De la reconquête de la terre africaine par Justinien aux révoltes des élites locales contre l'Empire, des bouleversements suscités par les querelles doctrinales qui secouent l'Église aux guerres sans merci menées contre les conquérants arabes, Jean-Claude Cheynet nous restitue ici les contours méconnus de l'Afrique byzantine.
La restauration de l'autorité impériale
Lors des grandes invasions, l'Afrique romaine tomba, en 429, aux mains d'un peuple germanique, les Vandales, peu nombreux, mais dont le nom, devenu synonyme de destructeur, rappelle la crainte qu'il inspira. En réalité, les dommages causés par les Vandales furent modestes ; leur image souffrit surtout de ce qu'ils étaient ariens, car ils persécutèrent un temps l'Église locale, restée fidèle aux canons du concile de Nicée qui avait condamné l'arianisme. Un siècle plus tard, Justinien, ayant accédé au trône en 527, se donna pour but de restaurer l'Empire romain, ce qui impliquait non pas de recouvrer toutes les anciennes provinces d'Occident, mais celles qui étaient les plus riches et peuplées de Latins, dont l'Afrique. En outre, le très pieux empereur, défenseur de l'orthodoxie, se devait de combattre l'hérésie, notamment arienne.
Le premier objectif de Justinien fut l'Afrique car la flotte vandale qui contrôlait la Méditerranée occidentale devait être éliminée pour permettre la reconquête des terres occidentales. La tâche semblait redoutable car les précédentes tentatives byzantines s'étaient soldées par de terribles échecs. Justinien choisit un jeune général auquel il accordait sa confiance, Bélisaire, et rassembla une flotte et une armée, assez modestes en nombre – de l'ordre de douze mille à quinze mille combattants –, qui comptaient des contingents barbares. En 533, le vieux roi vandale, Hildéric, jugé par les siens complaisant à l'égard de l'Empire, fut renversé et remplacé par Gélimer, dont les soldats pensaient qu'il combattrait plus efficacement l'autre ennemi de leur peuple, les Maures : l'événement servit à Justinien de prétexte pour déclencher les hostilités. Le récit de la guerre vandale nous est rapporté par un proche de Bélisaire, Procope : le général débarqua à l'été 533 et, en deux rencontres, contre toute attente, il brisa la résistance vandale pour entrer victorieux à Carthage. L'Afrique redevenait romaine pour près de deux siècles.
Une nouvelle de Justinien datée de 534 restaura l'administration romaine, reconstituant la préfecture du prétoire d'Afrique, avec à sa tête un préfet grassement payé cent livres d'or, qui dirigeait un bureau à l'effectif de 396 fonctionnaires et qui avait autorité sur la Proconsulaire, la Byzacène, la Tripolitaine, la Numidie, les deux Maurétanie – Sitifensis et Caesariensis – et la Sardaigne, en tout sept provinces. Un atelier monétaire fonctionnait également à Carthage. Les impôts romains furent rétablis, ce qui provoqua une tension dans les premières années de l'occupation byzantine, la population rechignant à payer un tribut qu'elle jugeait fort lourd.
La nouvelle armée d'Afrique était commandée par un magister militum ou « maître des soldats », dont le premier nommé, Solomon, reçut les pleins pouvoirs quand Bélisaire rentra célébrer son triomphe. Solomon avait sous ses ordres des éléments de l'armée centrale, le comitatus, et les cinq ducs qui le secondaient disposaient de troupes locales, les limitanei. à la fin du VIe siècle, l'Afrique, comme l'Italie, fut placée sous l'autorité d'un exarque qui cumulait les pouvoirs civils et militaires et disposait d'une large autonomie vis-à-vis de l'empereur pour prendre les mesures d'urgence.
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Les rapports avec les Berbères
En réalité, l'Afrique byzantine était loin de ressembler à l'Afrique romaine car les Berbères, qui tenaient les montagnes et, en Tripolitaine, le désert, avaient étendu leur influence à l'époque vandale et n'avaient pas l'intention d'abandonner leur autonomie. Les Byzantins ne contrôlaient donc plus, à l'exception de quelques ports, les territoires qui constituent aujourd'hui le Maroc et l'Algérie occidentale et centrale. Ils tenaient les plaines, qu'ils cherchèrent à défendre en construisant de nombreuses forteresses, dont on voit encore aujourd'hui les vestiges – les fouilles ont mis en valeur notamment ceux de Timgad. Les habitants des cités poursuivirent ces réalisations avec leurs propres deniers, comme ce fut le cas à Aïn Ksar, et on a retrouvé plusieurs dizaines d'inscriptions témoignant de leur effort défensif. Les Byzantins s'efforcèrent également de se concilier une partie des Berbères et de les enrôler. Durant les premières décennies, ils se heurtèrent à des rébellions tenaces, d'autant plus que l'armée byzantine était en partie composée de mercenaires qui se révoltèrent parfois, faute d'être payés.
