: Comment avez-vous accueilli la nouvelle de l'ouverture des archives décidée par le président Macron'Cedric Villani: L'annonce du chef de l'Etat va dans le bon sens. Les procédures d'accès aux archives classifiées de plus de 50 ans vont être facilitées: cette décision concorde avec une proposition de Benjamin Stora, dans son rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie. J'espère que cela simplifiera le travail des chercheurs et des chercheuses qui étudient cette histoire commune entre la France et l'Algérie. Néanmoins, après avoir échangé avec des archivistes et universitaires sur ces annonces, je me suis rendu compte que certains points restent en suspens.
D'abord, la mesure annoncée par le président ne concerne apparemment que les Archives diplomatiques et le Service historique de la Défense: qu'en sera-t-il pour les autres services d'archives tels que les Archives nationales'
Ensuite, les mesures de «démarquage au carton» annoncées ne permettront pas de photographier les documents, ce qui alourdit le travail en cette période où les places dans les centres d'archives sont limitées du fait des contraintes sanitaires. Enfin, nous attendons plus d'informations concernant les projets législatifs du gouvernement visant à mettre en cohérence le Code du patrimoine et le Code pénal.
La levée du secret défense serait-elle sélective, dans la mesure où certaines vérités pourraient peut-être blesser quelques partisans: que ce soit en Algérie ou même en France'
Un commentaire sur la procédure d'abord: le président de la République n'a pas annoncé une levée automatique du secret défense, mais bien la possibilité pour les services d'archives de procéder à des déclassifications plus simples des documents couverts par le secret défense. Ainsi, les documents couverts par le secret de la Défense nationale pourront être déclassifiés «par carton», ce qui sera bien plus simple et rapide que la fastidieuse déclassification feuille par feuille.
Maintenant sur le fond: certes la levée du secret défense ne sera pas systématique, mais en tout cas, elle ne vise pas à éviter de blesser les uns ou les autres. Elle est là pour permettre aux historiens de faire leur travail et d'établir la vérité, autant que possible! Peut-être certains seront blessés... peut-être aussi découvrira-t-on de nouveaux actes de bravoure.
Dans l'objectif d'encadrer leur partenariat et lui donner une réelle visibilité sur le terrain, Alger et Paris se sont donné, depuis 2013, des instances permanentes à l'échelle des ministres des Affaires étrangères et des Premiers ministres des deux pays. Comment jugez-vous les résultats de ce partenariat'
Les relations entre Paris et Alger sont intenses, il y a des hauts et des bas. C'est une bonne chose qu'un partenariat ait été formalisé. Malgré une période de relations plus complexes pendant le Hirak, la coopération initiée sous le président Hollande, et toujours active avec le président Macron, porte ses fruits, en particulier en matière de sécurité, de justice, de lutte contre le terrorisme, de contrôle des crises régionales comme en Libye et au Sahel. Avec le rapport de Benjamin Stora, la France confirme également sa volonté d'avancer de concert avec l'Algérie sur la question mémorielle. Sur certains autres sujets politiques, je crois plus dans l'action citoyenne, avec le peuple français et le peuple algérien côte à côte, pour faire avancer les dossiers. Je pense à la défense des libertés, qui ont été menacées ces dernières années en Algérie, en particulier dans le domaine de la presse: avec mon ami Pierre Audin, le fils de Maurice, j'ai fait partie de ceux qui ont appelé à la libération de Khaled Drareni, et je suis heureux qu'elle se soit produite; mais il reste encore bien des prisonniers d'opinion en Algérie. Quand j'évoque leur sort, cela n'a rien à voir avec une ingérence politique, cela se place au niveau des droits humains fondamentaux, de la même façon que j'ai milité des années durant pour la mémoire de Maurice Audin.
Pensez-vous que les volontés politiques de Paris et d'Alger sont mûres et prêtes à évoluer sur des terrains constructifs pour aboutir à une réconciliation des mémoires des deux rives de la Méditerranée'
Nous l'avons vu, les volontés politiques ont mûri avec le temps. Benjamin Stora a travaillé sur cette question et a fait des recommandations. Le président Macron a confirmé vouloir accélérer sur ces questions et a déjà fait des annonces, qu'il faut saluer. Cette réconciliation des mémoires n'aura du sens qu'à trois conditions. La première est que l'on songe à toutes les parties prenantes de l'histoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie. La seconde est que l'on complète le travail de mémoire par des projets d'avenir en commun. La troisième est que l'on replace le projet de mémoire et d'avenir dans le contexte plus global de la Méditerranée tout entière, avec ses échanges, ses batailles, ses innovations, ses enjeux. Quand je vous dis cela je pense à mes propres racines: durant les siècles passés mes ancêtres ont vécu en France, en Italie, en Grèce, en Algérie et ont vécu ce tourbillon sur différents rivages méditerranéens.
Les relations Algéro-Françaises sont fluctuantes. Elles sont vues sous les prismes des visas, de la diaspora et de l'islam. Comment expliquer cette focalisation qui pervertit en quelque sorte les vraies relations entre les deux pays qui peuvent être d'ordre économique, commercial et même culturel comme avec tout autre pays'
C'est vrai qu'au plan médiatique, les relations algéro-françaises sont vues sous l'angle de l'immigration et de la religion, deux sujets qui sont au coeur des préoccupations politiques du moment, des sujets que certaines formations politiques attisent. Pourtant, cette relation doit être beaucoup plus que cela. Ce n'est pas très visible, mais des partenariats officiels ont été conclus entre les deux pays pour soutenir la coopération culturelle, scientifique ainsi que pour la jeunesse, l'enseignement supérieur et la formation professionnelle. En informatique, en médecine, dans l'industrie, les liens sont déjà nombreux. Il faut que cela se développe encore, et dans l'équilibre des deux pays! En tant que mathématicien, j'ai oeuvré avec des collègues algériens pour développer la coopération scientifique entre l'Algérie et la France. J'ai présidé le jury du prix Maurice Audin - prix algéro-français en recherche mathématique -, c'est aussi pour cela que j'ai donné de nombreux exposés de culture mathématique à travers l'Algérie, de Tlemcen et Oran à Béjaïa, d'Alger à Ouargla... Il nous faut aussi lancer de grands chantiers communs, également avec d'autres pays voisins: par exemple la dépollution de la Méditerranée, la préservation de sa biodiversité, ou encore de grands projets de coopération en matière de production d'énergie décarbonée, par exemple grâce au soleil du Sahara. L'avenir doit être fait de rêves partagés.
Cedric Villani est ancien président du jury du prix Maurice Audin, mathématicien, membre de l'Académie des sciences,
député de l'Essonne, président de l'Office parlementaire scientifique (Opecst) à l'Assemblée nationale française.
Kamel Lakhdar Chaouche
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Posté Le : 15/03/2021
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : L'Expression
Source : www.lexpressiondz.com