La crise profonde
de la société, la déliquescence des institutions, la fabrication des «
représentants » de la population par les pouvoirs traduisent aussi l'échec des
conseillers du prince. Ceux-ci ont, de façon dominante, privilégié la logique
de l'allégeance et la mise en retrait du savoir au profit du pouvoir et des avantages
multiples. Rappelons que, depuis la colonisation, la liberté de penser n'a
jamais été un élément ayant intégré le mode de fonctionnement des institutions
politiques. La socialisation de l'intellectuel organique ne s'opère pas dans un
espace de réflexion sur les pulsions de la société ; mais doit surtout
permettre d'assurer la reproduction du système politique.
La production « intellectuelle » de l'élite
du pouvoir est appauvrie, simpliste et moralisante, occultant les conflits
ouverts et larvés au cÅ“ur de la société, pour s'inscrire dans un discours
populiste qui dit vouloir le « bien » des personnes, mais sans jamais les
écouter profondément pour capter profondément leurs attentes et leurs multiples
contraintes. Le savoir n'est d'aucune utilité dans un système fermé et arrimé à
la rente, laissant le soin à ses auxiliaires d'assurer le rôle de « pompier »
dépassés par les évènements, se limitant à justifier leurs activités par la
mise en scène de chiffres dont on ignore pourtant la façon dont ils ont été
fabriqués.
Le clerc est d'abord au service du clan à
l'origine de sa cooptation. Il est contraint, qu'il le veuille ou non, de
privilégier une posture de dépendance mais aussi de connivence en participant
au mépris institutionnalisé et distant à l'égard d'une société dont la majorité
des agents n'a plus la possibilité de donner sens à sa vie quotidienne, rêvant
pour certains d'entre eux d'un ailleurs plus serein. Une société n'est jamais
une cruche vide manipulable à merci. Celle-ci est travaillée en profondeur par
les pratiques quotidiennes, les multiples résistances, la production de
l'indifférence liée aux interprétations des agents sociaux sur le
fonctionnement des institutions. Or, il faut bien convenir que le système
politique et ses différents clercs ont été incapables de produire des réponses
convaincantes sur les émeutes présentes. Le discours ne varie pas depuis de
longues années. Il est focalisé encore et toujours sur l'infantilisation de la
société, l'enrobant dans un paternalisme et un moralisme douteux qui permet
d'occulter la dimension politique de l'émeute répétée. Celle-ci ne se réduit
jamais à l'aspect explicite qui est celui de la cherté de la vie. Pour
l'observateur attentif, la colère collective et le mouvement de foule qui caractérise
l'émeute, même si elle ne s'accompagne pas de revendications explicites, n'en
est pas moins une forme d'expression politique, « attaquant » de façon
détournée le mode de fonctionnement du pouvoir. Ici, la pierre remplace la
parole interdite.
Le clerc organique fait toujours référence «
au droit de réserve », seul moyen de donner une visibilité à son pouvoir, en
raison de son illégitimité et de sa cooptation. Il évoque la manipulation des
jeunes. Or la grande erreur des clercs est de considérer les jeunes, comme
étant à la marge de la société, occultant le fait important que celle-ci est
incorporée dans leurs corps. Ils la connaissent beaucoup mieux que l'élite du
pouvoir habituée aux salons pompeux. Ce sont plutôt les clercs qui sont en
rupture avec la société. Il faudrait un jour appréhender précisément cette
notion de manipulation ; elle a bel et bien une histoire en Algérie, mise en
Å“uvre par les différents pouvoirs qui se sont succédé (mise à disposition de
bus et des moyens pour permettre au « peuple » d'assister aux manifestations de
soutien au pouvoir, fabrication d'élections sur mesure, soutien financier
sélectif aux organisations et aux associations proches du pouvoir, financement
démesuré des medias sans consistance intellectuelle, mais qui reproduisent avec
volupté le discours du prince, etc.). Il importe alors d'inverser la théorie du
complot qui est plutôt au cÅ“ur du fonctionnement du système politique.
Si l'émeute est radicale, répétée et souvent
imprévisible quant à sa durée et à son ampleur, il faut chercher les raisons,
non pas dans l'étiquetage moral du «délinquant », d'ailleurs produit
socialement, mais plus profondément dans l'absence de toute dignité humaine et
de reconnaissance sociale et politique d'une catégorie de jeunes contraints de
crier leur désarroi et leurs frustrations. Ils ne se perçoivent pas comme des
citoyens libres et égaux (« Je suis rien dans cette société ») en comparaison à
« d'autres » personnes parties à l'étranger grâce à leurs soutiens
relationnels, sans risquer leur vie. La racine du mal réside dans les rapports
sociaux profondément inégaux et injustes produits par les différents régimes
politiques qui se sont succédé depuis cinquante ans, avec la complicité des
clercs qui ont accepté de mettre en touche leurs savoirs et leur autonomie, au
profit de privilèges importants.
*Sociologue
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 20/01/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mohamed Mebtoul*
Source : www.lequotidien-oran.com