Algérie

L'Afrique chrétienne, de la « grande persécution » à l'invasion vandale



L'Afrique chrétienne, de la « grande persécution » à l'invasion vandale

Du IIIe au Ve siècle, l'Afrique chrétienne vécut nombre de bouleversements. François Decret, auteur du Christianisme en Afrique du Nord ancienne, (Le Seuil, 1996) nous explique comment, après avoir été victime de violentes persécutions, cette Église fut parcourue de courants dissidents dont le plus important, le donatisme, fut accompagné d'une révolte sociale avant d'évoquer la forte personnalité d'Augustin, évêque d'Hippone, dont l'incessant combat doctrinal permit le triomphe de la Grande Église.

 

La « grande persécution »

En novembre 284, après une longue crise qui ébranla l'Empire jusque dans ses fondations, Dioclétien fut proclamé Auguste. Dès 286, il associa Maximien à son pouvoir et, en 293, désigna deux Césars, lieutenants et futurs successeurs, Galère et Constance Chlore : ainsi naissait la « tétrarchie ». Les traditions revinrent à l'ordre du jour dans un climat de patriotisme exalté. Or les chrétiens constituaient le principal obstacle à la mise en place de ce vaste projet de restauration. Les historiographes du IVe siècle attribuent au César Galère le déclenchement de la politique antichrétienne qui allait s'abattre sur l'Église à partir de l'année 303.

En effet, de février 303 à février 304, Dioclétien et ses collègues lancèrent successivement quatre édits, marquant la « grande persécution », la plus féroce et la plus longue dans l'Empire, celle aussi qui devait être la plus lourde de conséquences pour la chrétienté africaine. Les gouverneurs et les magistrats municipaux opérèrent d'abord des perquisitions pour saisir et faire brûler le mobilier des églises. Bien des clercs, évêques et prêtres cédèrent aux exigences de ces agents. On les appela alors traditeurs, « ceux qui livrent ». Toutefois, certaines autorités locales, hommes intègres et sans fanatisme, firent preuve de bienveillance pour les chrétiens. Ils évitaient ainsi aux clercs et à leurs fidèles de faire face à l'alternative qui s'imposait pour d'autres : trahir leur foi ou faire acte d'héroïsme.

Renouvelant les mesures de Dèce, un édit promulgué au début de l'année 304 prescrivit un sacrifice général dans l'Empire, sous peine de mort ou de condamnation aux travaux forcés dans les mines. La persécution prit alors une nouvelle tournure et des gouverneurs de province purent donner libre cours à leur agressivité contre le christianisme. Malgré les faiblesses de son clergé, l'Église d'Afrique ne manqua pas cependant de martyrs. On connaît le calvaire d'un groupe de quarante-neuf fidèles – trente et un hommes et dix-huit femmes – originaires d'Abitinae, au sud-ouest de Tunis. Après de longs interrogatoires, les accusés furent soumis à la torture du chevalet et des ongles de fer avant d'être jetés en prison. Les Actes ne précisent pas s'ils furent alors exécutés ou si on les laissa mourir de faim dans leurs geôles.

Les célèbres Acta sanctae Cristinae relatent l'interrogatoire, conduit en 304 par le proconsul Anullinus, d'une chrétienne de Theveste – Tébessa, dans le sud de l'actuel Constantinois algérien. Voulant convaincre cette femme de très noble origine de sacrifier aux dieux, Anullinus lui dit : « Toute l'Afrique l'a fait, et tu le sais ». Il y avait certes là quelque exagération de la part de ce gouverneur dont la politique habile, faisant alterner intimidation et persuasion, entraîna de nombreuses défections. Quant à Cristina, elle refusa de se soumettre aux injonctions du gouverneur et fut décapitée.

Parlant de l'Église de Numidie, particulièrement frappée, Augustin écrivit : « Beaucoup, arrêtés à cause de leur refus, souffrirent des maux de toute sorte, affrontèrent les plus cruels supplices et furent mis à mort : aussi les honore-t-on à bon droit comme martyrs ». Commencée en mai 303, cette sanglante persécution prit fin, du moins dans son application et par une « tolérance de fait », vers le printemps de l'année 305. Mais c'est alors que la chrétienté africaine allait connaître une crise autrement plus grave, séquelle de cette persécution, crise qui allait la briser.

 

L'Afrique des schismes et des hérésies : le donatisme

Schismes et hérésies ont tellement marqué l'aventure du christianisme en Berbérie qu'on peut se demander si, dans cette chrétienté fort ancienne et profondément implantée, la véritable tradition n'a pas été représentée par ces courants dissidents qui l'ont parcourue jusqu'à sa disparition, plutôt que par l'orthodoxie officielle de la Grande Église. Certes, de tous ces mouvements, le donatisme aura été le plus « africain », le seul qui soit né sur cette terre où il s'épanouit, plus de trois siècles durant.

