Algérie

L'année de tous les virus...


Par Boualem Aissaoui
Dans cet édifice en pierre de taille dont la porte principale s'ouvre sur une forêt de colonnes enlaçant un espace central érigé en amphithéâtre qui rappelle aux visiteurs les forums d'antan, des représentants de mouvements associatifs, de syndicats et de cercles de travailleurs actifs ou à la retraite tous secteurs et tous grades confondus, des délégués de lycéens et d'étudiants, des universitaires de renom, des figures connues du monde des médias et de l'univers culturel et artistique sont en conclave pour établir ensemble un bilan d'étape et tirer les premiers enseignements des grandes marches du printemps.
L'appel au rassemblement a été relayé par des moyens non conventionnels pour protéger cette consultation populaire patriotique d'un éventuel acte de sabotage, car «l'ennemi intime» qui a réussi à «infecter» les grandes institutions du pays dispose, selon plusieurs sources, de réseaux internes dormants prêts à l'emploi, et de relais extérieurs qui s'agitent au moindre signal.
Le ton solennel, la voix rauque, martelant ses mots jusqu'à libérer au détour d'une phrase des sonorités métalliques qui ajoutent à la gravité du moment, le président de séance, désigné par consensus, médecin de formation avant d'embrasser une brillante carrière dans de prestigieux instituts de stratégie globale civils et militaires, connu pour ses fortes convictions nationalistes, son attachement aux libertés démocratiques, et ses hautes qualités de modérateur, présente un rapport sur l'état du pays en proie à plusieurs attaques ces deux dernières années.
Alors que cette cité méditerranéenne qui jouit d'une position géographique stratégique est connue pour avoir nourri de tout temps les convoitises de puissances extérieures qui ont redoublé à chaque occasion de prétextes divers, allant jusqu'à convoquer, dans un cas resté célèbre, un vulgaire chasse-mouches pour faire «main basse» par le feu et la lance sur ses richesses du sol et du sous-sol dans l'un des hold-up les plus sanglants que l'humanité ait connus, voilà que le danger qui menace la sécurité nationale provient maintenant de l'intérieur des frontières, pour ne pas dire du c?ur même du pouvoir en place.
Maniant le verbe avec la précision d'un orfèvre, familier des livres d'histoire et des récits où l'imaginaire et la réalité se disputent le premier rôle, il rappela d'emblée à l'assistance que la première alerte a eu pour foyer de départ le premier cercle qui entoure le Gouverneur.
Des membres de sa propre famille, des hommes politiques très proches qui se succèdent, le sourire en coin et la boutade facile, à des postes de haute responsabilité depuis une vingtaine d'années et des fortunes trop rapidement amassées, alimentant forcément de sérieux doutes quant à leur origine, ont commencé à s'agiter à visage découvert, dans une insolente démonstration de force pour appeler tambour battant bien avant l'heure, dans des cérémonies le plus souvent grotesques, au renouvellement coûte que coûte du mandat du Gouverneur, alors que son état de santé laissait deviner, à l'?il nu, une incapacité totale à gouverner son propre corps.
Le pouvoir dans sa version originale ou usurpée et ses soutiens inconditionnels qui se recrutent dans une alliance par endroits burlesque de partis anciens et nouveaux, dans des syndicats qui ont abandonné depuis longtemps la tenue de travail pour enfiler le costume de l'allégeance au maître du palais même réduit par un mal dévastateur à l'immobilité et au silence, dans les premiers rangs d'hommes d'affaires qui se sont construit en un laps de temps des fortunes colossales et dont le peu que l'on sache de leur savoir-vivre est qu'ils sont capables de rire jusqu'aux éclats dans un cimetière, ont cru sans doute l'opinion publique résignée pour l'éternité.
Devant le spectacle que les acteurs de cette tentative de passage en force donnaient à voir en brandissant bruyamment des portraits officiels du Gouverneur qui datent d'au moins vingt ans, en rivalisant d'offrandes rocambolesques à son effigie lors de rencontres qui tiennent des rites de la lointaine Djahilia ou si on préfère rester proche de l'actualité des grandes kermesses des temps fastes du parti unique, jurant à l'unisson dans une cacophonie dont ils détiennent le secret de la partition, que le Maître des lieux avait toujours «sa tête et ses jambes» ; la rue se préparait selon plusieurs signaux à entrer en scène, sans que l'on sache à ce moment précis ni la date, ni l'endroit, ni la forme, ni l'ampleur que sa réaction allait prendre.
Le pouvoir tout court ou ce qui en restait, et l'argent bien ou mal acquis, faisaient désormais ouvertement cause commune et menaçaient, tel un virus parvenu à maturité, le c?ur même de l'Etat.
Un virus dont les premiers signes ont été détectés il y a plusieurs années déjà par les experts de la sécurité nationale et des patriotes aux convictions bien trempées qui ont averti publiquement des risques qu'il ferait courir au pays s'il venait à franchir le seuil des «essais en laboratoire» et à se répandre dans les artères vitales de l'Etat.
