L'automobiliste
roule depuis quelque temps déjà quand dans un terrible fracas, son pare-brise
éclate et se lézarde dans tous les sens. Le véhicule fait une embardée à
gauche, se redresse et s'immobilise sur la bande d'arrêt d'urgence.
Le conducteur en
sort tout hébété, autour de lui la voie est déserte en ce petit matin d'une
journée fériée. Il s'approche de la rambarde et jette un regard dans la
direction d'où il suppose que le coup est venu, il aperçoit en contrebas un
groupe de jeunes courir sur la place du village qu'il connaît bien pour l'avoir
traversé bien des fois avant que l'autoroute ne le contourne.
Les jeunes au galop passent devant l'échoppe
de Ammi Rabah, probablement le plus vieil épicier du village ; grands et petits
le connaissent, même les mères de famille qui, pour la plupart, ne se sont
jamais rendues dans son magasin, constituent sa clientèle fidèle et confiante
par l'intermédiaire de leur progéniture.
Le corps marqué par l'âge et le geste lent,
Ammi Rabah a cependant gardé un esprit vif et une vue encore aiguë, il ne manque
pas de remarquer parmi les fuyards le fils de son voisin. Il le sait turbulent
mais, là, le vaurien vient de franchir un seuil critique ; son père doit être
informé avant que les choses ne prennent une tournure plus dramatique encore.
Le soir à la sortie de la mosquée il avise le
père, un homme grand, maigre au visage émacié et aux mains larges et calleuses.
Sans emploi, depuis quelque temps déjà, aigri par les difficultés de la vie, il
s'éloigne d'un pas lourd, tel un spectre dans sa gandoura blanche.
Ammi Rabah presse le pas et une fois à son
niveau le salut et entreprend de lui relater les «faits d'armes» de son
rejeton. Le père, impassible, marmonne des propos inintelligibles mais dont
Ammi Rabah saisit tout le sens. Le dépit et la démission du père sont pour
beaucoup dans la déviation du fils.
Persuadé que le
père n'entreprendra rien, Ammi Rabah décide d'intervenir au moment idoine pour
tenter de rétablir le calme qui a toujours prévalu dans son village. Et,
lorsque le garnement pénètre dans son échoppe pour une emplette, il
l'interpelle et lui reproche ses agissements condamnables. Celui-ci, après de
molles dénégations, avoue des faits qu'il présente comme une réaction aux torts
causés à son commerce ambulant par une Autoroute qui lui a dissipé ses clients
potentiels. Ammi Rabah reste bouche bée devant un jeune homme, en pleine
possession de ses moyens, qui attribue à une structure impersonnelle de
malveillantes intentions. De surcroît, il pense dissuader, par de telles
agressions, les automobilistes de prendre l'Autoroute pour reprendre le chemin
de son commerce.
Il n'a pas été très difficile pour le vieil
épicier de démontrer au jeune homme l'inanité de ses propos comme de ses actes,
il a appris de la vie le moyen d'atteindre le cœur de ses semblables, faute de
parvenir à leur raison, souvent étanche quand ils sont dans leur tort. Dans une
ultime tentative le garçon tente de le déstabiliser en lui balançant que même
son épicerie doit, aujourd'hui, souffrir de ce «progrès» , qu'il met tant de
conviction à défendre.
Souriant, Ammi Rabah balaya cet argument d'un
revers en lui apprenant qu'au contraire depuis qu'il approvisionne les ouvriers
du chantier, la gestion de ses stocks en est complètement chamboulée. Ses
fournisseurs arrivent difficilement à suivre le rythme et ont même dû lui
concéder une ristourne au regard de l'accroissement remarquable de ses
commandes. «Le Progrès» décrié, lui profite, donc, doublement. Oui, mais le
chantier a une fin et ce n'est donc qu'une embellie passagère, il n'y a pas de
quoi pavoiser. Ammi Rabah hocha la tête et reprit son argumentation. Une fois
l'Autoroute achevée, elle doit être dotée de stations-service et d'aires de
repos avec divers commerces. Les aménagements en cours offrent toujours une
opportunité de travail. Il faut alors savoir s'adapter, proposer les services
demandés et faire un effort pour répondre aux exigences de toute nouvelle
activité.
Le jeune, silencieux, semble donner libre
cours à son imagination et essaye probablement de se «placer» dans les
perspectives subitement moins sombres que présente Ammi Rabah avec sa verve
habituelle. Ce dernier profite de son avantage pour suggérer au jeune de se
rapprocher, avec ses deux amis, des entreprises établies dans le voisinage de
leur village, pour une sous-traitance dans leurs «cordes», car il connaît son
aversion pour l'effort soutenu et encore plus pour la pénibilité.
Le vieil épicier n'avait pas tort,
l'entreprise chinoise dont le personnel loge sur place se trouve contrainte de
détacher, faute de mieux, des agents plus utiles ailleurs, à la tâche d'eau.
Une tâche qu'elle souhaite sous-traiter et que les trois jeunes se sentent
capables d'assumer. Les deux amis du jeune voisin de l'épicier ont hérité de
leur père, avec la parcelle qu'il cultivait avant son récent décès, un tracteur
encore en marche. Ils peuvent y atteler une citerne sur roues et assurer
plusieurs rotations par jour, s'il le faut. L'affaire fut vite conclue et la
navette du tracteur portant les trois jeunes et tirant la citerne dégoulinante
d'eau commença aussitôt. Ammi Rabah est ravi de voir ces jeunes, un moment
égarés, reprendre le droit chemin qui relie pour eux la source à la base de vie
des ouvrier chinois.