La crise éclata en 307 dans des conditions semblables à celles qui avaient vu apparaître les schismes après la persécution de Dèce, et ses instigateurs prônèrent une discipline rigoriste à l'encontre des lapsi. On désignait ainsi ceux qui s'étaient soumis aux édits impériaux et qui, après la persécution, demandaient à réintégrer l'Église. C'est selon un processus fort complexe que se développa le conflit dont le prétexte apparent – une querelle de clercs – recouvrait des problèmes socio-économiques.

Après la mort du primat Mensurius, survenue courant 305, c'est son ancien diacre, Caecilianus, qui fut appelé à prendre sa succession. Les évêques de la province procédèrent à l'élection sans attendre leurs collègues numides. Quand le primat de Numidie arriva à Carthage avec soixante-dix évêques, ils regardèrent cette consécration comme nulle et installèrent un certain Majorinus auquel, en 313, devait succéder Donat, initiateur du schisme. Une crise dans l'épiscopat africain venait ainsi briser l'unité de la chrétienté, donnant ainsi naissance à une contre-Église.

Une remarque préalable s'impose ici : on ne saurait ramener ce conflit, comme on l'a fait parfois, à un divorce entre, d'une part, la société citadine et romanisée, qui serait le fief des catholiques, et d'autre part, les communautés rurales, populations de parlers essentiellement punique ou libyque, qui seraient donatistes. N'oublions pas en effet que le schisme commença à Carthage, autour de l'élection d'un évêque, et non pas en Numidie. Ses chefs spirituels étaient souvent eux-mêmes romains de culture, et le latin était la langue liturgique et théologique de l'Église donatiste.

Devenu maître de tout l'Occident romain, Constantin prit parti pour l'Église catholique. Les donatistes furent expulsés de leurs basiliques et les soldats se livrèrent contre eux à toutes les violences. Cette ingérence de la puissance séculière renforça la résistance des « rebelles », qui prirent du même coup conscience de représenter une Église spirituelle, sans rapport avec les calculs de Rome, et d'être le parti des Purs, face aux « traditeurs ».

Pour tenter de mettre un terme à cette affaire, Constantin promulgua, le 5 mai 321, un édit de tolérance. La période de paix qui suivit favorisa l'Église donatiste ; lors du concile réuni dans les années 336-340, elle comptait deux cent soixante-dix évêques. à la mort de Caecilianus, Donat, en appelant à l'empereur Constant, se posa comme évêque de Carthage.

Soucieux de rétablir l'unité catholique, Constant envoya en 347 deux légats en Afrique, pour tenter de réaliser l'union autour de la Grande Église. Ayant échoué dans leur entreprise, les légats voulurent user de la force. Ils se heurtèrent alors à une puissante résistance, en particulier en Numidie où les Églises donatistes étaient plus nombreuses que celles de leurs rivaux. En 355, élu successeur de Donat, Parmenianus, redoutable polémiste, s'était installé à Carthage. L'époque était à la rébellion : sur l'affaire donatiste, s'en greffa une autre, toute différente, qui devait considérablement aggraver la situation, celle des circoncellions.

 

La jacquerie des circoncellions

Les circoncellions – de circum cellas, ceux qui vont de grange en grange – étaient des saisonniers ou des journaliers qui se louaient au temps de la moisson ou de la cueillette des olives. Leur première apparition remonte à cette période, quand le comte Taurinus, commandant de l'armée d'Afrique entre 340 et 345, intervint à la requête d'évêques donatistes pour les protéger. Les troupes du général romain firent un vrai massacre de ces « bandits ». Mais les fidèles, par une sorte d'amalgame entre la foi religieuse et la lutte pour une cause sociale, leur dressaient des sépultures et les vénéraient comme des martyrs. Il s'agissait en fait de la révolte d'une petite paysannerie endettée, écrasée par les conditions économiques. Voyant leur situation empirer, ces déshérités aspiraient à une « révolution sociale ». Si cette sorte de jacquerie fut indépendante au départ des partis en présence, les circoncellions ne furent pas longs à mettre en parallèle leur situation et celle de cette Église opprimée par Rome. La contestation sociale et économique des premiers temps laissa place à une sorte de fanatisme religieux, au cri de Deo laudes. Pour mériter la palme du martyre, des exaltés se brûlaient sur des bûchers, se jetaient, parfois par groupes entiers, du haut de rochers. Des épitaphes relevées au pied de falaises, en Numidie, célébraient ces « saints ».

