La puissance des
foules est la seule force que rien ne menace et dont le prestige ne fasse que
grandir. L'âge où nous entrons sera véritablement l'ère des foules (Gustave Le
Bon : «La Psychologie des Foules,» 1895, Félix Alcan, Paris, p. 15)
Il ne s'agit ni
d'expliquer, ni de justifier, ni même de défendre ou de condamner, les émeutes
qui ont embrasé le pays pendant près d'une semaine, mais seulement de constater
qu'elles ont mis à nu le vide institutionnel auquel le pays a été conduit, peu
à peu et par petites touches, au cours de ces quelques douze dernières années.
Une émeute est, par définition, un phénomène spontané, que rien n'annonce, et
dont les causes directes et immédiatement visibles de son déclenchement peuvent
être aussi anodines qu'un simple accident de voiture, ou aussi dramatiques que
l'immolation par le feu d'un homme désespéré, comme cela s'est passé à Sidi
Bouzidi, en Tunisie.
En elle-même, l'émeute, comme phénomène
social, a les mêmes caractéristiques, qu'elle éclate à la suite d'un match de
sport, ou qu'elle explose à l'occasion d'un accident,d'un acte individuel de
désespoir ou d'une violence policière. Les émeutiers ont le même type de
comportement, que l'émeute ait lieu à Rio ou dans la banlieue de Paris. Parce
que les caractéristiques de l'émeute et des émeutiers ne changent pas selon les
lieux et les circonstances immédiates, on pourrait en déduire que ce seraient
de simples manifestations de l'instinct d'anarchie, du refus de l'autorité
publique, qu'une partie de la population, les jeunes et les marginaux en
particulier, expriment. L'émeute se réduirait, ainsi, à une sorte d'accès de
rage collective, une manifestation de frustration individuelle partagée,
qu'expliquerait cette partie antisociale réprimée de la personnalité individuelle,
et exposant le soubassement profond de la conscience primitive qui court en
chacun de nous.
Une riposte
universelle et uniformisée au phénomène de l'émeute ?
Ainsi, et selon
cette perspective, il n'y aurait aucune différence entre les hooligans anglais,
et les émeutiers tunisiens. La solution au phénomène de l'émeute ressortirait
de mesures correctives touchant chacun des individus ayant participé à ce type
d'action collective : mesures pénales, mesures psychologiques, mesures
sociales, éventuellement, et à titre accessoire. Ce type d'analyse rassurerait
certainement les autorités publiques, en plaçant l'action de restreinte au seul
niveau des participants à l'émeute, et en évacuant les causes profondes, de
caractère politique, économique et social, qui dans nombre de cas, mettent
directement en ligne la responsabilité des ces autorités.
Cette analyse aboutit à faire de l'émeute un
phénomène passager, sans signification globale au-delà des caractéristiques
sociales et culturelles propres aux émeutiers, phénomène marginal et limité,
dont l'occurrence serait rare, si ce n'est exceptionnelle.
Il y a une tendance générale, chez les
autorités publiques, dans tous les pays du monde, à tenter de minimiser la
signification politique de l'émeute, et à la présenter comme indicatrice d'un
effondrement de l'ordre légal limité aux couches les plus marginales ou les
moins intégrées de la société, et dont la répression ressortit du « nettoyage
au karcher, » suivant l'expression imagé d'un chef d'Etat étranger.
Mais, les causes profondes de l'émeute, qui
lui donnent son caractère habituel de violence collective désorganisée, vont
au-delà du fait qui déclenche l'éruption et des évènements qui la caractérisent
: pillages, attaques contre les personnes, incendies de biens publics et
privés, destructions de voitures, etc. , tous ressortissant exclusivement, et à
juste titre, des institutions de maintien de l'ordre et de répression
judiciaire.
L'aveuglement
politique: une approche irresponsable
On ne peut pas
réduire le phénomène à un simple accès de colère et de frustration, partagé par
un groupe limité de personnes, et qui s'exprime par le saccage des biens
publics et privés, l'agression non motivée des individus, et tous les actes de
violence criminelle qui accompagne un tel mouvement de foules. Pour le cas de
l'Algérie, comme de la Tunisie, d'ailleurs- et l'évolution des évènements dans
ce pays en donne la preuve formelle- adopter cette analyse est non seulement
faire preuve de mauvaise foi- qui apparait la chose la mieux partagée du monde
dans le système actuel- mais également fausse route et constitue une attitude
politique irresponsable et lâche.
L'aveuglement
politique n'a jamais rien auguré de bon pour l'avenir
Et, coïncidence
malheureuse, notre pays a connu nombre d'exemples d'évaluations erronées des
manifestations spontanées de violence collective : les événements qui ont mené
au déclenchement de la Guerre de Libération nationale, tout comme les émeutes
d'octobre 1988, ont, malgré les immenses différences entre les systèmes
politiques en place, donné lieu à des analyses et des actions des autorités
publiques quasi-similaires.