Les jeunes
eux-mêmes n'en reviennent pas d'une telle aubaine. Le travail n'est pas
difficile et l'entreprise paye rubis sur l'ongle. Ils gagnent aisément leur vie
et regrettent au fond des errements dont ont été victimes d'innocents usagers
de l'autoroute. Mais il n'y a aucun moyen de réparer ce lourd écart si ce n'est
de faire pénitence par une prestation propre et une conduite, désormais,
exemplaire. A chacun de leurs passages par le village ils ne manquent pas de
saluer par des gestes de reconnaissance le vieil homme derrière son comptoir
qui en est fort ému.
Mais au bout de quelques jours le manège
s'arrête et le tracteur n'est plus aux rendez-vous habituels. La situation ne
plut guère à Ammi Rabah qui , inquiet, confie son commerce à un vieux retraité
qui lui tient toujours compagnie et s'en va en quête des jeunes. Il les trouve
à la sortie du village assis sur des pierres à l'ombre d'un arbre, tristes et
la mine défaite.
Avant qu'il ne dit mot, le fils de son voisin
lève les yeux sur lui et lance : les Chinois ont creusé un puits. Ah ! ce
maudit puits, s'ils avaient le moyen de le tarir où de le combler. Les idées
noires ont vite fait de reconquérir leurs esprits. A la déception ils ne savent
répondre que par la violence. Seuls et désespérés, ils s'en prennent aux
autres, s'entêtent parfois à partir «ailleurs» au péril de leur vie ou
cherchent à se détruire. Depuis le début, ils le savent le projet n'a jamais
intégré le sort de leur petite vie.
Une Å“uvre grandiose qui entraîne les
activités à sa dimension mais ne peut sentir les petits frémissements sur ses rives.
Une Å“uvre née d'un puits de pétrole, uni à la besogne étrangère dans l'intimité
d'une «Fatiha», qui lui assure ses fonds et qui s'allie tous les puits même les
puits d'eau. Les jeunes replongent dans l'absurde devant un monde qu'ils ne
comprennent pas ou qui ne les comprend pas.
Ammi Rabah compatit à la tris tesse des
jeunes mais il n'est pas venu pour cela, il est venu les secouer encore une
fois et les empêcher de démissionner devant les difficultés ou de céder à leurs
mauvais instincts. Leurs partenaires de quelques jours ont certes Å“uvré à leur
autonomie et peuvent se passer de leurs services. Mais n'ont-ils besoin que
d'eau ?
Ammi Rabah sait,
pour les fournir en victuailles de toutes sortes, qu'il ont aussi besoin de
légumes frais. Et quand on a la terre, on peut transformer l'eau en légumes.
Les jeunes ont encore un atout majeur, la terre abandonnée par les deux
héritiers pour manque d'eau, peut aujourd'hui reprendre vie. Le puits est à
côté et le besoin en produits agricoles est une demande effective. Le
partenariat a encore une raison de se poursuivre.
Cette raison persistera très cer tainement
après l'achèvement du projet, la nécessité de restaurer les passagers de
l'autoroute ne peut pas tarir. Ammi Rabah en homme de bon sens a compris que
les jeunes veulent construire leur légitimité en s'opposant à la
restructuration mal interprétée de leur milieu. Il a compris également que le
contrôle social doit s'imposer à la violence, même si c'est par sa modeste
entremise.
Le déplacement non accompagné d'un équilibre
local a réveillé l'instinct de survie qui sommeille en chaque homme.
La froide démultiplication des formes
d'inégalité dans la société nourrit le conflit qui se déclame parfois en émeute
mais même quand il n'est pas visible, il n'existe pas moins de façon fragmentée
et disséminée. La violence comme affirmation de soi s'exerce, alors, contre
l'autre ou contre soi-même. Le suicide perçu comme effondrement est avant tout
une implosion, une solution par la destruction tout comme l'agression. Car si
s'en sortir dépend de sa relation aux autres, se détruire ne dépend que de soi.
Le sentiment d'abandon conduit à l'irrationalité. On ne peut alors comprendre
une génération sans tenir compte de ses gouts, de ses rêves, des sensibilités
qui entrent dans l'équation de sa vie.
Les régimes politiques exploitent bien les
élans patriotiques, les engouements qui participent à la cohésion nationale et
même les chauvinismes sportifs comme l'ont amplement démontré les rencontres
pour la Coupe du monde du football. S'ils pensent être fondés d'utiliser les
émotions «positives», ces régimes ne doivent pas ignorer les émotions qui
fâchent. Dominique Moïsi considère que «les émotions sont comme le cholestérol,
qu'il y en a de bonnes et de mauvaises. Il s'agit de trouver le bon équilibre
entre elles» (1).
Notes :
(1) - Dominique
Moïsi : «la géopolitique de l'émotion», champs actuel flam marion 2010.
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Posté Le : 15/04/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mohammed ABBOU
Source : www.lequotidien-oran.com