Vers 366, Optat, évêque catholique de Milev, stigmatisait ces « brigands » qui se présentaient en redresseurs de torts, mais dont le mouvement n'était pas seulement anticatholique, mais antiromain. « Aucun créancier ne pouvait alors exiger le paiement de ce qui lui était dû… Chacun se hâtait de renoncer aux dettes même les plus importantes… Les routes non plus n'étaient pas sûres : des maîtres, jetés à bas de leur voiture, coururent comme des esclaves devant leurs propres valets assis à la place des maîtres… La situation était renversée entre maîtres et esclaves. » (Contre le donatiste Parmenianus, III, 4.)

Certes, l'entente entre les donatistes et ces « terroristes » ne permit que des rapprochements occasionnels. L'Église de Donat bénéficia toutefois largement de leurs entreprises – encore que les progrès de cette Église, et ce malgré les schismes intérieurs qui la minaient, s'expliquent d'abord par son propre dynamisme et par la ferveur de ses fidèles, qui ne partageaient d'ailleurs pas toujours les vues opportunistes de leurs évêques. Il faut encore noter que l'Édit de tolérance pris en 362 par l'empereur Julien fut pour eux une restauration : les proscrits recouvraient leurs églises, leur culte, leurs propriétés. Tenant dans un égal mépris catholiques et donatistes, Julien l'Apostat ne faisait que fortifier leur opposition mutuelle. Les schismatiques, avec les circoncellions, avaient pris parti pour le berbère Firmus lors de sa rébellion partie des montagnes de Kabylie (entre 371 et 375) ; à la mort de l'empereur Julien, en 363, ils furent à nouveau traités en ennemis de Rome et leurs lieux de culte remis aux catholiques. Par ses brutalités, la politique des empereurs n'avait fait qu'aggraver les crises qui brisaient la chrétienté africaine. Pour sa part, Augustin d'Hippone pensait que le remède pourrait venir du dialogue entre adversaires.

 

Augustin d'Hippone et le triomphe de la Grande Église

On ne saurait présenter en quelques pages la personnalité et l'action d'une des personnalités les plus marquantes de l'histoire des Églises chrétiennes. Augustin naquit le 13 novembre 354 dans une famille modeste de Thagaste – dans le Constantinois algérien. à dix-sept ans, après des études primaires et secondaires dans les écoles de la région, il partit pour Carthage, où il passa une douzaine d'années, d'abord comme étudiant, puis comme professeur de rhétorique à l'université de la ville. C'est dans cette Carthago Veneris, comme on désignait la métropole de l'Afrique, qu'il se lia à une jeune Africaine avec laquelle il vécut près de seize ans. Un fils, Adéodat, naquit de cette union, apportant à Augustin beaucoup de joie.

À Carthage encore, dès les années 372-373, Augustin enrichit son itinéraire d'un engagement auquel il consacra dix années – jusqu'en 384 : son adhésion au manichéisme, une religion née en Babylonie et qui, malgré les persécutions qui la frappèrent, particulièrement en Afrique, connut un étonnant destin. Simple laïc dans la secte, il se donna à sa nouvelle foi avec l'ardeur qu'il mettait dans toutes ses entreprises.

En 383, Augustin alla s'établir à Rome ; à l'automne 384, avec l'appui de manichéens, il obtint un poste de rhéteur avec charge officielle à la cour impériale, à Milan, alors capitale de l'Empire. C'est alors qu'il choisit une orientation qu'il devait suivre jusqu'à sa mort.

En avril 387, au cours de la veillée pascale, Augustin, âgé de trente-deux ans et son fils Adéodat, âgé d'une quinzaine d'années, reçurent le baptême des mains d'Ambroise, le grand évêque de Milan. Rien ne retenait plus cet Africain qui entreprit, à l'automne 386, de rentrer dans sa patrie. Sa mère mourut à Ostie, au cours du voyage ; peu après l'installation à Thagaste, il vit disparaître Adéodat, ce fils qu'il aimait tant. Ces coups successifs le marquèrent rudement.

Il y avait trois ans qu'il s'était établi en Afrique et sa renommée était grande à Hippone, alors seconde ville d'Afrique quand, de passage dans cette cité, il fut présenté par acclamation du peuple au vieil évêque Valerius. Appelé comme prêtre, il devint évêque coadjuteur au printemps 395. En 396, il succéda à Valerius à la tête de ce diocèse auquel il resta attaché jusqu'à sa mort.

Arrivant à Hippone en 391, Augustin trouva la majeure partie de la population chrétienne devenue donatiste, sans compter une forte communauté manichéenne. Si l'on voulait schématiser sa « carrière », on pourrait la diviser en trois périodes principales. Chacune a été marquée par de longues controverses : de 387 à 405 environ, contre les manichéens ; de 400 à 420, contre les donatistes ; de 412 à 430, contre les pélagiens. Ainsi, Augustin, jusqu'à sa mort, ne cessa de mener le combat doctrinal.