Justinien eut néanmoins la chance de pouvoir compter sur de bons généraux, dont Germanus, un de ses cousins, Salomon, qui perdit la vie au cours des combats, et Jean Troglitta, qui rétablit la paix. Les Berbères étaient difficiles à combattre – Carthage tomba même un temps en leurs mains – car ils menaient une guerre de course et pouvaient aligner des effectifs considérables puisque tous les hommes combattaient. à la fin du VIe siècle, une partie des tribus, jusque-là en grande majorité païennes, avait adopté le christianisme. Ces tribus pacifiées envoyèrent des délégations à Constantinople avec des cadeaux – parmi les quels des défenses d'éléphant –, en signe de soumission. Cependant la paix n'était jamais complète, ni définitive.
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L'Afrique donne une glorieuse dynastie à l'Empire
Avant sa chute en 602, l'empereur Maurice avait nommé un exarque, peut-être d'origine arménienne, le patrice Héraclius, qui fut maintenu à son poste par son successeur, Phocas. Ce dernier, arrivé au pouvoir en assassinant Maurice, se heurta à l'aristocratie de Constantinople, dont il déjoua les complots dans le sang. Il fut en outre attaqué par le puissant Empire perse. Face à cette situation, Héraclius entra en sécession contre l'empereur ; celui-ci n'eut cependant pas les moyens d'envoyer une armée l'affronter. Informé des difficultés de l'empereur, de son comportement sanguinaire qui lui aliénait une grande partie des élites, sollicité par des sénateurs et même par le général Priscos, un proche de Phocas, Héraclius décida d'envoyer son fils Héraclius le Jeune contre Phocas. En 608, il retint le convoi de blé africain annuellement destiné à Constantinople. L'exarque jugeait que la province pouvait fournir des troupes, notamment en enrôlant des éléments berbères, ainsi qu'une flotte, pour tenter l'entreprise. Nicétas, cousin d'Héraclius, conduisit l'armée d'Afrique par la Tripolitaine pour attaquer l'Égypte où, en 609-610, se déroula une guerre civile. Quant à Héraclius le Jeune, il partit de Carthage avec la flotte, ayant attaché aux mâts de ses vaisseaux l'icône de la Théotokos. Le 5 octobre 610, Héraclius exécutait Phocas à Constantinople et se substituait à lui pour conduire le dernier grand règne de l'Antiquité. Sans exagérer les forces en présence, l'Afrique avait alors assez de ressources pour décider du sort de l'Empire.
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Une Église prestigieuse
L'Église africaine, s'étant illustrée avec des martyrs célèbres, comme Cyprien, ou des évêques, comme saint Augustin d'Hippone, jouissait d'un grand prestige. Restée obstinément fidèle aux canons de Nicée, elle subit une longue persécution sous le règne des Vandales, qui confisquèrent une partie de ses biens au profit de la rivale qu'ils promouvaient, l'Église arienne. Le retour des Byzantins entraîna la suppression de cette dernière et la restauration d'un réseau dense d'évêchés orthodoxes.
Cette Église avait une vocation missionnaire, sans doute encouragée par Justinien. Certains sanctuaires païens des tribus maures furent brûlés lors des avancées militaires, lesquelles poussèrent loin au sud, puisque l'oasis saharienne de Ghadamès elle-même fut convertie. Des églises furent construites jusqu'au Maroc, preuve que le christianisme se développait hors de l'Empire, sans doute en priorité parmi les élites. Il semble en revanche que le monachisme s'y soit peu implanté.
Très vite, l'Église d'Afrique reprit sa place dans l'Église universelle et, lors de la querelle dite « des Trois Chapitres », ouverte au moment où Justinien souhaita se concilier les monophysites orientaux, les Africains se rangèrent résolument aux côtés de l'Église d'Occident conduite par le pape de Rome. Cependant, Justinien finit par imposer sa volonté en plaçant sur le siège de Carthage un de ses fidèles, au lieu de son adversaire obstiné, Reparatus.
En 630, Héraclius, difficile vainqueur de la guerre contre les Perses, voulut punir les juifs pour leur soutien à l'envahisseur en Palestine et décida leur conversion forcée. Les sources témoignent que l'exarque d'Afrique, à son retour de Constantinople, fit en effet procéder à la conversion de la communauté juive de Carthage, forte de plusieurs milliers d'âmes, le jour de la Pentecôte 632.
L'Afrique devait encore subir les conséquences des troubles religieux survenus dans l'Empire : Héraclius, ayant voulu unifier les chrétiens autour de la doctrine monothélite – qui reconnaissait, au-delà des deux natures du Christ, divine et humaine, une seule volonté –, se heurta à l'opposition des partisans du concile de Chalcédoine. Leur chef, Maxime le Confesseur, condamna violemment l'empereur, auquel il déniait le droit de définir le dogme. Chassé de Palestine par l'invasion arabe, Maxime, en compagnie d'autres moines et clercs, se rendit en Afrique, où il organisa un synode qui condamna le monothélisme. Puis, ayant gagné Rome, il conseilla le pape Martin dans l'organisation du concile du Latran de 649 qui renouvela cette condamnation. Après ce dernier coup d'éclat, l'Église d'Afrique sombre dans le silence des sources.
