Le troubadour des temps modernes Hocine Boukella, alias Sidi Bémol, est un artiste atypique. Poète dans l'âme et engagé jusqu'à la moelle, il a réinventé la musique grâce aux brassages de styles, afin "de créer des passerelles entre les cultures". Depuis le 22 février 2019, "El Bandi" s'est enfin relevé du trottoir, a essuyé ses larmes pour rejoindre cette "communion entre tous les Algériens" pour lui donné tout son sens...Liberté :Vous avez réalisé le clip dessiné Asefru en hommage à Idir, qui a été mis en ligne dans la soirée de vendredi. Que représentait-il pour vous en tant qu'homme et artiste '
Sidi Bémol : Idir est un immense artiste, son ?uvre est universelle, il a beaucoup fait pour le prestige de l'Algérie, pour le rayonnement de la culture amazighe, pour le sauvetage de la langue berbère, pour la préservation du patrimoine culturel algérien.
Il a suscité des milliers de vocations, il a motivé des milliers d'artistes dans le monde entier. Il a toujours été un exemple pour moi, artistiquement et, surtout, humainement. J'ai toujours été impressionné par sa modestie et son intérêt pour le travail de tous les artistes, surtout des jeunes.
Il m'a aussi beaucoup aidé quand j'ai quitté la biologie pour faire de la musique : il m'avait offert un magnétophone 4 pistes, un Tascam 244, le grand luxe à l'époque, et c'est sur cet appareil que j'ai enregistré les premières maquettes de Sidi Bémol, c'était mon premier home-studio. Il y a environ deux ans, j'ai écrit une chanson pour Idir, intitulée Asefru (proverbe, poème). Je souhaitais la chanter avec lui et je voulais qu'il remanie d'abord le texte, mais j'ai appris qu'il était un peu malade alors j'ai mis le projet de côté. Le 3 mai dernier, la nouvelle est tombée, l'Artiste a quitté ce monde pour l'immortalité. Nous étions encore confinés en pleine épidémie, comment trouver une parade pour rendre hommage à Idir, se recueillir avec sa famille et ses amis sans quitter le domicile ' Il y a eu des dizaines de vidéos de reprises de chansons d'Idir, il y a eu une communion extraordinaire, des artistes professionnels, des amateurs. J'ai enregistré moi aussi des vidéos, avec Belaïd Branis notamment.
Puis j'ai commencé à dessiner tout ce qui me passait par la tête en écoutant des chansons d'Idir, sans but particulier. Je ne savais pas du tout où j'allais, jusqu'à ce que je réécoute la maquette d'Asefru ; c'est là que j'ai compris qu'il fallait en faire un petit clip dessiné et j'ai repris mes crayons, mes carnets et ma tablette graphique.
Dernièrement, vous avez participé au concert Songs of freedom dédié aux détenus d'opinion, dans lequel vous avez interprété Fel Trig, un titre dédié aux événements d'Octobre 88. Pourquoi ce choix '
Octobre 88 est l'un des événements les plus importants de l'histoire de l'Algérie et il annonce déjà février 2019. Tout comme avril 80, janvier 1992, avril 2001. L'histoire officielle veut effacer ces dates, le pouvoir veut maquiller l'histoire et la détourner à son profit, il est d'ailleurs en train de trafiquer la mémoire de la Révolution du sourire, mais nous tous sommes témoins de cette histoire, nous l'avons vécue, ce n'est pas comme l'histoire du moyenâge ou du XVIIe siècle que nous ne connaissons que par les traces archéologiques et la littérature. Alors nous ne devons pas oublier et nous devons tous témoigner, par la parole, par l'écrit, la musique, le dessin, le cinéma, peu importe, mais il faut témoigner pour ne pas être complice du trafic de la mémoire. Il ne faudra jamais laisser tomber les détenus d'opinion d'aujourd'hui. Il faudra toujours se rappeler d'Amzal Kamel, de Massinissa Guermah, de Kamal-Eddine Fekhar, de Ramzi Yettou. Il faut qu'on inscrive ces noms sur les plaques de rue, les places publiques, il faut qu'on donne ces noms à des écoles, des édifices culturels.
À ce propos, comment avez-vous vécu le soulèvement populaire du 22 février 2019 '
La révolution du 22 février est un chef-d'?uvre. Un monument d'intelligence et d'action collective qui va inspirer le monde entier. Une communion sans précédent entre tous les Algériens. Et c'est l'émergence d'une génération jeune et déterminée, avec une mentalité neuve, des idées fraîches et des méthodes originales, la non-violence, l'humour, l'utilisation des réseaux sociaux, l'ouverture sur le monde, c'est une vague qui emportera le vieux système qui s'accroche encore au pouvoir. Je crois sincèrement que la jeunesse de 2019 possède une force irrésistible, elle finira par imposer ses choix pour l'Algérie de demain.