Ce virus avait désormais un nom et des visages.
La course contre la montre est engagée sur plusieurs fronts entre les partisans déclarés de la «continuité» à tout prix et le peuple tout entier atteint dans sa dignité d'avoir à supporter «le mandat de trop» d'un homme invalide aux yeux du plus grand nombre, derrière lequel se cache une armée de prédateurs aux dents longues qui «chassent» souvent en famille, assurés sans doute d'une immunité étanche à l'ombre du Gouverneur, qu'il soit en bonne ou en mauvaise santé.
Sans qu'il soit utile de divulguer ici la suite du rapport rétrospectif du président de séance et le contenu des échanges entre les membres présents à cette réunion cruciale, les évènements, qui ont occupé la rue jusqu'à l'aboutissement des revendications principales de celle-ci, dans une discipline digne des meilleures chorégraphies de masse, une mobilisation chaque fois renouvelée et toujours pacifique, un civisme dont les images ont fait le tour du monde et inspiré des mouvements citoyens en d'autres lieux de la planète, renseignent, à eux seuls, à la fois sur le degré de maturité d'un peuple dont le silence a été injustement assimilé à une résignation sans date limite face au sort qui lui était fait, et sur les capacités d'adaptation et d'anticipation élevées des forces de sécurité et de défense qui ont su, de l'avis d'observateurs avertis, accompagner avec adresse sa marche déterminée contre l'imposture qui se préparait en grande fanfare.
On l'aura compris, le virus dont il s'agit dans cette première situation d'urgence à laquelle le pays a été confronté se confond, sans qu'il soit besoin de donner des noms, avec le gang qui s'apprêtait à investir le c?ur du pouvoir dans «un coup d'Etat en interne» pour accaparer davantage de richesses derrière le portrait d'un homme usé par l'âge et la maladie qui quittera finalement la scène en robe de chambre, légitimant dans cette posture, s'il en était besoin, le recours au pas de charge à un article de la Constitution devenu célèbre depuis, qui le contraignait à la démission immédiate pour incapacité à exercer ses fonctions, rendant du même coup toute prétention à assumer un nouveau mandat caduque.
Neutralisés à temps, les symboles de son pouvoir et leurs soutiens n'imaginaient certainement pas dans leur arrogance aveugle et leur mépris souverain devoir rendre des comptes un jour, et finir par se succéder dans les tribunaux dans une infinie procession, le profil bas et le pas incertain face aux caméras dont l'image impitoyable à cet instant-là constitue déjà en elle-même une sentence amplement méritée aux yeux d'une opinion publique trop longtemps humiliée. Rivalisant jour après jour en révélations fracassantes, leurs procès qui s'étirent sur plusieurs semaines et enchaînent plusieurs affaires vont faire les gros titres de l'actualité et imposer aux rédactions des grands médias et aux observateurs une cadence inhabituelle pour en connaître et suivre tous les développements...
Ce premier virus d'extraction mafieuse qui se déplace et agit en bande organisée, démasqué et mis hors d'état de nuire selon les minutes du rapport exposé avec une grande maîtrise, le président de séance invite aussitôt le spécialiste des affaires économiques le plus jeune et le plus gradé dans sa discipline, selon ses pairs, à prendre la parole devant une assistance toujours attentive dont la majorité des membres ont «marché», l'emblème national flottant fièrement au-dessus de leur tête, contre l'imposture qui a failli précipiter le pays dans l'abîme.
Le deuxième virus à l'ordre du jour de cette réunion extraordinaire qui se poursuivait tard dans la nuit est identifié d'emblée sous les traits d'une pieuvre qui déploie ses tentacules partout sur son passage, à la recherche de proies.
Cette pieuvre n'a épargné ni les biens des personnes ni ceux de la communauté tout entière, martèle l'orateur dont la formation à la lutte contre les crimes économiques dans les grandes académies du renseignement a déjà permis de débusquer, durant sa jeune carrière, des affaires aux ramifications lointaines.
Si pour frapper les esprits et prévenir contre ce mal, il suffisait naguère de montrer l'image d'un doigt trempé dans un pot de miel pour suggérer que ce geste, somme toute délicieux, pouvait être aussitôt délictueux si la main tout entière s'emparait du bocal, aujourd'hui c'est la récolte entière en nature ou en espèces qui est emportée, a averti l'orateur, en posant une main franche sur un volumineux dossier comme pour faire savoir que toutes les preuves sont désormais réunies au niveau de la justice, au terme d'enquêtes complexes conduites par les mains expertes des services de sécurité, et des magistrats inépuisables à la tâche.
Le deuxième virus a donc pour nom la corruption. Sécrété par le pouvoir qui lui a servi de nid de reproduction ces longues dernières années, comme une pieuvre décidément insatiable, il a étendu ses «tentacules» dans les profondeurs du Trésor public et avalé l'équivalent de plusieurs kilomètres de billets de banque que des juges, rompus pourtant aux affaires financières, ont eu du mal à en prononcer les interminables montants.
