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"L'Algérie n'est pas dans les tablettes des Américains"




Parole d'expertPolitologue, expert en développement, Néjib Ayachi est président du Maghreb Center, un think tank basé à Washington, aux Etats-Unis. Dans cette interview, il explique comment est perçue l'exception algérienne aux Etats-Unis et situe la responsabilité des Américains dans le chaos qui sévit dans le Monde arabe.L'Expression: Le chaos règne un peu partout dans le Monde arabe. En peu de mots, selon vous, comment en est-on arrivé là'Néjib Ayachi: Très succinctement, on pourrait dire que la situation qui prévaut actuellement dans la région du Moyen-Orient et Afrique du Nord est la conséquence des soulèvements populaires dans les pays dits du printemps arabe, contre des régimes autocratiques, oppressifs, ineptes et corrompus, combinés aux effets dévastateurs d'interférences et interventions étrangères.De quelles interférences s'agit-il'Ces mouvements de contestation populaires, déclenchés au départ pour des raisons structurelles, propres à chaque pays, se sont rapidement trouvés soutenus ou même manipulés au gré des intérêts d'intervenants régionaux, comme l'Arabie saoudite, la Turquie, le Qatar et l'Iran, ainsi qu'extérieurs, en premier lieu les Etats-Unis, appuyés par d'autres pays occidentaux et en seconde lieu, la Russie qui oeuvre à regagner l'influence qu'elle possédait au Moyen-Orient à l'époque de la Guerre froide en se positionnant comme contre-pouvoir par rapport aux puissances occidentales. Ainsi, au Yémen, à Bahreïn, en Iraq, et de plus en plus intensément en Syrie, ces puissances sont désormais engagées dans un bras de fer pour déterminer le destin de la région par forces locales interposées, souvent mobilisées sur une base ethnique et religieuse, bien que, et il faut le répéter, l'origine des soulèvements ait été de type politique et socio-économique.Dans ce chaos généralisé l'Algérie semble épargnée. Comment est perçue cette exception algérienne aux Etats-Unis'Dans les cercles de politiques étrangères qui connaissent un tant soit peu l'Afrique du Nord et notamment l'Algérie, un milieu très réduit malheureusement, on évoque l'Algérie comme ayant déjà connu son printemps arabe dans les années 1990 tout en ayant payé le prix.L'Algérie est considérée comme un Etat responsable, qui favorise le dialogue et la diplomatie pour la résolution des problèmes de la région, et un partenaire fiable dans la lutte contre le terrorisme. Cependant, certaines voix s'élèvent ici et là pour s'inquiéter de la relève politique et générationnelle, ou pour appeler à des réformes structurelles et à la diversification de son économie pour éviter à terme des problèmes sociaux et économiques graves.Les Etats-Unis endossent une part de responsabilité dans ce qui arrive au Monde arabe. Est-ce votre avis'Comme c'est désormais admis, y compris aux Etats-Unis, l'intervention militaire américaine en Irak de 2003, suivie de son occupation et du démantèlement du régime baâthiste de Saddam Hussein, ainsi que la destitution de la caste dirigeante sunnite au profit de la majorité shiite du pays, ont eu des conséquences éminemment déstabilisatrices non seulement pour ce pays mais pour toute la région.C'est ainsi que le fragile équilibre ethno-religieux qui y existait, particulièrement en Syrie, véritable mosaïque de groupes ethniques et confessionnels, s'est trouvé brutalement remis en question; de même que les frontières héritées des accords entre la France et la Grande-Bretagne dit Sykes-Picot de 1916 de partage du Moyen-Orient en zones d'influences respectives, avec l'émergence de Daesh, une excroissance d'Al Qaîda en Iraq.Nombreux sont les experts et analystes qui soutiennent la thèse selon laquelle les Etats-Unis étaient engagés dès le départ, qu'ils auraient même organisé les révoltes dites du printemps arabe, qu'en pensez-vous'Ceux qui soutiennent cela veulent minimiser la portée de ces mouvements de protestation pour la dignité, la citoyenneté, la justice sociale et l'équité économique, qui font gravement défaut dans le Monde arabe depuis trop longtemps, mais où prévalent des systèmes politiques autoritaires fondés, sous une forme ou sous une autre, sur des économies de rente