Votre renommée est due à votre liberté de ton dans vos textes qui interrogent la jeunesse...Pensez-vous que la musique doive apporter le changement au même titre que le divertissement '
Je suis convaincu que la liberté est le bien le plus précieux pour chacun de nous. Chacun devrait pouvoir exprimer ses idées sans craindre la prison ou le lynchage. Nous devons tous défendre cette liberté dans tous les domaines, qu'on soit médecin, plombier ou artiste. Sans liberté on ne peut pas améliorer la médecine ou la plomberie. Et je pense que les artistes qui apportent du changement sont aussi ceux qui prônent la liberté. Cela dit, le divertissement est utile aussi, mais peut-être pas tout le temps.
Peut-on la considérer comme une "arme" contre la dictature '
L'art est une arme de prise de conscience massive, particulièrement la musique et la chanson. On l'a très bien vu avec la culture amazighe et la langue berbère qui ont été sauvées principalement par les musiciens. On l'a vu plus récemment avec les chansons d'Ouled El-Bahdja et des autres clubs de supporters qui ont joué un rôle majeur dans la prise de conscience et la diffusion des idées de la révolution du 22 février. Et aucun dictateur ne peut tenir devant un peuple conscient.
Vous avez chanté l'exil et les racines. Avez-vous ressenti le besoin de le faire comme une sorte de thérapie '
L'exil est une expérience très spéciale, très proche à mon avis de l'état d'apesanteur. Parfois j'ai l'impression de flotter dans l'espace et de m'éloigner peu à peu de toute possibilité de m'accrocher à un bout de planète, et je regarde mes racines qui bougent doucement comme les filaments d'une méduse perdue dans une sorte d'océan désert, sombre et froid. Je crois que la musique m'aide à oublier cette sensation, je crois que l'art m'aide à vivre.
L'une de vos particularités également, le brassage des sonorités traditionnelles algériennes avec d'autres styles, notamment rock, blues, celte... Est-ce un moyen de créer une passerelle avec votre pays d'origine '
Avec la musique j'essaie de créer des passerelles entre les cultures, entre les peuples des deux côtés de la Méditerranée.
J'essaie de faire découvrir aux Algériens d'autres cultures et, réciproquement, de faire découvrir l'Algérie aux autres. J'utilise une méthode simple qui a réussi partout : je fais de la musique traditionnelle avec les outils du blues, du rock. Je prends exemple sur les musiciens celtes dont j'admire énormément le travail.
Votre dernier album, Afya, date de 2014. Pourquoi avoir attendu autant de temps pour sortir un nouvel opus '
Afya n'est pas mon dernier album. En 2017, j'ai créé avec Ken Higelin un spectacle à mi-chemin entre conte musical et théâtre, intitulé L'Odyssée de Fulay. C'est l'histoire d'un artiste algérien de l'Antiquité confronté aux divinités et aux puissants de son époque. L'histoire est racontée en français et est ponctuée par des chansons en kabyle. J'ai publié un album avec toutes les chansons de ce spectacle.
Je vais bientôt publier un nouvel album que j'ai enregistré en Angleterre en décembre dernier. C'est du rock ; l'album, qui s'appelle Chouf !, sortira en août prochain.
En cette période de crise sanitaire, le confinement vous a-t-il aidé à réfléchir sur de nouvelles perspectives '
C'est une période très stressante et en même c'est une pause inespérée pour réfléchir un peu, car tout va de plus en plus vite et on court sans même savoir où on va.
Nous vivons un moment incroyable où toute l'humanité est reliée par la lutte contre un ennemi invisible, un virus, c'est-à-dire un code génétique enfermé dans une enveloppe de protéines et de lipides. Tous les pays tentent de déchiffrer ce code génétique pour combattre la terrible maladie qu'il déclenche, mais ce virus nous apporte aussi un autre message codé que nous devons comprendre de toute urgence : quelle sorte de société voulons-nous construire et quel monde voulons-nous laisser à nos enfants ' Allons-nous continuer la course au profit '
Allons-nous continuer la destruction de notre propre maison pour avoir plus d'argent ' Quand il n'y aura plus rien, mangera-t-on nos dinars, nos euros et nos dollars '
Entretien réalisé par : Hana. Menasria
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Posté Le : 14/06/2020
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Hana MENASRIA
Source : www.liberte-algerie.com