« Le devoir d’un honnête homme est d’enseigner aux autres le bien que les iniquités du temps et la malignité des circonstances ont empêché d’accomplir,dans l’espoir que d’autres mieux pourvus et placés dans des circonstances plus favorables seront assez heureux pour le faire. » Cette réflexion bien que de Nicolas Machiavel a été reprise par Malek Bennabi et mise en exergue de son remarquable ouvrage, « les conditions de la renaissance » ;ainsi consacrée en quelque sorte,nous pourrions aussi bien la mettre sous la plume de l’Emir Abdelqader. Est-ce à dire que l’œuvre de l’Emir est restée inachevée ? Assurément !Et il ne pouvait en être autrement. Le niveau d’arriération dans lequel se trouvait le peuple algérien suite aux siècles de décadence,la disproportion des forces en faveur de l’agresseur étaient tels que malgré les aptitudes exceptionnelles de l’homme,son entreprise de réhabilitation de l’état algérien,de redynamisation de la société,de résistance à l’envahisseur n’a pu être menée à son terme. Rappelons brièvement le contexte de l’époque.
D’abord dans ce qu’on appelait Dar el Islam : La Oumma qui avait quasiment cessé de progresser depuis quatre siècles était en pleine décomposition ;les Perses chi’ites,l’Arabie wahabite,l’Egypte de Mohammed Ali,le Maghreb el aqsa,étaient en dissidence par rapport à la sublime Porte ;le reste du Maghreb était livré aux Raïs et à leurs Janissaires ;les dernières structures étatiques endogènes remontaient à l’empire almohade du douzième siècle et seules subsistaient les traditions de tribus plus ou moins hostiles les unes aux autres,plus ou moins manipulées par la Régence d’Alger .
D’une manière générale le Califat ne remplissait plus sa fonction depuis longtemps.Ibn Khaldoun au quatorzième siècle déjà, observait qu’il avait été perverti par les hommes et qu’il s’était transformé en « moulk »dont le fondement était la ruse et la domination. Pour la première fois depuis longtemps des troupes étrangères avaient pu aisément débarquer à Alexandrie.Napoléon,ses troupes et sa brigade de savants,outre le fait qu’ils venaient d’inaugurer le colonialisme moderne,étaient également porteurs de nouveaux équipements,de nouvelles connaissances ,d’une nouvelle conception du monde.Ils venaient enfin, de mettre fin, à la « fin de l’histoire » décrétée par nos Ouléma vers le treizième siècle quand ces derniers brandissaient dans toute sa rigueur, le concept de « bid’âa »,croyant de bonne foi, mettre l’Islam à l’abri des hérésies et des agressions culturelles.
Les universités d’El Azhar,de Zitouna,de Qaraouin ,n’avaient toujours pas d’enseignements des mathématiques ou des sciences exactes dans leurs cursus,et le Dey d’Alger venait de faire prendre une « fetwa »pour autoriser l’usage de bureaux avec chaises. Djamal Eddine El Afghani,ne naîtra qu’en 1839,date à laquelle des réformes politiques et administratives-les Tandhimat-vont être lancées en Turquie. Rifâ’a Tahtaoui-un azharien-venait de rentrer d’une longue mission en France(1826-1831).Il va rapporter ses observations dans un livre intitulé « takhlis el ibriz fi telkhis bariz » ;un ouvrage documentaire sur la manière de vivre des Français,qui, publié au Caire en 1836,constituera une grande première dans le monde arabo-musulman et servira de véritable répertoire pour les réformes en Egypte. Toujours est-il que d’un bout à l’autre de la Oumma,les ténèbres de la décadence commençaient à se dissiper ;les graines du renouveau étaient semées ;le semi de l’Emir Abdelqader attendra le 1er novembre 1954 pour pousser et se développer avec une vigueur qui va secouer le monde. Le contexte dans ce qu’on appelait, Dar el Harb. Contrairement à ce que l’on croyait en terre d’Islam,l’Europe,partie essentielle de Dar el Harb-avait beaucoup changé depuis sa rencontre avec l’Islam au moyen âge .
