Enfumades de villageois entassés dans des grottes – ancêtres des fours crématoires –, destruction de mechtas, razzias, exécutions sommaires, tirs à balles réelles sur des manifestants, à Sétif, à Skikda, torture généralisée : lorsqu’on évoque la violence dans l’Algérie colonisée, on pense le plus souvent à la violence sanglante, à la violence militaire, qui a fait des millions de morts.
Mais il y en eut une autre, la violence du droit, celle qui déterminait tous les aspects de la vie des colonisés : banalisée parce que légitimée, elle passait quasiment inaperçue – excepté de ceux qu’elle frappait, évidemment : tous les Algériens, parce que Algériens. C’est à l’analyse de cette violence qu’une historienne française, chargée de recherche au CNRS, Sylvie Thénault, consacre un ouvrage absolument remarquable. Très dense, très fouillé, riche d’exemples, nourri de multiples références livrées par les archives, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale est une véritable somme. Dépassionné, mais clinique, cet ouvrage jette une lumière crue sur l’enfer qu’était la vie quotidienne des Algériens colonisés.
Une vie tout entière régie par le Code de l’indigénat et soumise à l’arbitraire le plus total. Tout «sujet algérien», tout «Français musulman», comme indiquait son passeport, c’est-à-dire tout «Français» de dernière catégorie, pouvait à tout moment, et sous n’importe quel prétexte, être interné dans un camp. L’internement menace à l’époque tout Algérien, explique S. Thénault.
«Proposé par les services de police en milieu urbain et des chefs de commune en milieu rural : maires et administrateurs», l’internement est décidé par des commissions qui, le plus souvent, entérinent la proposition qui leur est faite. Le «sujet» se retrouve dans un camp sans aucune comparution devant un juge, sans avoir été défendu par un avocat. Il ne sait pas toujours pourquoi, il ne sait pas combien de temps – 8 jours, 3 mois – il restera dans ce camp : son séjour, comme la durée de ce séjour, relève du plus total arbitraire.
A la différence de la prison, qui – en principe – doit permettre au détenu de comprendre son délit et de se réintégrer, à la sortie, dans la société, l’internement est une punition sans aucune finalité : estimant que «les populations colonisées étaient inaptes à l’amendement et devaient être soumises aux châtiments les plus rudes», le pouvoir colonial se servait de l’internement pour montrer sa force et inspirer la peur. Le tout, avec bonne conscience, car, selon une opinion répandue, «l’Arabe» était «insensible à l’enfermement» et troquait «sans aucun déplaisir» son gourbi enfumé contre un séjour dans un camp, éventuellement dans une prison.
Les raisons de l’interner étaient multiples et aussi arbitraires que la décision d’internement : si des actes ouvertement délictueux, vols, crimes, pouvaient lui donner un fondement objectif, n’importe quelle conduite pouvait être sanctionnée.
Par exemple, être considéré comme un marginal, tenir en public des propos contre la France ou son gouvernement, avoir une attitude arrogante face à un représentant de l’autorité, se moquer du caïd, circuler hors de sa région sans un permis de voyage, consommer du kif, payer ses impôts en retard, essayer de se soustraire au service militaire, tenter de partir en pèlerinage à La Mecque quand, cette année-là, le pèlerinage était interdit (par exemple, troubles en Turquie, risques de «contamination» en Algérie). Toutes les catégories sociales étaient concernées, et un notable, tout comme un pauvre paysan, pouvait se retrouver dans un camp ou une prison.
L’internement, en effet, ne sanctionnait pas nécessairement un acte, il sanctionnait d’abord un état – le fait d’être algérien –, et sous cet angle, c’était d’abord un mode de gouvernement, une façon de montrer sa force, de faire peur, de prévenir une possible révolte, comme de fournir de la main-d’œuvre gratuite aux colons, quand l’internement était transformé en journées-travail, sans précision de durée. De 1830 à 1962, «l’internement apparaît comme un outil du gouvernement des hommes», une «pratique ordinaire de l’administration coloniale». L’ouvrage de Sylvie Thénault dresse plusieurs cartes, selon les époques, qui montrent l’implantation des camps. Mais il y en eut tant, et de tant de catégories, que c’est l’Algérie tout entière, pendant 130 ans, qui a été transformée en un immense camp de concentration, où, de douars exterminés en mechtas rasées, de terres dévastées en forêts incendiées, tout un peuple a été soumis à la barbarie colonialiste.
• Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale, camps, internements, assignations à résidence, Odile Jacob, 381 p.
- Maurice Tarik Maschino, qui a refusé en 1956 de se battre contre le peuple algérien et l’a fait savoir dans deux livres, Le Refus et l’Engagement - (Maspéro, 1960, 1961) – rallie le GPRA à Tunis, où il collabore à El Moudjahid, rejoint l’Algérie en 1962, demande et obtient, en 1963, la nationalité algérienne (qu’il a conservée), enseigne la philosophie dans les lycées El Idrissi et Emir Abdelkader, se marie avec Fadéla M’Rabet, et produit, avec elle, à la RTA, plusieurs émissions, entre autres Le Magazine de la jeunesse, qui fera grand bruit. A Paris depuis 1971 et collaborateur du Monde diplomatique, il reste très attaché à l’Algérie, même s’il critique, avec Fadéla M’Rabet, L’Algérie des illusions (R. Laffont, 1974), y revient souvent, publie en 2004 (Fayard, ANEP) un long reportage, L’Algérie retrouvée et, en 2005, Algérie : un deuil impossible (éd. Acom, Alger). El Watan va l’héberger, cette fois-ci et régulièrement, dans ses colonnes.
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Posté Le : 30/01/2012
Posté par : aladhimi
Ecrit par : La chronique de Maurice Tarik Maschino
Source : elwatan le 30 janvier 2012