Publié le 10.04.2023 dans le quotidien Le Soir d’Algérie
Par Rédha Younes Bouacida(*)
On constate, au cours du temps, une divergence progressive entre les trajectoires des économies en développement. Quelques pays, principalement en Afrique et en Asie du Sud, les pays les moins avancés (PMA), éprouvent toujours de grandes difficultés pour assurer des conditions d’existence décentes à leur population. D’autres, à revenus intermédiaires, connaissent des améliorations contrastées, avec un développement quelquefois lent et dans la plupart des cas instable. En somme, il existe peu de pays, essentiellement du Sud-Est asiatique, qui ont réussi à connaître un développement rapide, continu et pu sortir durablement du sous-développement. En effet, la Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong Kong (autrefois appelés les quatre dragons asiatiques), souvent désignés comme les Nouveaux pays industrialisés (NPI) de la première génération, ne sont plus considérés comme des Pays en développement (PED). Le décollage économique spectaculaire (à quelques chocs près) de ces pays à partir des années 1960, pourtant partis de niveaux de revenus extrêmement bas (par exemple, la Corée du Sud était plus pauvre que le Ghana ou le Tchad ainsi que de nombreux pays d’Afrique), leur a permis d’être considérés, au début des années 1980, comme des économies émergentes, et, à partir de la fin des années 1990, comme des économies développées à part entière. L’expérience de ces pays a fait voler en éclats la dichotomie Nord-Sud. Le tiers-monde «n’est pas dans l’impasse», comme le prédisait l’économiste Paul Bairoch en 1971 (cet auteur démontrait dans un ouvrage le caractère spécifique et dramatique des problèmes auxquels le tiers-monde, globalement, se trouve confronté pour pouvoir rattraper les pays développés : tiers-monde dépassé par un développement démographique, d’une part, et, d’autre part, son incapacité à suivre le progrès technologique).
Les quatre pays du Sud-Est asiatique dont nous parlons, démunis, certains, d’espaces et tous de ressources naturelles, ont pu sortir de la pauvreté grâce à l’impressionnante dynamique de croissance de leurs économies, qui trouve son origine dans le développement continu (quantitatif et qualitatif) du secteur industriel et l’orientation à l’exportation. Leur expérience, largement étudiée et analysée depuis le fameux rapport de la Banque mondiale de 1993, «The East Asian Miracle : Economic Growth and Public Policy», fait figure de modèle, suivi par l’émergence d’une nouvelle génération telle que la Malaisie, l’Indonésie, la Thaïlande, les Philippines, le Vietnam (appelés les tigres), mais aussi la Chine, l’Inde et le Brésil pour ne citer qu’eux. Cependant, les pays qui sont dotés de ressources naturelles abondantes sont restés en général des pays sous-développés, à tel point que l’on a pu parler de phénomène qu'on a baptisé la «malédiction des ressources naturelles».
Le terme d’«économie émergente» ou pays dit «émergent» est né dans les années 1980. On attribue à l’économiste Van Agtmael la première utilisation de l'expression de «marchés émergents», qu’il a utilisée en 1981 pour parler des PED offrant des opportunités pour les investisseurs et en phase de développement avancée (pays du Sud-Est asiatique). Ce terme est repris ensuite par les institutions internationales pour désigner les pays où l’industrialisation est particulièrement rapide : c’est la naissance du concept de l’«émergence économique». En dépit des différences qui existent dans la définition de l’émergence économique, on retrouve dans ce concept trois éléments importants selon la définition du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII, 1996) : - (1) un niveau de revenu inférieur à la moyenne des pays développés ; - (2) une croissance économique soutenue et rapide accompagnée d’une intégration croissante à l’économie mondiale (sur une période relativement longue), et (3) une attraction exercée sur les Investissements directs étrangers (IDE). Associée à ces trois éléments, l’émergence désigne une capacité de concurrence de l’économie, et de fait, une dynamique vers le développement économique. À ce stade, il y a une amélioration du niveau de vie des populations d’une nation, qui se traduit par une hausse des indicateurs de développement humain et un accroissement de la richesse. L’émergence économique est constamment utilisée pour indiquer des exemples en matière de performance économique réalisée par des PED (principalement les pays du Sud-Est asiatique), et désigner ainsi les nouvelles grandes puissances économiques à l’échelle mondiale. En somme, le phénomène de l’émergence jouit d’une grande popularité à cause des potentialités qu’il recèle. Le Nigeria ou le Kenya, parmi bien d’autres, se qualifient volontiers de pays émergents. Cependant, un certain nombre de règles ou de conditions doivent être réunies pour le phénomène de l’émergence.