Dans le domaine de la pensée avant tout ;la philosophie hélléno-musulmane et l’usage méthodique de la raison avaient fait leur œuvre ;des intellectuels initiés par Al Farabi,Avicene (Ibn Sina),Alcazel (El Ghazali),Avéroès (Ibn Rochd),et par bien d’autres savants musulmans ou de culture arabo musulmane,s’affranchissaient de la dogmatique de l’Eglise romaine et des limites qu’elle imposait à l’esprit.Ils construisirent de nouveaux paradigmes fondés sur la sécularisation,la raison critique,l’omnipotence de l’homme « libéré ».Ils appelleront ce mouvement « les lumières » en opposition aux ténèbres dans lesquelles selon eux les traditions religieuses maintenaient les peuples. Des révolutionnaires,aux cris de « ni Dieu ni maîtres »brandirent les principes de ces nouvelles doctrines pour abattre l’ancien régime dans toutes ses composantes,politiques ,morales,éthiques.
Des marchands allaient exploiter les avantages de règles inédites,de techniques nouvelles et de l’esprit de la réforme protestante pour instaurer les fondements du capitalisme libéral et déclancher la révolution industrielle dans le dernier quart du 18°siècle. La révolution française éclatera dix neuf ans avant la naissance d’Abdelqader ibn Mahiedine al Hassani Bonaparte,et sa « Grande Armée »échouaient à convertir les monarchies européennes aux idées de Rousseau et de Montesquieu(idées qui avaient cependant séduit les peuples) au moment où le futur Emir commençait à lire et à écrire. L’Eglise qui avait vu ses prêtres persécutés,ses temples fermés,ses biens spoliés,perdait rapidement son autorité politique et morale sur la société ;son système normatif devenait caduc.Elle continuait cependant à refuser les conceptions sur lesquelles se construisait la nouvelle civilisation.Dans l’une de ses ultimes réactions,le Pape Pie IX,publiera en 1864 le « Syllabus errorum »ou « recueil des quatre vingt erreurs de notre temps » qu’il fit adopter par le concile Vatican I pour s’élever contre le rationalisme moderniste.
C’est en cette époque charnière caractérisée par de profondes ruptures par rapport à des millénaires de traditions,que l’Emir va se former,agir et penser.Il va vivre des situations où la Oumma était partout sur la défensive,où la civilisation arabo islamique était nettement supplantée par une civilisation qui venait de clore son temps de gestation et construisait les fondements politiques,économiques et culturels qui allaient lui assurer une rapide montée en puissance.
Malgré tout,les qualités hors normes d’Abdelqader vont le conduire à jouer un rôle de premier plan dans le conflit de longue durée qui ne pourra pas empêcher en fin de compte le basculement des rapports de force entre les deux systèmes de valeurs. Luttant les armes à la main contre la première armée du monde du moment,celle qui avait mis au pas pour un temps tous les royaumes et empire de l’Europe,il va ,à force d’intelligence,de foi, d’innovations dans les méthodes de combat,mettre longtemps en échec une pléiades de maréchaux,de généraux et autre prince pendant quinze ans. En sa qualité d’homme d’état, il va nouer des relations avec des multiples nations occidentales et émirats orientaux,établir des liaisons épistolaires avec diverses personnalités considérées comme les élites de leurs peuples.Ainsi était-il parfaitement informé de ce qui se passait dans le monde.
Sa riche bibliothèque -dont on connaît le triste sort-le suivait dans ses déplacements tactiques et continuait à nourrir en permanence son esprit insatiable.Ses méditations spirituelles entretenaient son énergie, aiguisaient sa lucidité et consolidaient ses motivations dans le djihad. Après qu’il eut cessé la lutte armée,ses observations et sa réflexion s’orientaient vers d’autres horizons. A travers les murailles du fort Lamalgue,des châteaux de Pau et d’Amboise,où la crainte qu’il inspirait l’avait fait enfermer en violation de la parole donnée,il a probablement eu des échos des soubresauts d’agonie de « l’ancien régime » et de l’accouchement difficile de la démocratie en France.