On se souvient de
la fameuse qualification de « simples chahuts de gamins,» collée à un évènement
qui devait jouer un rôle crucial dans l'évolution politique, économique et
sociale du pays.
Les institutions
officielles: une Bâtisse en papier mâché
Refuser de placer
les dernières émeutes dans le contexte du système institutionnel actuel, qui a
abouti à l'avènement d'un pouvoir politique qui, non seulement, a effacé la
distinction entre les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, mais
a réduit tout cet ensemble institutionnel hiérarchisé et dont les attributions
sont fixées par la Constitution et des lois spécifiques, à une sorte de grosse
boule en papier mâché qui ne roule que sur décision et sur coup de doigt d'une
seule personne.
Au dessous de ce personnage, le vide
intentionnel le plus total règne. Tout a été fait pour délégitimer les pouvoirs
assis sur la Constitution, au profit d'une seule personne qui décide de tout et
de rien, et dont les actes échappent à tout contrôle institutionnel
indépendant.
Le paradoxe est que cette personne
omnipuissante et omniprésente s'est, dans le contexte actuel, placée «au dessus
de la mêlée,» comme si les problèmes que vivent le pays n'étaient pas de son
ressort, et comme si elle considérait que les émeutes actuelles ne reflètent
pas le malaise profond que traverse le pays, et dont les causes se trouvent
dans la politique institutionnelle, économique et sociale qu'elle a mise en
Å“uvre, et qui porte son nom.
Aussi, les émeutes , suivies par le phénomène
dramatique d'immolation publique par le feu, et qu'a précédé le phénomène de «
boat people » qui touche tous les âges et tous les sexes, peuvent-elles être
considérées comme une sorte d'institution politique qui remplace la hiérarchie
des institutions « représentatives » qui ont été , de facto, dissoutes, bien
que, dans les apparences, elles fonctionnent, allant même, comble du ridicule
et du mépris, jusqu'à « renouveler leurs instances, » qui , par définition, ne
servent à rien d'autre qu'à permettre à leurs titulaires de garder leurs
prébendes ou de les accroître. Ce détachement «majestueux» , «cynique» et
«méprisant » «(et « méprisable» pourrait-on légitimement ajouter) voulu, de
toutes les institutions officielles, y compris les partis du «PAP» (Partis de
l'Alliance Présidentielle), manifesté à l'égard des émeutes, prouve-
contrairement à ce que ces hommes politiques veulent démontrer par leur indifférence
feinte- que l'émeute est devenu un substitut aux institutions de partage de la
rente que sont les «organes représentatifs du peuple».
Face au vide
institutionnel, l'émeute : une Institution légitime de représentation populaire
Le pouvoir
populaire est passé, en fait, de ces coquilles vides, de ces bâtisses en papier
mâché, aux émeutiers. Et les preuves ne manquent pas de la reconnaissance
officielle de l'émeute comme pouvoir institutionnel. Ce ne sont pas les
avertissements qui ont manqué de la part des élites indépendantes du pays,
d'une explosion populaire imminente.
Cette explosion de rage, si condamnables que
soient les exactions qui ont été commises par ceux qui y ont pris par, a été
causée tant par l'emmurement dans lequel le peuple algérien est enclos, que par
l'emmuraillement des autorités publiques, qui se sont entourées d'un mur, plus
impénétrable que la fameuse muraille de Chine, et mieux insonorisé que le
meilleur studio d'enregistrement sonore, comme par les décisions de plus en plus
incohérentes , et de plus en plus imprévisibles dont les conséquences
économiques et sociales sont de plus en plus difficiles à supporter par une
majorité d'Algériens. Le paradoxe, c'est que le pouvoir absolu a abouti à
mettre les autorités publiques sous état de siège : elles n'acceptent d'autre
dialogue qu'avec la foule en rage, et ne veulent d'autre interaction avec
l'opinion publique, que par l'intermédiaire des forces de sécurité et de la
justice pénale.
La rue, les commissariats de police, et les
cours de justice sont devenus les seuls endroits où les autorités publiques
prêtent, sérieusement, l'oreille aux vues de l'opinion publique algérienne.
Tout autre conduit, quelle qu'en soit la forme, pacifique, civilisée et
réfléchie, est simplement considéré par les autorités publiques comme bavardage
inconséquent et babillage léger. Ainsi, a-t-on vu toute la machine officielle
se mettre brusquement en marche, bien que jusqu'à présent, le détenteur du
pouvoir absolu dans le pays ait jugé qu'il était au dessous de sa personne
d'intervenir dans des affaires aussi triviales que l'extension de la misère,
l'inflation galopante, l'effondrement annoncé et programmé de la classe
moyenne, garante de la stabilité politique et sociale du pays.
Ni effet domino,
ni contagion
L'Algérie n'est
effectivement pas la Tunisie, et chaque pays a ses problèmes. On parle de
contagion, d'effet domino. Ni l'un, ni l'autre de ces mots ne conviennent.
