Une manière commode de faire la connaissance d’une ville ou d’un pays est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Mettons de côté le travail et la mort et promenons-nous dans une Algérie qui, au printemps et à l’été, invite à l’amour…
Point de départ à 900 mètres d’altitude : les ruines de Djemila, situées en bordure du Constantinois. Il s’agit de l’ancienne cité romaine de Cuicul, fondée à la fin du Ier siècle. Elle compte un forum, des temples et un capitole. Il faut beaucoup de temps pour aller à Djemila. Ce n’est pas une ville où l’on s’arrête et que l’on dépasse. Elle ne mène nulle part et n’ouvre sur aucun pays. C’est un lieu d’où l’on revient. La ville morte est au terme d’une longue route en lacet qui semble la promettre à chacun de ses tournants et paraît d’autant plus longue. Lorsque surgit enfin sur un plateau, aux couleurs éteintes, son squelette jaunâtre comme une forêt d’ossements, Djémila figure alors cette leçon d’amour et de patience qui peut seule nous conduire au cœur battant du monde. Là, parmi quelques arbres, de l’herbe sèche, elle se défend de toutes ses montagnes et de toutes ses pierres, contre l’admiration vulgaire. A 300 kilomètres à l’ouest se trouve Alger où, pour qui est jeune et vivant, tout est refuge et prétexte à triomphes : la baie, le soleil, les jeux en rouge et blanc des terrasses vers la mer, les fleurs et les stades, les filles aux jambes fraîches.
Odeurs et lumières
A Alger, on ne dit pas «prendre un bain» mais «se taper un bain». Avant la baignade, traversons le populaire quartier Belcourt, qui a conservé ce nom après l’indépendance. C’était mon quartier, non pas natal puisque je suis né à Dréan, mais celui où j’ai grandi, dans un minuscule appartement de la rue de Lyon ; au numéro 93 plus exactement. Dans les cinémas de mon enfance, on vendait quelques fois des pastilles de menthe qui portaient, gravé en rouge, tout ce qui est nécessaire à la naissance de l’amour. 1. Des questions : «Quand m’épouserez-vous ?» ; «M’aimez-vous?». 2. des réponses : «A la folie»; «Au printemps». A Belcourt, on a vu des mariages se conclure ainsi et des vies entières s’engager sur un échange de bonbons à la menthe. Les odeurs étaient multiples. C’étaient celles des écuries du quartier, des lessives sur les mains de ma mère, des jasmins et des chèvrefeuilles.
Trombes et chaleur
Aujourd’hui comme hier, la chaleur est terrible, souvent elle rend fou presque tout le monde, et les arcades ne sont pas d’un grand secours pour qui cherche de l’ombre. Alger est un nid de lumières, qui s’assombrissent parfois pour laisser place à des orages brefs, et intenses. Je m’en souviens: l’eau, venue des cataractes du ciel, lavait alors brutalement les arbres, les toits, les murs et les rues de la poussière de l’été. Boueuse, elle emplissait rapidement les ruisseaux, gargouillait férocement aux bouches d’égout, crevait chaque année les égouts eux-mêmes.
Le premier soleil qui réapparaissait faisait alors fumer les maisons et les rues, la ville entière. La chaleur pouvait revenir, mais elle ne régnait plus, le ciel était plus ouvert, la respiration plus large, et, derrière l’épaisseur des soleils, une palpitation d’air, une promesse d’eau annonçaient l’automne et la rentrée des classes. Mon école primaire se trouvait rue Aumérat, à côté des halles. Regardons la ville depuis le port : il est dominé par le jeu des cubes blancs de la Kasbah. Quand on est au niveau de l’eau, le fond blanc cru de la ville arabe se détache du ciel bleu. C’est dans le port que l’on se baigne, avant d’aller se reposer sur des bouées.
Sel et mer
A l’ouest, toujours, et à une soixantaine de kilomètres se trouve Tipasa, le grand libertinage de la nature et de la mer qui m’accapare tout entier. Regardez les coteaux plantés de pins et de cyprès, et la mer, toujours recommencée, qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. Je me souviens de ce soleil, de cette mer, de mon cœur bondissant de joie, de mon corps au goût de sel et de l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. Tipasa m’apparaît comme ces personnages qu’on décrit pour signifier indirectement un point de vue sur le monde. Comme eux, elle témoigne, et virilement. Elle est aujourd’hui mon personnage et il me semble qu’à le caresser et le décrire, mon ivresse n’aura plus de fin.
Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et l’œuvre d’art viendra ensuite. Il y a là une liberté.
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Posté Le : 23/07/2021
Posté par : patrimoinealgerie
Ecrit par : Par Virginie Bloch-Lainé, (avec Albert Camus)
Source : http://jazairhope.org/fr/lalgerie-memoire-dun-beau-pays/