Après sa libération,on lui a fait visiter ostensiblement,de grandes réalisations architecturales comme le château de Versailles,de grands temples comme la cathédrale « Notre Dame » et l’Eglise de la « Madeleine »,de hauts lieu du savoir comme la Sorbonne,de grandes entreprises publiques comme l’Imprimerie Nationale .On lui a fait passer en revue de nombreux détachements d’une armée des temps modernes.Il a voyagé dans l’un des premiers trains,et assisté à l’ascension récemment maîtrisée, de ballons dirigeables.
Quand il sera définitivement installé au Moyen Orient,c’est en homme parfaitement instruit des grands événements de son époque,des transformations révolutionnaires,des avancées de la science et de ce qui en découlait comme progrès et comme menaces,que l’émir va léguer à la postérité le meilleur de ses réflexions et de ses méditations. Signalons ici deux ouvrages majeurs particulièrement remarquables : « Kitab el Mawaqif »,somme spirituelle dans le droit fil de la doctrine akbarienne,qui nous permet d’apprécier la maîtrise et la haute élévation dans la pensée mystique de l’auteur. « Dhikrâ lil’aqel wa tenbih lil ghafel »,finement traduit par René Khaouam et publié sous le titre de « lettre aux Français ». Ce dernier livre que l’on peut considérer comme un véritable essai de philosophie politique,a été écrit à l’adresse des intellectuels français ;il a beaucoup dérangé l’intelligentsia et les pouvoirs publics,au point où il a fait l’objet d’une véritable censure.Et pour cause ! Il révélait que l’Emir Abdelqader n’était pas le conducteur de troupeaux que l’imagerie officielle avait essayé d’imposer à l’opinion publique ;il n’était pas cet « Arabe drapé dans sa crasse et son honneur » décrit par Karl Marx qui lui« préférait à tout prendre,le colon avec ses « lumières ».
Il haranguait l’élite française dans le langage de ses propres maîtres ;il citait Platon Aristote et Gallien ;il raisonnait à la manière d’Avéroes,de Thomas d’Aquin et de Thomas Hobbes ;il se réclamait d’un système de valeurs qui fût longtemps la modernité ;il mettait en garde contre les dérives scientistes,positivistes,qui débordaient de l’euphorie rationaliste,et qui aveuglaient plus qu’elles n’éclairaient ;il observe que l’occident qui s’est donné les moyens matériels de régenter le monde, n’a peut-être pas toute la sagesse que donne la dimension spirituelle,pour mesurer les conséquences de ses actes qui pourraient se retourner contre lui ainsi que contre tout le reste de l’humanité.
Jugement exceptionnellement prémonitoire au regard de ce que nous observons aujourd’hui En effet,un siècle et demi plus tard,cette civilisation que des thuriféraires veulent à leur tour faire passer pour la « fin de l’histoire »,ce système de valeurs qui veut aujourd’hui s’imposer au reste du monde par des procédés impérialistes,semblent avoir atteint précocement leur apogée et épuisé leur potentiel de progrès.Ainsi : La science réduite systématiquement à la technologie échappe de plus en plus à la conscience,et se voue au marché,indifférente aux risques qu’elle fait courir à l’intégrité de la planète et de ses espèces vivantes. « L’humanité entraînée par le progrès,se demande si elle ne perd pas son âme,si elle ne la vend pas au diable en acquérant la domination de la nature.(1) La politique écartelée entre l’absolu et le contingent,entre le particulier et le général,entre l’individu et la collectivité,entre les faits et le sens,perd tous repères axiologiques,borne ses finalités au confort matériel et aux plaisirs,recourt souvent aux pratiques démagogiques susceptibles de remporter les élections suivantes.