développeur», il faut retenir ici le rôle de l’État qui a pour caractéristique une forte intervention dans l’économie, avec des institutions considérées comme des piliers à l’encadrement du dynamisme de marché ainsi qu’une forte sollicitation des entreprises privées afin de servir avant tout les intérêts de l’économie nationale. L’efficacité de la politique industrielle via un «État développeur», comme le souligne l’économiste Kuznets (1988), a permis l’accélération de l’industrialisation des pays du Sud-Est asiatique. L’analyse des trajectoires de développement des pays asiatiques, avec le Japon comme initiateur après la Seconde Guerre mondiale, puis les quatre dragons, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, a rompu le paradigme de développement promu par le consensus de Washington associé au néolibéralisme où aucune intervention de l’État sur le marché n’était souhaitée. En effet, parmi les clés de la réussite de ces pays, il y a les politiques de développement dites «État développeur » (Capitalist Development State) ou État dit «développementiste». Ce modèle d’État était le pivot de leur stratégie de rattrapage économique. Le succès économique de l’État développeur a encouragé d’autres pays asiatiques, notamment la Chine et des pays de l’Amérique latine, à suivre ce modèle de développement. Sans revenir longuement sur la définition de la notion de l’«État.
Le modèle de développement économique des pays asiatiques cités précédemment correspond à une théorie dite du «Vol d’oies sauvages». Cette théorie décrite par l’économiste Akamatsu en 1937 s’appuie sur l’exemple du Japon. Elle fut ensuite complétée par l’économiste Shinohara en 1982 pour illustrer le processus de développement industriel dans ces pays. Ainsi, un pays initie le processus d’industrialisation sur un produit à faible valeur ajoutée, il en devient exportateur, puis finit par abandonner cette production pour un produit à plus haute valeur ajoutée. Un autre pays va alors reprendre le même type de production et entamer son propre processus d’industrialisation, et de fait, les pays se développent les uns après les autres. Ainsi, on observe quatre phases : (1) le pays en développement importe de l’énergie et des produits manufacturés des pays industrialisés. (2) Il substitue la production nationale aux importations (des biens de consommation ensuite des biens d’équipements) tout en protégeant l’industrie nationale (par exemple par des barrières tarifaires). (3) Le pays exporte vers les marchés extérieurs les excédents commerciaux. (4) Il y a une délocalisation de la production de biens à faible intensité technologique et une orientation vers les activités à haute valeur technologique. À l’arrivée, le pays devient une puissance économique internationale.
Ce processus de développement rend compte de l’émergence successive de nombreux pays asiatiques, le Japon a été à l’origine de ce processus, qui s’est étendu ensuite aux quatre dragons asiatiques. Le miracle asiatique s’est construit sur une industrialisation tournée vers l’exportation et sur une désindustrialisation occidentale.
Les IDE dans le secteur manufacturier et dans les services ont joué un rôle de premier plan dans la croissance rapide des pays du Sud-Est asiatique. Les entrées de capitaux importants en provenance du Japon puis des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont favorisé la sous-traitance entre les entreprises étrangères et les sociétés locales, ce qui a permis la diversification et le développement du secteur industriel. Ces pays ont réussi ensuite à s’intégrer dans les chaînes de valeur mondiales, et la remontée dans les filières à forte valeur ajoutée pour promouvoir un appareil productif très compétitif à la faveur de politiques industrielles très construites. L’attraction de l’investissement étranger a favorisé aussi le transfert de technologies, la diffusion des savoirs par les liaisons verticales avec des entreprises sous-traitantes, la formation d’un personnel local qualifié et la construction de capacités d’apprentissage et technologiques au sein des entreprises.