La polémique face au manichéisme occupa longtemps les forces et le temps de l'évêque : contre les responsables de la secte à Hippone, le prêtre Fortunatus, le docteur Felix, et plus encore, l'évêque manichéen Faustus, contre lequel il écrivit un ouvrage considérable, opus grande, en trente-trois livres.

Il faut encore noter les ardentes luttes théologiques qu'il mena, sur le sujet du péché et de la grâce divine, contre le pélagianisme importé de Rome par le moine Pélage et défendu longtemps en Afrique par son disciple Julien d'Éclane. Ainsi, après l'âpre conflit au sujet des lapsi qui l'avait opposé au pape Cyprien et à ses collègues tout au long de la crise du pélagianisme, de vives dissensions s'élevèrent entre Augustin et les pontifes romains. L'Église africaine se retrouvait une fois de plus confrontée à l'évêque de Rome dans la sauvegarde de sa traditionnelle autonomie. Ces épisodes sont caractéristiques d'une époque où la politique pontificale s'efforçait d'étendre son primat sur des provinces qui avaient toujours échappé à son total contrôle.

 

La Conférence de Carthage

Le 1er juin 411, l'empereur Honorius faisait ouvrir une Conférence à Carthage, avec obligation pour les évêques des deux partis d'y assister. Étaient présents à l'ouverture 286 évêques catholiques – sur un total de 470 sièges – et 279 évêques donatistes – pour environ 450 évêchés. Présidée par un commissaire impérial, la Conférence devait rétablir l'unité de la chrétienté africaine autour de l'Église dont la légitimité serait attestée. Face au donatiste Petilianus de Cirta (Constantine), Augustin, dont le rôle fut décisif, s'imposa comme le porte-parole de son Église et fit valoir que seuls les catholiques africains étaient en communion avec l'univers chrétien. Le 26 juin, le commissaire fit afficher les Actes de la Conférence et un édit d'union en faveur de l'Église catholique, à laquelle les évêques donatistes devraient se rallier, tout en conservant leur rang.

La Catholica africaine sortait certes triomphante, mais elle ne retrouverait jamais la parfaite unité. Quelques rares communautés rejoignirent l'Église. En Numidie, et en dépit de la résistance des obstinés, d'anciens donatistes se rallièrent également, qui furent alors traités de « déserteurs ». Les évêques catholiques avaient d'ailleurs reçu la consigne de s'attacher à ce grand œuvre de conversion sous peine d'être dénoncés par leurs collègues aux commissaires impériaux. Les lois s'avéraient un providentiel moyen de ramener à la vraie foi les ouailles égarées et la coercition présentait bien des avantages : « En effet », écrivait dès les années 400-403 l'évêque d'Hippone dans son traité Contre la lettre de Parmenianus (III, 1 et 5), « les verges sont aussi une forme de la charité », car, remarquait-il encore, « les opiniâtres ne craignent que les rigueurs des lois et l'exil » (Lettres, 89, 2). Il faut citer encore ces « conversions » collectives : ainsi, le sénateur Pammachius fit entrer dans le giron de l'Église officielle tous les colons qui travaillaient sur ses propriétés de Numidie et qui étaient encore prisonniers du schisme. Augustin remercia le sénateur de cette louable initiative : ces colons avaient veillé à suivre avec « la plus grande diligence » les consignes de leur maître. Toutefois, craignant les menaces des donatistes zélés à l'encontre des traîtres, les paysans des latifundia ne se montraient pas toujours aussi dociles. Quant aux esclaves refusant de suivre l'exemple de leur maître, l'édit de 412 les condamnait à recevoir le fouet jusqu'à leur soumission.

Un autre problème allait provoquer des tensions : comment les évêques ralliant la Grande Église pourraient-ils s'intégrer au mieux dans le découpage des nouveaux diocèses, tout en conservant leurs propres communautés ? On n'aboutit souvent qu'à des compromis instables. Les exemples d'abnégation chez les évêques furent bien rares. On imagine tous les cas de figures qui se présentèrent dans ces provinces où, catholiques et donatistes confondus, on comptait environ six cents évêchés : ceux des deux partis coïncidaient parfois et chaque évêque défendait les limites de son ancienne juridiction.

La tradition donatiste se poursuivit, souterraine, avec de brusques sursauts qui inquiétèrent encore la hiérarchie catholique jusqu'au siècle africain de Byzance. Mais déjà, parties des rivages de la Baltique, les tribus vandales parvenaient en Espagne en 409 ; vingt ans plus tard, elles passaient le détroit de Gibraltar. L'Église d'Afrique devait désormais poursuivre un destin qui, après la fin de l'Afrique romaine, allait se révéler précaire.




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