L’économie est conçue de telle sorte qu’elle s’effondrerait sans une croissance toujours plus élevée ;contrainte à élargir toujours d’avantage le champ de la consommation,elle recourt à la « gadgétisation »,à la production de biens superflus, avec pour conséquences,le gaspillage à grande échelle des ressources et l’épuisement de celles qui ne sont pas renouvelables ;elle se condamne ainsi à l’impasse inéluctable provoquée par la poursuite d’une croissance à l’infini dans un monde fini. Un système de relations internationales où les appétits des puissants,faute de normes universelles absolues,peuvent à tout moment piétiner les acquis de l’humanité et réinstaurer la barbarie antique.On trouve à ce propos,dans la culture occidentale un précédent célèbre qui remonte au cinquième siècle av JC.Thucydide,l’historiographe de l’époque nous rapporte les justifications de l’Athènes démocratique de Périclés pour coloniser l’Ile de Milos convoitée pour ses richesses ;au plaidoyer de Méliens qui en appelaient aux principes même de la cité d’Athènes le « démos »(peuple souverain)fit répondre : ... « quant à nous,nous n’emploierons pas de belles phrases ;nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste... il nous faut de part et d’autre ne pas sortir des limites des choses positives ;nous le savons et vous le savez aussi bien que nous,la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ;dans le cas contraire les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent céder ».(2)
L’emir Abdelqader quant à lui,à l’époque où ce système de valeurs commençait à s’imposer,tenait un tout autre langage.Il en appelait à la fraternité des peuples tout en rappelant que seul le Messie lorsqu’il reviendra fera cesser les divergences entre les hommes.En sa qualité de pôle de la mystique islamique il invite à la quête de vérité par la pratique de l’initiation soufie et de la maïeutique socratique. « Si venait me trouver- écrit-il-celui qui veut connaître la voie de la vérité,pourvu qu’il comprenne d’une façon parfaite ma langue,je le conduirais sans peine jusqu’à la voie de la vérité,non en le poussant à adopter mes idées,mais en faisant simplement apparaître la vérité à ses yeux,de telle sorte qu’il ne puisse pas ne pas la reconnaître. »(3)
Il parlait le langage de la sagesse à un monde qui se construisait sur le scientisme,la lutte des classes,le profit,l’oppression des peuples,les guerres inter-Nations Il se plaçait au plan des valeurs du monothéisme et de ses Livres. « Si les musulmans et les chrétiens avaient voulu me prêter leur attention—disait-il—j’aurais fait cesser leurs querelles :ils seraient devenus intérieurement et extérieurement des frères ».(4) Il en parle au passé,comme s’il déplorait que cela ne soit déjà plus possible,conscient qu’il était qu’un autre système de valeurs se mettait en place ,étranger aux messages des Prophètes,et au doctrines spirituelles. Pourtant la modernité était pour lui dans l’ordre des choses.Il cite en ce sens les paroles du poète : « Dis à celui qui considère ses contemporains comme du néant Et donne la prééminence Aux anciens : Cet Ancien a été un Moderne en son temps et ce Moderne deviendra un jour ancien. »(5) Il ajoute,plus explicite : « il n’est pas impossible,il n’est pas extraordinaire,que Dieu ait gardé en réserve certains bienfaits,qu’il n’a pas accordés à beaucoup parmi les Anciens,pour en gratifier aujourd’hui certains Modernes. »(6)
Certes ;mais à cet égard,la difficulté pour les sociétés musulmanes d’aujourd’hui,mises en demeure par le passé et par le futur,réside dans l’identification des bienfaits compatibles, parmi tous ceux qui sont offerts sur le marché de la mondialisation.Cent cinquante années n’ont pas suffi à faire le tri ;les critères classiques du vrai dans l’ordre philosophique,du juste dans l’ordre social,de l’authenticité des valeurs sont toujours en débat,parfois dans des conditions violentes. .Puissent nos intellectuels,puisant dans l’œuvre d’Ibn Mahiedine ,nous conduire sur des pistes de réflexion,vers des formes inédites d’intégration des apports incontournables de la modernité contemporaine à nos valeurs authentiques intangibles. Hegel pensait qu’un « peuple ne pouvait faire époque qu’une seule fois dans l’histoire ».Il avait tort.
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1) Alain Touraine « Critique de la modernité » ed Fayard.
2) Claude Mossé : « Histoire d’une démocratie :Athène ».Ed du Seuil
3) Abd El Qader : « Lettre aux Français » Ed Rahma :p.164
4) « ibid » :p.164
5) « ibid » :p.194
6) « ibid » :.194
Posté Le : 25/03/2005
Posté par : hichem
Ecrit par : Hadj Habib Hiréche (Fondation Emir Abdelqader - Section d’Oran)
Source : www0oumma.com