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L'abbé Bérenguer (1915-1996): Un curé aux accents humanistes et révolutionnaires



L'abbé Bérenguer (1915-1996): Un curé aux accents humanistes et révolutionnaires
Paroissien souvent rebelle, l'Abbé Bérenguer (1915-1996), cet homme de foi et de religion, a laissé le souvenir d'un homme de conviction, juste et courageux qui, dès 1955, en s'exprimant à travers un long article publié dans la revue Simoun paraissant à Oran, prit fait et cause pour l'indépendance de l'Algérie.

Son combat pour la liberté et l'indépendance inspira aux Algériens une image autre que celle que leurs parents avaient vécue au XIXe avec les pères missionnaires et prêtres-soldats, selon la tradition des saints militaires si populaires chez les chrétiens d'Egypte animés d'un zèle apostolique symbolisant au nom de la foi chrétienne leurs croisades en Algérie et en Afrique. Des hussards, parmi eux des hommes de foi les plus zélés, à l'image du cardinal Lavigerie (1825-1892) fondateur des Pères blancs et de la société des missionnaires d'Afrique, archevêque d'Alger et de Carthage; Charles de Foucauld (1858-1916), officier de l'armée, explorateur, géographe, pacificateur et missionnaire, enfin ermite.

Alfred Bérenguer est né à Amria ex-Lourmel, dans la wilaya de Aïn-Témouchent. Fils d'immigrants espagnols originaires de Grenade (Espagne). Son père, ouvrier-mécanicien, était venu s'installer en Algérie à la recherche de meilleures conditions de vie. Ce qui étreint le curé c'est l'arrogance et le mépris des colons à l'égard des Algériens mis au bord de la route. En s'installant un moment à Frenda, ville qui a vu naître le sociologue et spécialiste du Maghreb, Jacques Berque (1910-1995), il vivait à la limite avec sa famille comptant plusieurs enfants. «Sa condition à peu près égale, sinon légèrement mieux par rapport à une famille rurale algérienne», me confiait-il dans une interview en 1972. C'est son père qui orienta son choix l'encourageant à y faire des études paroissiales. « A douze ans, après communion solennelle et confirmation, j'entre au petit séminaire d'Oran», expliquait-il. Aller à l'école laïque et républicaine a été pour lui une chance extraordinaire. Les valeurs morales qui fondent l'engagement de cet homme de prêche, d'une voix inaudible chez les colons, étaient influencées par la Révolution française et surtout par les idées humanistes prônant la liberté et la libération des peuples, d'où son engagement politique. Il était aussi connu pour son combat contre les privilèges au sein même de l'Eglise.

Objecteur de conscience à la vie simple, vivant dans une grande austérité et simplicité, l'abbé était favorable à une laïcité «ouverte» et «généreuse», «qui n'est pas hostile par principe à quelque chose, qui n'est pas exclusive, qui est très large, tolérante». «Chrétiens, musulmans, juifs, enfants de francs-maçons ou d'athées, nous étions tous sur un pied d'égalité, unis dans la création», disait-il dans un entretien avec l'historienne Geneviève Dermendjian. Cette figure chrétienne éprise de justice, très proche du peuple au milieu duquel elle a vécu et grandi entendait la religion comme un aspect pacifique et positif de l'existence, clé de voûte de son itinéraire religieux. Ce curé laïc et républicain-indépendant était très proche du milieu des fellahs, les travailleurs de la terre dont il partageait avec eux le trait direct du caractère, d'un sens naturel de l'amitié et de la franchise. La laïcité était au cœur de sa pensée religieuse. Une idéologie laïque expurgée de son versant nationaliste exclusiviste. Elle traduisait les sentiments profonds de cet homme de foi en faveur de l'union et de la solidarité entre les hommes loin de toutes barrières sociale, culturelle, religieuse imposée par la foi de l'autre. Nommé curé de la paroisse à Montagnac-Remchi, il accomplissait sa tâche avec beaucoup d'humilité et surtout d'amour, affichant modestement une image entièrement vouée à l'homme et à sa fidélité à travers une vie simple, indépendante, magnanime et pleine de confiance. Dans son catéchisme, il était contre «le conservatisme des Eglises». Prêtre engagé, il était révolté par la misère ouvrière qui sévissait dans les fermes agricoles détenues par les colons. Dans sa foi chrétienne il réagissait sévèrement contre les pratiques archaïques entrées dans les mœurs et qui consistaient à mélanger foi et argent et cela lors de baptêmes et autres cérémonies œcuméniques. Proche du combat des hommes pour la liberté et la justice, les ingrédients révolutionnaires étaient déjà réunis dans sa pensée.

