Algérie

L’Archipel des mouches de Bachir Mefti, (Roman) - Barzakh, Alger, 2000


L’Archipel des mouches de Bachir Mefti, (Roman) - Barzakh, Alger, 2000
Présentation

Un homme désabusé erre dans une Alger malheureuse, entre troquets fréquentés par ses potes ivrognes et sa belle, la charmante Nadia, à qui il fait l’amour pour oublier. Mais en Algérie, personne n’oublie rien…
Le grand Manitou, c’est celui qui tient le bistrot, la seule agora encore démocratique de ce pays qui part en quenouille. "Il aime probablement voir ses derniers clients enivrés monter au septième ciel puis se transformer en un clin d'œil en mouches minuscules, des êtres sans cervelle qui délirent, divaguent et titubent, portés par leur légèreté et leur insouciance... "
Un monde de solitude à plusieurs, une quête désespérée d’un avenir possible. Enfin, comme tous les Algériens que je connais, nos héros rebondissent, et dans un immense éclat de rire jeté comme un défi au destin, ils prennent leur histoire à bras-le-corps.

Au cœur d'une Algérie perpétuellement en guerre(s), le seul qui se sente encore libre, c'est celui qui tient le bistrot, dernière agora démocratique où échoue tous les soirs l'écrivain S., fasciné par une jeune femme étrange, Nadia, qui à la fois se donne et se dérobe. Chacun, parmi les protagonistes de cet implacable univers de solitude, se jette à tour de rôle dans une quête désespérée d'un avenir possible. La peinture, la littérature, l'exil - et l'amour toujours -, sauveront peut-être Mahfoud, S., Samir, El-Barrani. Pauvres mouches affolées. L'écriture fragmentée, éclatée, faite de cauchemars et d'hallucinations de Bachir Mefti est à l'image de la poursuite éperdue de son personnage-écrivain dans un décor de mort. Et s'il s'en sort, c'est l'Algérie tout entière qui s'en sortira. Un roman fort et troublant qui nous vient du fond de l'écriture algérienne arabophone. Une autre Algérie.