Un retour sur les expériences des quatre dragons asiatiques nous rappelle que ces pays ont eu des régularités dans les stratégies qui ont construit leur modèle de développement. La stratégie de la remontée dans les filières de production était liée aux efforts d’investissements matériels, associée aux opportunités de l’ouverture de l’économie. En effet, ils ont commencé au début à développer une industrie de substitution aux importations. Ensuite, ils ont investi dans l’industrie légère (particulièrement le textile), destinée à l’exportation. Et les gains en devise réalisés ont été investis dans l’industrie lourde (sidérurgie, constructions navales, pétrochimie, etc.), ensuite dans l’industrie d’équipement (construction automobile, électronique grand public, etc.). Cela leur a permis au début de satisfaire le marché intérieur, ensuite le développement des exportations. Ces pays ont également réussi à valoriser les grandes entreprises conglomérales (avec un fort soutien de l’État) pour tirer leur croissance économique vers le haut. En Corée du Sud par exemple, les Chaebol, comme Hyundai, Samsung ou Lucky-Goldstar (LG), ont été créés avec des investissements publics puis revendus au secteur privé.
En arrière plan, l’émergence économique des pays du Sud-Est asiatique était associée aux investissements immatériels (éducation, formation professionnelle, activités de recherche, etc.).
Cela a permis le développement de compétences et de capacités. Ces dernières ont permis de produire et de maîtriser des produits et des processus productifs de complexité croissante. Ces compétences et capacités consistent en personnes qualifiées pour le développement et l’absorption des savoirs tacites en connaissance incorporée, en particulier dans les biens de production, et en connaissance non incorporée, le plus souvent de caractère formel.
À ce titre, les capacités et les savoirs peuvent être construits localement ou importés de l’extérieur. Les deux modalités coexistent en proportions variables dans toutes les économies comme dans toutes les entreprises. Dans les PED en retard sur le plan scientifique et technologique, la partie d’origine externe (l’absorption de connaissances externes) est clairement dominante à cause de la faiblesse du niveau des compétences humaines et des efforts en matière de Recherche & Développement (R&D) qui limitent l’augmentation du stock de connaissances.
En effet, les compétences scientifiques et technologiques sont devenues indispensables pour la croissance et le développement. Dès lors, la construction de compétences et capacités constitue l’un des éléments majeurs et décisifs pour les performances économiques, à la fois les performances des entreprises et les performances macroéconomiques.
Cette tendance est liée au rôle du développement de l’économie de la connaissance, où les institutions et les organisations en faveur de l’éducation et de la formation de compétences, le financement de la R&D, la réglementation et les régimes de propriété intellectuelle constituent des éléments stratégiques pour promouvoir les activités de l’innovation et créer de la richesse. Ceci a affecté les domaines d’intervention des pouvoirs publics au sein des pays et le besoin d’instaurer des politiques d’innovation pour la construction d’une économie fondée sur la connaissance.
Au plan micro-économique, ces bouleversements ont concerné également les entreprises et leur mode de fonctionnement, avec le développement d’entreprises innovantes pour la compétitivité économique.
Ainsi, l’émergence économique est liée à l’amélioration des compétences de la main-d’œuvre, à la production et la diffusion des connaissances dans les entreprises et dans l’économie en général, à la reproduction des pratiques efficaces, enfin, à l’amélioration de la qualité des produits et les processus de production. Comme l’expliquent les économistes Haudeville et Younes Bouacida (2015), «leur mise en œuvre nécessite des capitaux importants destinés à l’investissement, à la formation, à la recherche. Ils résultent d’un véritable processus d’investissement, au même titre que celui qui permet la mise en valeur des ressources naturelles. Seul l’objet est différent. Dans un cas, il s’agit de mise en valeur de ressources naturelles, dans l’autre, la mise en valeur des capacités humaines».