Un révérend humaniste, engagé et révolutionnaire opposé au commerce de la parole de Dieu

Derrière ce révérend et humaniste passionné se cachait, en effet, un idéal immense de liberté, de générosité et d'ouverture. Par son attitude distanciée et sans complaisance à l'égard des colons il incarnait l'amour, une humanité au-delà de toute clôture religieuse. D'esprit libre, très critique, il était fortement attaché à l'idée d'une religion qui vit son temps, loin des contraintes de conscience imposées par les dignitaires religieux «dans une société coloniale de castes». Dictée par un choix clair, celui du courage de dire ou la lâcheté, son attitude était de ce fait, avant tout, un acte de foi voulant empêcher une guerre meurtrière, dont il n'arrivait pas à convaincre les colons de ses conséquences pour tout le monde. Il sera parmi les rares hommes de religion à se déterminer en prenant parti en faveur des Algériens pour leur indépendance. Il était, disait-il, «contre le religieux colonisateur à visage masqué». Ses positions suscitaient des polémiques vives. Ses positions vont brouiller ses relations avec les autorités et compliquer ses démêlés avec les pasteurs. Enfin, en prenant fait et cause du côté du peuple algérien en tant que défenseur des droits de l'homme, mettant ses propres convictions à l'épreuve, il s'est senti en marge du milieu égocentrique et méprisant des colons vis-à-vis de la question de la condition humaine en Algérie.

En théologie, il fut influencé par le courant «Jeunesse de l'Eglise» et par les jésuites comme Teilhard de Chardin qui était, lui aussi, disait-il, «persécuté par la hiérarchie catholique». Passionné de lecture, un homme curieux de tout, il était admiratif envers l'enfant de Tagaste (Souk-Ahras), Saint Augustin, né en 354, l'évêque d'Hippone. Il était pour une Eglise libérée de ses hérésies. Sa position favorable à l'indépendance de l'Algérie, l'algérianisation de l'église que la guerre ne fit point bouger et d'autres raisons du point de vue des valeurs fondamentales ont fait qu'il confrontait tant de problèmes, d'où sa marginalisation puis son départ définitif, en 1958. C'est là le début de longues pérégrinations au Vatican, à Santiago, à La Havane où il a séjourné avec un passeport cubain...C'est à Rome qu'il fit connaissance de l'évêque de Santiago qui lui fit la proposition de s'installer au Chili où il exerça, un moment, en qualité de professeur de français.

Son combat finit par rencontrer celui également d'autres curés objecteurs de conscience natifs d'Algérie pour la plupart et qui manifestaient eux aussi des positions franches épousant la cause algérienne, dont le père Jean Scotto (1913-1993) né à Alger, un pacifiste, curé de Bab el-Oued puis évêque de Constantine, le curé Katan de Souk-Ahras, Monseigneur Duval…dont l'engagement en faveur de l'indépendance avait gêné, au moment où les Algériens étaient meurtris, durant la tragédie de la guerre de libération. Avec les curés Alfred Bérenguer et P. J. Lethielleux j'étais longtemps en affinités partageant ensemble la passion du passé de l'Algérie et du Maghreb. Nos échanges se manifestaient régulièrement lors de nos rencontres sur les chantiers de fouilles archéologiques, à Agadir, Béthioua (Saint-Leu), Honaïne, Siga… chargé de leur organisation, en ma qualité de responsable des services des antiquités et des monuments historiques, quelques années après l'indépendance. Les idéaux humanitaires de ce petit bonhomme de curé au béret noir espagnol, enfant du pays et épris d'histoire dont les qualificatifs ne manquaient pas, à droite comme à gauche, souvent divisée sur la question algérienne, pour le considérer comme un «déserteur», rappelant la chanson de Boris Vian, son engagement paraissait paradoxal aux yeux des Français, feront qu'il réagit, les derniers moments de la colonisation, avant le soulèvement armé, contre «une église souterraine obéissant aux colons», disait-il, les propriétaires des latifundia, obnubilés par leurs intérêts. «J'ai tout fait pour éviter les déchirements», me confiait-il. Du côté algérien, cet homme à conviction, de constitution frêle mais dont le corps contient beaucoup de force, partageait entièrement la vie de ces hommes répondant au nom «d'Indigènes», c'est-à-dire d'hommes au statut politique de «néant humain», ressentant la souffrance du monde qui les entoure, surtout en dehors des villes, dans les campagnes, «ses frères dans le ciel», sur lesquels il posait un regard plein d'humanité.

