Algérie

L'ARTICLE 5 / Castration préventive



«La peinture lâche est la peinture d'un lâche»(Delacroix)

La piètre idée que se fait le Parlement de la culture et du cinéma plus spécialement ne se dément pas au fil du temps. Le mépris, la méconnaissance crasse que nourrissent des ministres, des parlementaires, des dirigeants de formations politiques, des journalistes et autres experts validés par le seul poste occupé ou la proximité entretenue avec des cercles administratifs, n'ont d'équivalents que chez les professionnels eux-mêmes. Ces derniers, depuis la dissolution des entreprises publiques bureaucratiques, qui administraient des budgets, sont atomisés, démunis de salaires fixes, trop vieux et, pour certains, réduits aux rôles, mortels pour des artistes, de courtisans, de quémandeurs, d'applaudimètres invités lors de «machins» officiels sous «le haut patronage de..» Et si par miracle un wali est absent à l'inauguration d'un «truc» administratif», l'on pense de suite au complot, à «la main du clan x» ou à «la revanche de la secte Y». A l'ouverture de Cannes, Berlin, Venise, Montréal, Sundance ou à la cérémonie des oscars, l'absence du «préfet» est plutôt souhaitée par les artistes et l'association qui organise. Mais nous le savons, l'Algérie est «fidèle à ses traditions», aux symboles», et n'est ni la Suède, ni le Canada et encore moins l'Amérique. En matière de cinéma et de TV, ce sont plutôt des modèles à éviter comme la peste, lieux de la dépravation de l'art et le culte d'une liberté d'expression qui ne se connaît aucune limite.

 Enfin, la loi sur le cinéma a été votée, libérant ainsi les initiatives privées, l'intérêt des étrangers, pour que tous investissent dans des milliers de salles, des laboratoires où viendraient se finir les centaines d'Å“uvres annuelles de la «oumma» dans des studios ultramodernes de tournage, répartis géographiquement, équipés de matériels de dernière génération où l'ordinateur est roi. Sinon, selon les missions confiées par le J.O., toutes ces industries et toutes les autres seraient gérées par le CNCA, le CDC et le CAD qui pourront «louer» du matériel d'éclairage, ramener de l'étranger une ampoule grillée dans une cabine de projection, acheter du détergent pour les femmes de ménage et la tutelle fera les bulletins de salaire des «dirigeants» de salles «diplômés» et ceux des magasins de costumes et d'accessoires...

 Fallait-il nécessairement une loi ou bien un vrai débat national, animé par les pouvoirs publics, les partis (pouvoir et opposition), les professionnels et une étude sérieuse des modèles qui fonctionnent le mieux sur la planète? L'administration a tranché vite et bien, croyant qu'un texte allait créer ex nihilo des entreprises, des productions, des spectateurs et donc des recettes pour que l'argent du cinéma aille au cinéma. La désorganisation des professionnels, leur incapacité à générer une représentation crédible et des propositions fiables, la trahison des «clercs» des «experts» enrôlés, l'ignorance des parlementaires et une société tournée vers les chaînes satellitaires ont facilité le passage d'une loi qui ne changera rien au paysage et à l'article 5 qui, par des chemins encore insoupçonnés, renforce le contrôle sur les gens par des «familles», des cercles salafistes des plus actifs et intouchables, tout en castrant une profession très mal en point, un cinéma qui n'arrive pas à amorcer un semblant de départ selon des normes industrielles, des cahiers des charges universels et surtout, surtout avec une liberté de création sacralisée.

 L'article 5, ceux qui l'ont «pensé», cautionné et voté fera des dégâts énormes plus tôt que prévu et ont déjà donné au monde du cinéma et à d'autres l'image d'un pays ou la censure post-Staline est consignée dans le J.O. Des créateurs castrés de manière préventive, consentants, un cinéma sous le contrôle absolu de fonctionnaires confortent les thèses absconses en perdition, selon lesquelles l'histoire doit être écrite par «la famille», le ministère des Moudjahidine, sinon par le gouvernement du jour et ses scribes. Côté cinéma, un scénariste, un réalisateur, dont le sujet est adoubé par l'administration, les représentants des ministères, feront donc un cinéma officiel comme dans les 2 ou 3 pays qui restent accrochés aux dogmes d'un passé décomposé.

 La censure préventive a trouvé des appuis étonnants de la part de femmes et d'hommes qui juraient dans un passé récent par les libertés d'expression et de création, en refusant les dogmes, la parole unique et le monopole de la parole officielle. Le malentendu original dans les pays arabes et en Algérie réside dans deux perversions tenaces. La première voit dans la liberté de création une porte ouverte à des remises en cause de rentes, de tabous, de systèmes, et dans les artistes, des contestataires qui troubleraient» la sieste» et les monopoles. La deuxième, ancrée chez les gouvernants et les partis archaïques leur fait croire que le cinéma est le reflet exact, «scientifique» de la réalité. Et comme il faut prévenir, on a érigé une batterie de censures: manque d'argent, manque de salles, absence d'une politique de formation planifiée sur la durée selon une grande ambition nationale. Et aux censures infligées par les salafistes qui distribuent des tracts sans aucune arrestation, on a ajouté l'article 5 qui stipule que «la production de films sur la guerre de libération nationale et ses symboles est subordonnée à l'accord préalable du gouvernement». Ce dernier, qui est forcément éphémère, se voit investi d'une légalité, d'une légitimité et une reconnaissance indiscutables en matière historique pour juger en lieu et place, de façon préventive, des spectateurs qui savent qu'un film n'est pas un traité d'histoire et encore moins la version en images d'un instantané du réel

 Les adorateurs de l'article 5 et ceux qui l'ont rédigé ont hurlé lorsque quelques dizaines d'excités d'extrême droite avaient manifesté à Cannes contre le film de Bouchareb. Ces nostalgiques n'avaient pu ni censurer le scénario ni empêché son tournage et la diffusion. Et le gouvernement français n'avait à aucun moment intervenu. Ce que l'extrême droite française et ceux de la loi de 2005 ne peuvent obtenir dans leur pays, des autorités publiques et le Parlement en Algérie l'infligent en castrant les créateurs, la création et l'avenir.

 Ahmed Bedjaoui, conseiller cinéma, écrivait à juste raison en 1992 : «On peut conclure que le cinéma algérien s'est trop ou pas assez nourri de films sur la guerre de libération. Trop parce que des heures de gloriole gratuite ont occulté quelques minutes arrachées de-ci de-là à un unanimisme de façade (…)». «Signe du temps, les salles de cinéma qui étaient au nombre de 440 en 1962 ont périclité (…) comme si le public, jeune dans son écrasante majorité, voulait tourner définitivement le dos à l'aventure cinématographique pour punir ceux qui l'en ont détourné (1)». Et voilà qu'avec l'article 5, on revient à la case départ, celle de l'article 120. Et comme les mêmes causes procurent les mêmes effets, ce qui n'était pas bon pour le cinéma national hier ne l'est toujours pas aujourd'hui.

 Bof, dans un, trois ou dix ans, les historiens feront le bilan de la loi votée en 2010, donneront les recettes rapportées par la publicité (Internet, T.V., presse privée, affichage, radio?) que le C.N.C.A. doit bien définir un jour et évaluer dans ses publications et registres publics. Et on saura enfin la qualité et la quantité de livres sur la guerre de libération écrits par le gouvernement, la qualité et la quantité de films officiels validés par le gouvernement du jour. En attendant, l'article 5 est bien celui de la castration préventive.

(1) France-Algérie : Images d'une guerre. ED. IMA-CCF-Festival

Constantine.








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