L’émergence économique est liée également à la culture de développement et les valeurs collectives au sein de la société. En effet, il semble désormais dans les PED de plus en plus clair que le développement ne dépend plus uniquement de paramètres économiques ou politiques, mais aussi des valeurs collectives et de la culture de développement de la population et de la société en général. L’expérience des pays asiatiques qui ont pu sortir durablement du sous-développement a montré qu’ils n’ont pu arriver à ce résultat qu’avec la seule capacité de travail de leur population. En effet, ces populations étaient disciplinées et animées d’un sens de l’intérêt national.
Les traits culturels de ces sociétés étaient l’optimisme envers l’avenir et l’enthousiasme pour le développement. Comme le souligne l’économiste Casson (1993), les valeurs collectives influent aussi sur les performances économiques d’une société parce qu’elles créent une cohésion morale.
Cela suppose donc le travail, le sérieux dans le travail, le respect de la dignité de la personne humaine qui permet une plus grande harmonie dans la société, et enfin le respect des lois et des règles en vigueur et l’action pour l’intérêt général.
En définitive, l’émergence est considérée comme une étape essentielle dans la trajectoire qui conduit un pays en développement vers le développement économique. L’exemple des pays du Sud-Est asiatique dans un passé récent, de la Chine aujourd’hui, illustre, à juste titre, ce phénomène.
Ces pays ont su adapter les variables formation de compétences et capacités, innovation et progrès à leur contexte et réussi à assurer une bonne gouvernance et une bonne qualité des institutions. Favorisés par la culture de développement et les valeurs collectives de leur population et l’ensemble de la société, ils ont pu remonter sur quelques décennies le chemin qui les séparait des frontières technologiques et s’y positionner durablement au même titre que les pays développés.
Ces exemples permettent ainsi de dégager des règles universellement valables pour passer du sous-développement au développement. Mais le «basculement» dans un nouveau mode de croissance fondé sur une économie diversifiée et solide repose sur les décisions publiques et sur la capacité des individus et des entreprises à s’approprier de nouvelles règles de fonctionnement du système économique.
En comparaison avec d’autres pays en développement, l’Algérie est assez favorisée en ce qui concerne les pré-conditions de l’émergence économique. Avec des ressources naturelles abondantes, des ressources financières, une population jeune, un formidable réservoir de ressources humaines et de bon marché, une élite bien formée, des infrastructures récentes, la proximité du marché européen, l’Algérie fait partie du groupe de pays à revenu intermédiaire qui peuvent être considérés comme étant des candidats potentiels sérieux sur la voie de l’émergence.
R. Y. B.
(*) Docteur en sciences économiques d’Aix Marseille Université, France. Professeur des Universités, Skikda, adhérent au Réseau de recherche sur l'innovation (RRI/France) et Association Tiers Monde (ATM, France).
Bibliographie :
Bairoch, P., 1971, Le tiers-monde dans l'impasse, Éditions Gallimard, 3e éd. 1992.
Banque mondiale, 2016, «Gouvernance – Vue d'ensemble», in http://www.banquemondiale.org/fr/.
Casson, M., 1993, «Cultural Determinants of Economic Performance», Journal of Comparative Economics, n° 17, 418-442.
Kuznets, P., 1988, An East Asian model of economic development: Japan, Taiwan and South Korea, Economic Development and Cultural Change, n° 36,.11-43.
Younes Bouacida, R., Haudeville, B., 2015, «Développement de l’économie de la connaissance et inflexion du modèle de croissance», revue El Bahit, 15, 101-113.
North, D. C., 1990, Institutions, Institutional Change, and Economic Performance, Cambridge University Press, Cambridge.
PUBLIÉ 10-04-2023, 11:00
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Posté Le : 10/04/2023
Posté par : rachids