et qui sont tombés en crise, ne permettant plus aux élites dirigeantes de continuer à acheter une très relative stabilité et cohésion sociale. La dégradation de la situation économique et sociale est la cause déterminante du déclenchement des révoltes et révolutions dans le Monde arabe.Mais il est difficile d'admettre que celui qu'on surnomme, à juste titre, le gendarme du monde n'ait pas joué un rôle même secondaire...En réalité, les Etats-Unis comme beaucoup d'acteurs et observateurs internationaux ont été surpris par le déclenchement des révoltes et révolutions qui ont secoué le Monde arabe en 2010 et 2011, et ils n'ont pas été, jusqu'à présent, en mesure d'articuler une politique cohérente pour la région, en réponse à la nouvelle situation engendrée par ces soulèvements. Cependant, s'ils ne les ont pas orchestrés, ils sont quand même intervenus assez rapidement pour en influencer le déroulement et les résultats, dans le sens de la préservation de leurs influence et intérêts.C'est ainsi qu'ils ont décidé, entre autres, à l'instigation d'«experts» américains et européens de l'islam politique et de certains lobbies plus ou moins liés à des pétromonarchies du Golfe et aux islamistes dits modérés, de soutenir lorsque possible le mouvement des Frères musulmans et ses diverses branches à travers le Monde arabe. En effet, pour les Etats-Unis et leurs conseillers, les Frères musulmans, qu'ils considèrent donc comme des islamistes «modérés», sont les plus en phase pour ainsi dire avec la religiosité et le conservatisme social qui selon eux caractérisent les peuples arabo-musulmans.Pour les Etas-Unis, ces islamistes «modérés» peuvent apporter la stabilité, ainsi qu'un certain développement économique, sans pour cela contester l'ordre néolibéral global. En outre, ils ne remettent pas en question les alliances militaires alignées sur l'Otan. Que la situation des sociétés arabes soit beaucoup plus complexe que cela, a malheureusement été de peu d'importance pour les décideurs américains.On note cependant, une hésitation certaine de la part des Etats-Unis à s'impliquer contre Daesh notamment en Libye. Comment expliquer cette frilosité américaine face à un ennemi pourtant avéré'Il faut se souvenir que le président Obama a été élu sur la base d'un rejet très clair de la politique interventionniste et militariste menée par son prédécesseur George W. Bush au Moyen-Orient. Cette hésitation est donc le reflet de la grande réticence de la part de l'opinion publique américaine de voir leur pays s'engager plus encore dans cette région du monde, qu'elle considère compliquée, instable et explosive; et est très opposée à une nouvelle aventure militaire dans un pays musulman. Ajoutons à cela que la majorité des Américains est plus concernée par les défis d'ordre économique auxquels elle est confrontée que par les questions de politique étrangère.De plus, l'administration Obama ne veut pas voir une réédition du chaos qui a suivi les renversements soutenus par les Etats-Unis, des régimes irakien en 2003 et libyen en 2011.Il faut relever que ces hésitations, ce manque d'engagement, ce vide laissé par les Etats-Unis a incité les puissances régionales, particulièrement l'Arabie saoudite et l'Iran à le combler. On peut dire qu'il en est de même de la Russie et même de la Chine, au moins au plan économique, et qu'on s'achemine vers une certaine multipolarité et la fin de l'hégémonie américaine au Moyen-Orient.Pour ce qui concerne la Libye, les Etats-Unis semblent pour le moment se contenter d'appeler les factions en conflit à mettre en oeuvre les termes de l'accord de paix conclu sous l'égide de l'ONU, et plus généralement laissent leurs alliés européens prendre les devants, se contentant de «diriger en arrière-plan» (leading from behind), comme l'a exprimé le président Obama. Pour ce qui est des menaces exercées par les groupes terroristes en Afrique du Nord, les Etats-Unis et, à leur instigation, l'Otan, ont renforcé leur coopération avec le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et la Mauritanie.Et qu'en est-il de la Syrie'Les Etats-Unis ont également fait preuve de beaucoup d'hésitations avant de s'engager dans le conflit qui déchire la Syrie, ce qui a permis à leurs alliés, nommément les