Extrait

“Si Kafka était parmi nous, il aurait cessé d’écrire,
il aurait probablement été frappé de paralysie dès la première ligne
et aurait longuement parlé d’autres choses.”
La guerre n’était pas claire… Notre relation, elle non plus, ne l’était pas… Nous avions besoin de tout justifier… Et face au non-sens de la guerre… Il y avait le non-sens de l’amour… Etait-ce la guerre ? Ou uniquement l’amour…
Je l’ignore… Ainsi les mots tentent de se dérober aux responsabilités qui leur incombent… Et comme à chaque fois, on ressent le besoin d’expliquer la manière dont les choses ont commencé ? Et comment elles se sont terminées. Je vais essayer… Je suis probablement fatigué… Les nuages gris dans le ciel me plongent dans un état de lassitude… Je suis fatigué… épuisé… Je ne trouve plus aucun prétexte pour faire durer cette mascarade… Le bistrot était glacial… Il y avait un peu plus de chaleur depuis un petit moment… Rien ne se produit ici. Les mêmes visages reviennent à chaque fois… Et repartent… Perdre leur temps dans le non-sens de la guerre. Maudite soit la guerre. Les gens sont incapables de penser aujourd’hui à ce qui découlera d’une destruction dont la fin est impossible et d’une confusion de sentiments, de non-appartenance et de fatuité. Il est vrai que je bois ici car j’ai décidé d’oublier. Je bois presque tous les soirs, afin que rien ne puisse m’amener à me souvenir… Des événements atroces se sont produits et il est difficile de tourner la page…
La guerre n’était pas claire… Y a-t-il eu réellement une guerre ? Il y a des guerres dont on ignore l’origine et d’autres dont on sait… suffisamment pour ne pas dire n’importe quoi. Garder le silence, se taire face à la lâcheté du moment… Est-ce la peur de la mort qui ébranle l’être humain et le transforme en une vulgaire bestiole ? Si Kafka était parmi nous, il aurait cessé d’écrire, il aurait probablement été frappé de paralysie dès la première ligne et aurait longuement parlé d’autres choses. Il aurait eu des paroles que personne n’aurait écoutées… Même moi j’ai décidé d’être neutre… Je ne serai pas le messager de ce pays ni son homme… J’ai toujours eu conscience des limites de mon courage et j’ai compris dès mon enfance que mes rêves ne se réaliseraient pas.
Ce n’était point par désespoir ni par scepticisme. Je me suis toujours considéré comme suffisamment intelligent pour ne pas me laisser prendre aux pièges que me tendent mes ennemis. Je pensais, d’autre part, qu’il n’y avait pas de lacunes de ce point de vue mais qu’un grand nombre de facteurs influaient sur ce processus douloureux et destructeur…
Je creuserai encore dans cette mémoire lointaine et mystérieuse, mais je n’arriverai certainement pas à percer le secret. J’amènerai mon coeur à livrer ses états d’âme. Toutefois, le temps est mon véritable problème. A chaque fois que l’heure sonne, il est minuit dans ce bistrot abandonné au milieu de nulle part qu’Ammi Rabii préfère laisser ouvert jusqu’à cette heure tardive. Il aime probablement voir les derniers clients enivrés par l’alcool monter au septième ciel puis se transformer en un clin d’oeil en mouches minuscules, des êtres sans cervelle, qui délirent, divaguent et titubent, portés par leur légèreté et leur insouciance…
L’heure sonne au-dessus de ma tête… Elle sonne et j’ai l’impression d’entendre les battements d’un tambour… Le tic-tac de l’horloge se confond avec les battements de mon coeur. J’entends alors le tintement des cloches abandonnées et une voix qui vient de loin tel un rêve… Une voix basse et caressante... douce comme une pluie fine qui s’écoulerait du ciel comme de l’eau de roche, vivifiante. Je reprends connaissance et j’entends clairement le patron me conseiller de m’en aller. Il parlait gentiment, il avait pris goût à ma présence au bistrot. Cela fait sept ans qu’il me voit assis à la même place, une place que je ne quitte qu’une fois tout le monde parti… Qu’une fois le bistrot vide et que seuls Ammi Rabii et moi nous y trouvons encore…
— Allez ! tout le monde est parti.
— Et la guerre ?
— Allez ! il est tard.
— Et la guerre… Est-elle partie, la guerre ?
— Elle est partie… Allez, tu dois t’en aller…
— La guerre est-elle partie ?
— Pouah ! Viens, allons-nous-en ensemble…
Je crois que nous sommes partis ensemble… Il m’a fait monter dans sa voiture, il a attaché ma ceinture de sécurité puis a mis le contact… La voiture a démarré à toute allure… Je ne me souviens de rien, mis à part la pluie qui tombait et le brouillard qui enveloppait la capitale… La nuit, quant à elle, était magnifiquement belle. Je réfléchis à ce qui s’est passé… Il y a eu la guerre…
Maudite soit la guerre… Il y a eu des guerres… Il y a sept ans… Il y a quarante ans... Il y a cent ans… Il y a mille ans… La vie nous a été ôtée mais la guerre continue encore… encore… encore…
Advienne que pourra, dit Nadia… Je lui répondis qu’elle était devenue… Mais je n’ai pas achevé ma phrase.
Je notai que le ciel était couvert de nuages noirs… Je pensai qu’il n’allait pas tarder à pleuvoir et que quand il pleuvra, je devrai me trouver à la place d’El-Biar, au café de la Croisée-des-Chemins, près d’une grande fenêtre en verre… Pour regarder le monde se noyer sous la pluie et la vie se teinter de romantisme. Le malheur n’est pas le résultat de la peur, dis-je à Nadia, mais plutôt du sentiment intense d’usure… Sais-tu ce qu’est l’usure ? Elle dit non. Je ne répondis pas. J’ai eu le sentiment qu’il était vain d’expliquer et peut-être même que moi-même je ne comprenais pas le sens de l’usure… Qu’est-ce que l’usure pouvait bien vouloir dire ? Cette usure même qui possède le droit de décider de mon malheur et peut-être même du malheur de l’autre…
Nadia n’est pas revenue… C’est moi qui suis devenu ennuyeux et peut-être même repoussant, elle ne réalise pas que le fil de l’amour se brise comme la tête d’un boxeur qui accuse les coups de poing d’un adversaire fort et acharné qui frappe sans pitié… Elle sait aussi que la guerre n’était pas claire… Ni notre amour, ni la guerre… Rien n’était clair… Elle m’avait averti, dès le début de notre histoire, que “notre course avec le temps est une course qui a pour seule fin la séparation et rien d’autre… Que notre séparation est une fatalité historique et qu’elle ne se fera aux dépens de personne”. Elle ajouta en essayant de passer sa main douce sur mes cheveux : “Nous avons connu ensemble le meilleur et le pire, nous avons profité de la vie, nous avons exalté nos corps d’ivresse, nous nous sommes délectés de la douceur du plaisir et nous avons puisé dans les beautés de l’univers jusqu’à ce que nous ayons un seul coeur, un seul corps, je suis devenue à toi et tu es devenu à moi, tout en nous ne faisant qu’un et ce n’était pas rien… C’était fort, intense et précieux… C’est pour cette raison que notre séparation était devenue un rendez-vous incontournable, compte tenu de tout cela et du fait que nous perdrons avec le temps beaucoup de l’éclat d’instants irremplaçables.”
J’ai décidé, après avoir bu jusqu’à l’ivresse, d’envoyer à tous les journaux nationaux et internationaux, aux agences de presse et aux chaînes audiovisuelles une lettre annonçant le suicide de l’écrivain S… Le fait de souligner le mot “écrivain” afin que tout le monde me prenne suffisamment au sérieux m’apparut drôle. J’ai joint à la lettre des informations personnelles me concernant. J’ai également rédigé une longue lettre qui est le résumé de ce tas de feuilles écrites à l’encre sur une terre et que j’ai nommé L’Archipel des mouches. J’ai pu trouver un fax et j’ai envoyé ce télégramme urgent à cette heure tardive de l’âge et de la mémoire, puis je me suis endormi. L’odeur de l’encre me chatouillait les narines, elle me pénétrait et réveillait en moi le désir fou de dire les choses exceptionnelles, celles qui se sont perdues et dissoutes dans une histoire d’amour impossible et des liens brisés entre la vie et la mort. L’amour et la haine. La guerre… Maudite soit la guerre qui n’en finit pas.
Maudite soit la guerre qui commence… Qui commence toujours.
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