Crédits pharaoniques sans garanties, manque de transparence, d'éthique et d'équité dans la conduite des affaires de l'Etat, favoritisme, passer outre et utilisation de procédés contraires à la réglementation dans la passation de marchés publics, utilisation de fonctions officielles à des fins douteuses, atteintes au patrimoine agricole et foncier, dilapidation massive de l'argent public, détournement de subventions, avantages indus et pots-de-vin, blanchiment d'argent et transferts illégaux, enrichissement illicite à titre individuel et familial constituent les têtes de chapitre des accusations portées contre des personnalités politiques qui ont occupé le devant de la scène durant près de vingt ans et des patrons d'entreprises privées dont ils ont favorisé directement ou indirectement la promotion fulgurante par des mesures que la justice a estimé suffisamment entachées de graves irrégularités pour prononcer leur arrestation, leur détention provisoire puis la condamnation de nombre d'entre eux, au terme de débats contradictoires, à des peines de prison ferme, dans le respect bien sûr des recours prévus par la loi.
De mémoire de spécialistes de l'univers carcéral, jamais un établissement pénitentiaire dans le monde n'a reçu autant de cols blancs ayant occupé les plus hautes fonctions dans l'Etat, de chefs de grandes entreprises publiques notamment financières, et de patrons d'entreprises privées dont l'activité couvre des secteurs aussi divers que le montage automobile, les télécommunications, l'agroalimentaire, les hydrocarbures, la production artistique et culturelle qu'on croyait, par les rêves qu'elle procure, au-dessus de tout soupçon d'ordre bassement matériel.
En conclusion de son magistral exposé, l'orateur a souligné à l'adresse de ceux qui pourraient s'interroger sur l'absence devant les tribunaux du Gouverneur sous les mandats duquel la corruption a prospéré et causé d'énormes dégâts au Trésor public, qu'à travers la condamnation définitive ou provisoire de ses anciens collaborateurs directs et de ses soutiens, c'est bien son mode de gouvernance qui est sévèrement sanctionné avant le verdict de l'Histoire qui sera certainement sans appel, et le Jugement dernier que Dieu réserve à ceux qui ont trahi le Livre Saint sur lequel ils ont prêté serment plus d'une fois et qui peuvent imaginer en revisitant les écritures sacrées quel type de brasier les attend.
Alors que les graves blessures occasionnées par «le virus du pouvoir» et celui de la corruption qui se nourrissent historiquement de la mégalomanie et des méfaits de l'homme ne sont pas encore cicatrisées, voilà qu'un troisième virus venu d'ailleurs, d'origine animale, dit-on, s'invite sur la place publique, envahissant peu à peu la planète tout entière.
Tueur invisible, il s'attaque aux personnes vulnérables et à celles qui les soignent puis «démocratise» sa progression mortelle en s'emparant de la vie de tous les humains qui ont la malchance de se trouver sur son passage, s'en prenant par vagues successives aux rassemblements festifs ou mortuaires dont il pénètre facilement les rangs serrés, aux petites et aux grandes entreprises qu'il appauvrit, ruinant les plus faibles d'entre elles, aux administrations dont il dépeuple les services, aux déplacements individuels et collectifs sur terre, sur mer et dans les airs massivement exposés à sa contamination, aux hommes riches ou pauvres, aux gouvernants quel que soit leur rang.
Il augmente le taux de maladies nerveuses et de suicides chez les populations désespérées, impose l'état d'urgence et le couvre-feu comme en temps de crise ou de guerre, et met les armées des laboratoires du monde entier à sa poursuite. S'il est de tradition de serrer les rangs face à l'ennemi extérieur, il faut se résoudre cette fois-ci à la distanciation pour contenir l'avancée de ce virus à mille têtes, dont l'identification faite de chiffres et de lettres, comme une étiquette collée à l'extrémité d'un linceul, fait froid dans le dos à sa simple lecture.
C'est bien l'année de tous les virus, entend-on murmurer parmi l'assistance...
Sur ce, alors que la nuit se prépare à laisser place aux aurores, le président de séance reprend la parole. Oui, c'est bien l'année de tous les virus que nous venons de vivre, bien qu'un autre mal, celui de la rumeur qui enfle parfois comme une «tumeur» au sein de la société, mérite d'ores et déjà d'y figurer.
Ce sera l'objet de notre prochain conclave destiné comme celui-ci à poser un regard apaisé sur des évènements vécus, et à maintenir la mobilisation et la vigilance pour l'avènement d'une République où la parole citoyenne et responsable ne sera plus un délit, une République où les gouvernants et les gouvernés sauront, dans le respect du droit souverain qui doit commander aux uns et aux autres, rompre cette fois-ci la distanciation qui les a longtemps séparés pour bâtir enfin, dans la consultation démocratique et l'action solidaire, un front commun contre les virus d'ici et d'ailleurs.
B. A.
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