Etats sunnites militants d'Arabie saoudite, du Qatar et de Turquie, de prendre l'initiative en soutenant diverses factions islamistes en lutte contre le régime de Bachar El Assad, appuyé par l'Iran shiite. En outre, la politique américaine de soutien et d'armement des rebelles syriens dits «modérés», afin qu'ils puissent lutter plus efficacement contre Daesh, mais également contre le régime syrien, avec l'espoir de voir émerger un régime post-Bachar El Assad qui leur serait plus favorable ainsi qu'à leurs alliés régionaux, s'est avérée un échec et n'a fait qu'aggraver la situation. En réalité, les grandes milices en Syrie sont alliées soit à Daesh soit à Jabhat al-Nosra, la branche locale d'Al-Qaîda.La région du Moyen-Orient et Afrique du Nord reste quand même importante pour une superpuissance comme les Etats-Unis, et la situation est grave, que peuvent-ils faire pour y remédier'Comme certains analystes l'ont à très juste titre relevé, la région souffre d'un «déficit diplomatique», et il faut donc se féliciter que l'administration Obama, malgré l'opposition de l'influente aile droite et va-t-en-guerre du parti républicain, ainsi que la pression de certains lobbies, au premier chef pro-israélien et saoudien, soient parvenus à un règlement pacifique de la question nucléaire iranienne. Le seul fait que l'Iran et les Etats-Unis aient accepté de discuter et qu'ils soient parvenus à un accord, est en soi un facteur stabilisant pour la région et a valeur d'exemple pour les autres puissances impliquées, par procuration, dans les divers conflits qui l'agitent. Cet effort de règlement des problèmes par voie diplomatique plutôt que militaire, bénéficie d'un certain soutien aux Etats-Unis actuellement, et il faut espérer que la solution diplomatique pour régler les problèmes au Moyen-Orient continuera d'être privilégiée par le prochain président également, [Ndlr: les électeurs américains sont censés élire un nouveau président en novembre 2016] même si Hillary Clinton, considérée plus interventionniste que l'actuel président, devait remporter les élections.Pour revenir à la Syrie, les Etats-Unis devront-ils négocier directement avec le président Assad, accusé par eux des pires exactions contre son peuple'Pourquoi pas, les Etats-Unis ne sont-ils pas actuellement engagés dans des pourparlers avec les taliban qui ont imposé un régime de terreur sur de vastes territoires en Afghanistan, et ont même fourni appui et assistance à Oussama Ben Laden responsable de la mort de centaines de citoyens américains'En outre, même si le président Bachar El Assad possède une bonne part de responsabilité dans la réviviscence et l'exacerbation des clivages communautaires et l'aggravation des tensions en Syrie, par la répression brutale qu'il a menée contre une opposition au départ pacifique, il reste à la tête d'un régime qui, en dépit des prédictions, ne s'est pas effondré et il faut donc en tenir compte.Bien sûr, l'appui de la Russie et de l'Iran y est pour quelque chose, mais il semblerait aussi que le régime, même s'il a privilégié la minorité alaouite au détriment de la majorité sunnite, bénéficie d'un certain soutien populaire qui transcende les divisions ethniques et sectaires, car de nombreux Syriens semblent considérer que la violence qu'il a pu exercer pour mater les soulèvements populaires n'est en rien comparable en intensité et en horreur à celle pratiquée par les islamistes radicaux de Daesh dans les zones sous leur contrôle en Syrie et ailleurs.Il faut aussi mentionner que le président Assad bénéficie du soutien de nombreux nationalistes en Syrie et à travers le Monde arabe depuis la disparition du régime baâthiste irakien, ce dont il faudrait également tenir compte. Le secrétaire d'Etat américain John Kerry semble accepter d'impliquer dans les négociations le régime syrien et même le président Assad, même s'il considère que ce dernier devra éventuellement quitter le pouvoir pour, d'après lui, pouvoir opérer une stabilisation complète de la situation.D'autre part, les Etats et organisations régionaux clients, comme la Turquie, l'Arabie saoudite, le Qatar et le mouvement des Frères musulmans, ont dit qu'ils suivraient l'exemple américain.




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