ».

Toujours dans le même esprit, l’Emir souligne que si, ceux qui appellent les gens à l’imitation pure et simple en excluant la participation de la raison, sont des ignorants. Ceux qui par contre se contentent de ce qu’apporte la raison seule, sans recourir à la connaissance de la loi divine, se trouvent également dans l’erreur.

Il ajoute que si la science est neutre en elle même, elle est à condamner lorsque celui qui l’utilise se propose un but qui dépasse celui auquel elle ne peut raisonnablement prétendre. Se trouve ainsi posé la problématique de l’éthique en matière de progrès ,qui est au centre des débats en ce début de 21° siècle.

De la même manière, ceux qui veulent le triomphe de la religion par les moyens qui ne sont pas appropriés, lui font du tort . On peut certes penser avec René Khawam, à Michel Servet condamné au bûcher par l’Eglise à Genève en 1553 pour avoir soutenu la découverte, par un savant musulman, du système circulatoire du sang dans le corps humain ; ou à Galilée, contraint par le Pape Urbain XVIII en 1633 à se rétracter à propos du mouvement de la terre. Mais on peut également songer à la manière dont les mouvements intégristes instrumentalisent l’Islam de nos jours, pour refuser le progrès.

Concernant l’économique et le social

« L’homme est un être sociable par nature,-reprend à son compte l’Emir Abdelkader-, et de son besoin de vivre en société, découle, que toute science est fondamentalement sociale ».

Conformément aux principes islamiques, Dieu n’a créé aucun homme pour qu’il vive dans le dénuement, la subsistance des pauvres devant être légalement assurée par les riches. Un propos de l’Imam Ali, l’exprime clairement : « Dieu ,gloire à Lui, a imposé sur les biens des riches de quoi nourrir les pauvres ;un pauvre n’a donc faim qu’à cause de jouissance excessive d’un riche, et Dieu exalté ,lui en demandera compte. »

...Le prêt sans intérêt est la plus noble des entreprise. L’activité économique est intrinsèquement liée à l’acquisition d’une science...ce qui implique que le parasitisme social et la délinquance sont dus au fait que des gens n’ont pas pu ou n’ont pas voulu acquérir une science pour gagner leur vie et jouer un rôle social en s’intégrant à l’activité économique.

A tous ces éléments qui peuvent faire partie d’une théorie économique moderne au sens contemporain, y compris le crédit au taux zéro dont il est de plus en plus question aujourd’hui, on peut ajouter une typologie des activités humaines que nous propose l’Emir, conforme à la distinction classique des trois secteurs :primaire(activités de base, écrit l’Emir), comprenant ;l’agriculture, le tissage, la construction :secondaire  ;englobant les activités de transformation : tertiaire , concernant les services.

Puis l’étonnante théorie du déterminisme géo-climatique marquant le développement des sociétés humaines et distinguant trois types de communautés :
 

celles qui vivent de part et d’autre de l’équateur, comprend des gens dont le degré de développement intellectuel est le plus faible, les mœurs les plus primitives...

celles qui vivent entre le tropique du Cancer et la latitude située à la verticale de la Grande Ourse, soit approximativement entre le 30° et le 45° degré de latitude Nord ont un esprit développé, le caractère mieux équilibré, des mœurs favorables à la vie en société...

au delà du 45°degré de latitude Nord, vivent des communautés au caractère primitif, à l’entendement difficilement perfectible...
 

On retrouve cette même théorie avec des nuances chez beaucoup d’auteurs : d’Ibn Khaldoun à Hegel en passant par Diderot, Montesquieu, Ficht et Marx.

Concernant les problèmes de société :

L’Emir met en cause des principes fondamentaux de la nouvelle civilisation.

Il estime que l’occident qui a acquis de puissants moyens de domination n’a pas toute la sagesse (celle qui relève du spirituel) pour régenter le monde. Il ne mesure pas nous dit-il , les conséquences de ses décisions qui pourraient bien se retourner contre lui et contre le reste de l’humanité : jugement prémonitoire s’il en fût !

Il préconise que chaque société se doit d’évoluer selon le rythme qui lui est propre, et que le monde ferait bien de régler son pas sur le plus faible de la communauté, et non sur le plus fort comme l’y invite l’occident.

Il semble bien que l’Emir ait parfaitement perçu dès cette époque, les rouages de la civilisation industrielle, entraînée, observe-t-il par la recherche de profits toujours plus élevés, par l’accumulation incessante de capitaux, par la spéculation financière effrénée, par l’application débridée de la science à tout ce qui est de bon rapport. Sur ce dernier point, il aurait pu aussi bien dire, selon la formulation de R.Garaudy,que « tout se passe comme si la civilisation occidentale reposait sur ce postulat implicite :tout ce qui est scientifiquement et techniquement possible est nécessaire et désirable ».

L’Emir note avec intérêt le progrès réalisé par la civilisation naissante et les énormes potentialités que recèle la maîtrise croissante du savoir. Mais il met en garde contre l’atteinte et le mépris des principes divins qui doivent réguler l’activité humaine et gouverner toute forme de vie.

En conclusion, on peut observer qu’au milieu du 19e siècle, soit environ sept siècles après que la pensée arabo-islamique ait cessé de progresser, le niveau de connaissances auquel se situe l’Emir Abdelkader est tout proche de celui des intellectuels du « siècle des lumières ».

Cependant, il est permis de penser que l’Emir ne semble pas avoir bien perçu (pas plus du reste que les savants musulmans de l’époque ou même d’aujourd’hui pour un grand nombre) que la nouvelle civilisation dominante mettait en place une autre configuration intellectuelle, une autre épistémé.

C’est ainsi par exemple, que le progrès matériel est attribué aux chrétiens es-qualité, alors que la nouvelle conception du monde se construisait sur la base de théories philosophiques qui excluaient toute pensée religieuse et toutes références métaphysiques, dans la gestion des affaires terrestres.
 

Notes :

1) termes coraniques pouvant signifier dans le contexte : le bien et le mal
2) impôt religieux faisant partie des cinq fondements de la foi islamique
3) juristes en droit islamique
4) entité politico-religieuse englobant l’ensemble des pays musulmans
5) dans le contexte :combat contre des agresseurs d’un territoire musulman
 

Bibliographie :
 

  • Le Coran

  • R.Khawam : « lettre aux Français » ; Ed :Rahma, Alger.

  • Mahmoud Kacem : « Théorie de la connaissance d’après Averroès et son interprétation chez Thomas d’Aquin ;Ed :SNED.Alger 1978.

  • Pierre Rossi :« Lacitéd’Isis, ou l’histoire vraie des Arabes » ;ENAG édition, Alger

  • Alain de Libéra : « Penser au Moyen Age ;Ed :Seuil.

  • Malek Bennabi : « Le problème des Idées » ;Ed :SEC. Alger.

  • Alain Touraine : « Critique de la modernité » ;Ed :Fayard.

  • Mohamed Arkoun : « Penser l’Islam aujourd’hui » ;Ed :Laphomic/ENAL ,Alger.

  • Rifâ’a Tahtâwî : « L’or de Paris » ;Ed :Sindbad.

  • René Descartes : "Discours de la Méthode"

  • J.J.Rousseau : « Du Contrat Social »

  • Montesquieu : « De l’Esprit des Lois »

  • UNESCO : « Histoire de l’Humanité » T. II et III .Ed :Lafond.



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