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Une riche province
L'Afrique romaine était renommée pour ses exportations de blé et d'huile d'olive. On a longtemps cru que l'occupation vandale avait entraîné un vif déclin, qui se serait poursuivi après la reconquête byzantine. Grâce à l'archéologie, il est aujourd'hui possible de nuancer cette vision : tout d'abord, Justinien, comme dans le reste de l'Empire, fit là œuvre de bâtisseur, non seulement en construisant les forteresses des frontières, mais aussi en élevant des murailles autour des villes et en bâtissant des églises, comme à Carthage, où il restaura également des thermes, des portiques et un monastère fortifié.
L'étude des tessons d'amphores, témoins des relations commerciales de l'Afrique avec les autres provinces, l'analyse de nombreux trésors monétaires, la redatation plus tardive de certaines villas à mosaïque permettent d'affirmer qu'au VIe siècle, l'Afrique était encore prospère et commerçait avec l'est de la Méditerranée, d'où provenait une grande part de ses importations. Ensuite, comme dans le reste de l'Empire, les cités déclinèrent, y compris Carthage, dont certains monuments furent abandonnés et où des constructions médiocres prirent place au milieu des anciennes maisons à péristyle. Toutefois, lorsque les Arabes arrivèrent, ils furent frappés par l'abondance du blé et de l'huile, ce qui suggère que les campagnes restaient actives.
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La venue des Arabes
Les musulmans, après la victoire décisive du Yarmouk, en 636, avaient conquis la Syrie, la Palestine, l'Égypte et même la Tripolitaine, après avoir pris possession de la Cyrénaïque. L'Afrique, divisée sur la question religieuse, était alors commandée par le patrice Grégoire, qui soutenait Maxime le Confesseur contre les monothélites et décida de renouveler le geste d'Héraclius contre Constantinople, en se proclamant empereur. Ce n'est toutefois pas la répression impériale qu'il eut à affronter mais une attaque des musulmans : il fut battu et tué devant Sufétula/Sbeitla, en 647. Les musulmans se retirèrent sans maintenir de garnison, se contentant de butin et d'un tribut. La guerre civile entre Ali et Moawiya offrit un répit à l'Afrique, jusqu'à la victoire du dernier nommé. Puis le gouverneur d'Égypte, ‘Amr, envoya une armée qui ne rencontra aucune résistance en Byzacène. Les Arabes conduits par Obka exploitèrent les difficultés des Byzantins, dont l'empereur, Constant II, était pourtant venu s'établir à Syracuse pour défendre l'Occident. Lorsqu'il y fut assassiné, en 668, la répression de la rébellion sicilienne mobilisa toutes les troupes disponibles, dégarnissant peut-être l'Afrique. Après la campagne de 669, les Arabes fondèrent une ville-camp à l'intérieur des terres, Kairouan, et commencèrent à convertir les tribus maures. La Byzacène était perdue. La seule protection de l'Afrique résidait désormais dans son réseau de forteresses car les Arabes n'avaient pas coutume de conduire de grands sièges.
Uqba b. Nâfi mena une nouvelle campagne mais, en dépit de ses victoires sur les Berbères de Maurétanie, il fut encerclé et tué en 683. Un chef maure, Koceila, reprit même Kairouan, offrant une décennie de répit à l'Afrique. Envoyé en 693 avec une puissante armée arabe, Hasan ibn Nu'mân réussit à vaincre l'exarque et à prendre Carthage, en 695. Seuls résistèrent aux Arabes certains Berbères, dont le chef le plus fameux fut une femme, la Kahina. Les Byzantins, profitant de leur supériorité navale, débarquèrent une armée qui s'empara de Carthage et d'une partie des forteresses perdues, pendant que la Kahina remportait des succès contre les Arabes. Ces derniers, au prix d'un nouvel effort, finirent cependant par reprendre Carthage et par vaincre et tuer la Kahina.
Les derniers points d'appui byzantins d'Afrique tombèrent au début du VIIIe siècle, y compris Septem/Ceuta. Restait la Sardaigne. Les Berbères se convertirent à l'islam et fournirent des troupes aux musulmans, tandis qu'une partie de la population latine, notamment les notables, se réfugiait en Sicile et en Italie du Sud. Cet affaiblissement des cadres chrétiens explique peut-être pourquoi le christianisme africain était moribond dès le XIe siècle, à la différence de celui de la Syrie ou de l'Égypte. Carthage fut progressivement abandonnée au profit d'un nouveau port tout proche, Tunis. Désormais les musulmans, fort actifs en Méditerranée occidentale, commençaient à razzier la Sicile et les côtes italiennes.
Posté Le : 01/05/2002
Posté par : hichem
Ecrit par : Jean-Claude Cheynet, Professeur d'histoire byzantine à l'université de Paris IV-Sorbonne
Source : www.Clio.fr