Algérie

«L'armée veut freiner le processus révolutionnaire»



- Quelle lecture faites-vous du score enregistré par les islamistes suite à  la première phase des élections législatives '
En gros, ces résultats étaient plus ou moins prévisibles, sauf ceux réalisés par les salafistes qui ont été surpris eux-mêmes. Ce sont des résultats qui n'arrangent pas les Frères musulmans qui voient en cette obédience un sérieux rival. Ils sont poussés à  revoir leur copie et à  chercher des alliances avec les libéraux pour se démarquer du discours extrémiste des salafistes. La victoire des islamistes était donc prévisible pour des raisons évidentes, en plus du fait qu'ils bénéficient d'un terreau culturel qui leur est très favorable.
- Ne pensez-vous pas qu'avec la montée des islamistes, la fragile cohabitation entre musulmans et chrétiens risque
d'être rompue '
Les Frères musulmans ne sont pas des islamistes modérés, contrairement à  ce que peut penser la communauté internationale. La différence est que certains, de la communauté académique, pensent qu'ils peuvent devenir modérés et d'autres non. Concernant les rapports confessionnels, ils sont très mauvais depuis de longues années. Cela est dû à  des processus sociologiques très anciens et très profonds ; cela date des années 1970 plus exactement, depuis que l'appareil d'Etat a cessé d'accomplir ses missions du fait de l'agenda néolibéral. Tout ce qu'il apportait comme assistance et prise en charge sociale aux pauvres a été supplanté par la mosquée pour les musulmans et l'église pour les Coptes. Ceci a donné un résultat désastreux. On ne peut pas faire de politique en Egypte sans s'appuyer sur ces deux institutions religieuses. C'est triste, mais c'est ainsi. Si on veut faire de la politique, on doit ne pas àªtre loin de la mosquée ou de l'église. J'espère que ça va changer. Je pense que le processus révolutionnaire exacerbe les intérêts des classes culturelles et des groupes différents. La guerre civile, pas au sens violent, n'est pas bien loin. La transition démocratique va peut-être calmer le processus révolutionnaire, mais je ne pense pas qu'elle le tuera. Pas tout de suite en tout cas. Vont-ils faire bon ménage '
- Pourtant, les Occidentaux ont applaudi les élections et pensent qu'il faut donner leur chance aux islamistes modérés…
Oui, l'Administration américaine (les démocrates) et les sociaux-démocrates européens globalement pensent qu'il faut rendre le pouvoir aux forces politiques issues des élections libres. Les USA, qui concentrent leur stratégie sur l'Irak, l'Iran, l'Afghanistan et le Pakistan où ils ont d'énormes problèmes, veulent d'une stabilisation ailleurs, donc en Egypte où ils estiment qu'il faut remettre le pouvoir à  des coalitions politiques où les islamistes modérés peuvent jouer un rôle, si tant est qu'il existe des islamistes modérés. Ce qui est dérangeant avec les Américains, quand on a besoin de vous, vous àªtes modérés et quand ce n'est pas le cas, vous àªtes extrémistes.   
- Quel bilan peut-on faire, dix mois après la chute de Moubarak, alors que toute la jeunesse de la révolution et une bonne partie de la classe politique s'élèvent pour dire qu'elles ont été dupées par l'armée '
L'armée était face à  deux feuilles de route : l'une consistant à  tenir des élections libres. Une tâche facile, il me semble que sur ce plan-là, on est plus ou moins sur la route. La seconde et la plus compliquée était de s'atteler à  refonder les rapports de l'Etat avec la société et redéfinir les différents secteurs de la société et des appareils de l'Etat entre eux. Cela, on ne sait pas le faire et on ne veut pas le faire. L'armée a opté pour une sorte de transition démocratique pour freiner le processus révolutionnaire. Dans ce sens, on peut affirmer qu'elle a joué contre la révolution. Toujours est-il que la révolution n'est pas terminée, parce que les gens ont acquis l'expérience d'occuper la rue pour se faire entendre et que fondamentalement, ils demandent quelque chose de vraiment légitime. Ils veulent d'un Etat qui s'occupe à  fournir les biens de consommation et de première nécessité à  des prix accessibles pour tout le monde et un Etat qui cesse d'humilier ses citoyens. En gros, un Etat qui fera le contraire de celui de Moubarak qui était bureaucratique, qui humiliait les citoyens au quotidien et qui assumait de plus en plus mal sa mission. Je pense que la dynamique révolutionnaire va se poursuivre parce que les gens restent mobilisés et ont découvert les vertus des luttes sociales.
- De nombreux secteurs de la société considèrent que le Conseil militaire est le régime de Moubarak sans Moubarak.
Qu'en pensez-vous '
Cela fâche vraiment l'armée. Il y a, à  mon avis, deux éléments distincts : l'un se situe au niveau de la réforme du ministère de l'Intérieur. Les dossiers des droits de l'homme, c'est-à-dire que les militants politiques ne comparaissent pas devant des tribunaux militaires, la gestion de la répression et la redéfinition des rapports entre Etat et citoyen, la réorganisation des institutions, rien n'a été fait jusqu'à présent. Sur ce plan, l'armée est difficile à  défendre. Par contre, il y a toute une série de décisions politiques prises par les militaires mais qu'ils n'ont pas respectées. Quand l'armée a convenu avec les islamistes de l'élection d'un Parlement qui nommerait une Constituante, elle pensait que les islamistes ne brigueraient pas la majorité absolue. Cependant, quand elle a constaté le risque d'une majorité islamiste, elle a changé d'avis. Les militaires ont brusquement découvert que la feuille de route qu'ils avaient fait approuver par référendum n'arrangeait pas leurs calculs avec la percée des islamistes et, du coup, ils reviennent sur leur engagement. C'est compréhensible.
On peut énumérer beaucoup d'exemples où l'armée ne cesse de revenir sur ses décisions. Cela autorise effectivement des doutes. Elle a discrètement introduit des éléments du PND dans le jeu électoral et ils les ont plus ou moins aidés, d'abord en freinant des quatre fers la loi de privation des droits politiques comme tactique désespérée contre les Frères musulmans ; mais cela n'a pas marché et ne marchera pas. Tout cela autorise effectivement des soupçons et les gens de la place Tahrir n'ont pas tort.


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