L'explosion en Algérie n'a pas les mêmes causes profondes qu'en Tunisie, qui
avait un système politique cohérent de la base au sommet, système tournant
autour d'un homme et de sa proche famille, appuyé par un parti-administration,
du même type que certains « idéologues » voulaient adopter en Algérie par la
création et le maintien d'un parti-minute, dont le sigle se rapproche, à une
consonne prête,- indiquant le rejet de tout système constitutionnel établi, et
ce n'est pas pure coïncidence, -de celui du Rassemblement Constitutionnel
Démocratique(RCD) Tunisien. Le chef de l'Etat de ce pays n'a pas tenté
d'utiliser, comme coupe-feux, son Premier ministre ou ses ministres.
Il a voulu,
lui-même, prendre le risque de mesurer sa légitimité en s'adressant à son
peuple trois fois au cours d'un mois.
Les réactions de
la population tunisienne à ses appels au calme et à ses promesses ayant
clairement démontré qu'il ne jouissait plus de la légitimité lui permettant de
garder son poste suprême, lui-même, son entourage, et l'institution militaire
tunisienne, qui a fait preuve d'une grande maturité politique dans les
circonstances, en ont tiré les conséquences.
Ce que l'on
constate c'est que le chef d'Etat algérien, dont pourtant le rejet de sa
politique s'est manifestée de manière collective et massive, a décidé de
transformer tout le problème en une simple problématique de réglementation
commerciale, de circuits de distribution et de marges bénéficiaires, évacuant
tout simplement, la signification profonde des émeutes, tout en reconnaissant
la légitimité de l'action des émeutiers, et en élevant l'émeute au niveau d'une
institution représentant, non seulement ceux qui y prirent part, mais également
une majorité de l'opinion algérienne.
En conclusion
1) Considérées
comme phénomène collectif spontané de manifestations de violences collectives,
les émeutes se ressemblent quelque que soient les causes immédiates de leur
déclenchement ;
2) Les autorités
publiques, de manière générale, analysent ces manifestations comme reflétant
une colère passagère instinctive caractérisant une fraction marginale et
limitée de la population, et dont le traitement ressortit de méthodes
directement orientées vers cette minorité ;
3) Ainsi, le
traitement de l'émeute ressortirait du « nettoyage au karcher » selon
l'expression imagée d'un chef d'Etat étranger ;
4) Pour bien
saisir le sens et la portée des émeutes, on doit, cependant, les placer dans le
contexte plus vaste de la société et du système politique où elles se sont déclenchées
;
5) Une analyse
superficielle du phénomène, en particulier s'il est généralisé à travers tout
un territoire national, est dangereuse pour les autorités publiques qui
l'adoptent ;
6) Tout un chacun
connaît la fameuse phrase «un chahut de gamins » par laquelle ont été
qualifiées les émeutes d'octobre 1988 dont les conséquences profondes tant sur
les plans économique que social ou politique ne sont plus à prouver, car elles
sont inscrites dans le paysage national ;
7) Les émeutes
qui ont eu lieu récemment viennent prouver non seulement le vide institutionnel
et politique qui s'est créé au fil des années depuis plus de dix ans, et au
profit d'une seule personne, mais également le rejet des politiques
unilatéralement décidées par cette personne dans les domaines tant économiques
que sociaux, et qui ont abouti à l'inflation, le chômage pérenne,
l'effondrement de la classe moyenne, et la montée en puissance d'une classe de
super-riches monopolistes, ayant accès illimité à la rente et aux réserves de
changes du pays ;
8) Il n'est
besoin ni d'effet domino, ni de contagion, pour expliquer ou justifier ou
projeter les changements profonds que doit connaître l'Algérie pour éviter de
tomber dans une crise encore plus dévastatrice que celle que les émeutes récentes
a mise à jour ;
9) Ce que l'on
constate, c'est qu'en Tunisie, le chef de l'Etat a assumé jusqu'à ses
conséquences ultimes le choix du régime politique qu'il a mis en place, et a
mis en jeu sa légitimité, qui une fois battue en brèche, l'a amené à abandonner
le pouvoir ;
10) En Algérie,
le plus haut responsable du pays a pris un autre chemin, en totale opposition
avec la ligne idéologique et les principes du système politique qu'il a mis en
place ;
11) Il n'en reste
pas moins qu'il a reconnu le vide institutionnel qu'il a créé, en accédant aux
pressions de la rue, et aux diktats de l'émeute, transformée en une institution
légitime et quasi-légale, plus effective et plus efficace que toutes les
revendications et les analyses de l'élite du pays ;
12) Il y a une
volonté politique, délibérée et réfléchie, au plus haut niveau de l'Etat de
transformer les problèmes de fond soulevés par les émeutiers en simple
problématique de circuits de distribution, de marges bénéficiaires et de lutte
contre des monopoles, qui se sont constitués au vu et au su de tout le monde et
avec l'argent des contribuables comme des déposants et du Trésor algérien.
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Posté Le : 20/01/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mourad Benachenhou
Source : www.lequotidien-oran.com