L'image d'un homme du peuple

Cette image d'homme du peuple très proche des Algériens le rendit aux yeux des colons peu crédible non seulement dans sa foi, mais aussi dans sa citoyenneté en tant que Français, soupçonné d'être tranquillement, dans ses convictions politiques, du côté des Algériens. Son opinion à rebours amena le schisme au sein de l'Eglise d'où la critique radicale qu'il subit en revendiquant une existence humaine dans l'unité des deux communautés en place, la dignité et la reconnaissance au peuple algérien.

A Tlemcen où pendant des années il occupa le poste de professeur d'espagnol au lycée de garçons, il était plutôt dans son monde, au milieu d'une société solidement ancrée et de son élite cultivée, héritière socialement et culturellement des vieilles traditions de citadinité où il a retrouvé l'âme d'ouverture et de tolérance de ses racines andalouses. Professeur au lycée Docteur Benzerdjeb, il était en lien d'amitié avec son confrère Cheikh Mohamed Zerdoumi connu pour son érudition et son attitude symbolique représentant le parfait «intellectuel arabe». Dans la ville natale du père du nationalisme algérien Messali Hadj (1898-1972), le curé était socialement bien introduit. Il connaissait tout le monde. Il figurait parmi les personnalités les plus en vue dans le milieu de sa société moyenne de l'élite. En dehors du lycée, ses meilleures relations se comptaient parmi les intellectuels français et algériens engagés, de sensibilités de gauche, marxisants, nombreux à Tlemcen, communistes ou nationalistes, «fréquentables», jugeait-il, car «leur engagement était porteur d'un idéal en faveur du progrès humain». Sur le plan politique, la cité connaissait un foisonnement des discours en germe dans le milieu des «Jeunes». Les instituteurs classés de gauche étaient de plus en plus nombreux à Tlemcen, à partir des années 30, ce qui révèle des changements des idées opérés au sein de la société au nom du principe de liberté et de la lutte anti-coloniale.

Le milieu progressiste à Tlemcen comptait une brillante élite d'un fort courant, notamment parmi les instituteurs. Ce courant était marqué par l'influence de personnalités françaises et algériennes affranchies, parfaitement imbues des idées progressistes parmi lesquelles nous citerons Mohamed Badsi, nom qui apparaît dans la trilogie de Mohamed Dib « La grande maison», Mohamed al-Yebri, le professeur de philosophie au collège de Slane Pierre Minne dont l'épouse, Jacqueline Netter, se remarie avec le militant Djilali Gerroudj, membre du parti communiste, recherché par la police et sauvé par l'abbé Bérenguer en 1956. Jaqueline, héroïne de la bataille d'Alger, et son mari Abdelkader Guerroudj étaient tous les deux condamnés à mort, puis graciés. Ils appartenaient au réseau Ferdinand Iveton. L'abbé Bérenguer et Abdelkader Guerroudj se retrouveront plus tard, à l'indépendance, en 1962, tous les deux membres de l'assemblée constituante algérienne. Notre abbé était en lien très proche aussi avec le professeur de musique, Roger Béllissant, de bord progressiste à Tlemcen, dont la fille, Colette, épousa l'écrivain algérien, Mohamed Dib (1920-2003).

L'abbé Alfred Bérenguer était en partage d'idées avec d'autres éminentes personnalités algériennes et françaises, activistes communistes ou progressistes de gauche, parmi lesquels nous citerons, le peintre Abdelhalim Hemch ayant terminé sa carrière de professeur à l'école des Beaux-Arts de Paris, le docteur Benzerdjeb lâchement assassiné en 1956, les militants Moughlam Mustapha, le pharmacien Mered Abdelghani, enfin le professeur d'histoire-géographie Sid Ahmed Inal de son nom de maquis «Djaafar». Ce dernier, fils d'un cheminot, professeur au collège de Slane, était un bel exemple de patriotisme et dont la mémoire de martyr fut honorée par l'auteure et poétesse, militante du parti communiste, s'étant connu tous les deux sur les bancs de la Sorbonne où ils ont tous les deux fait leurs études universitaires. Anna Gréki a grandi dans les Aurès où son père était instituteur, a publié son livre intitulé «Algérie, capitale Alger» (S.N.E.D, Alger, 1966) préfacé par Mostefa Lacheraf.

A Tlemcen, cette ville riche, intellectuellement vivante qui doit sa renommée à son passé culturel partagé avec l'Andalousie et dont elle restait attachée étant donné ses racines, l'abbé fréquentait le milieu des intellectuels, catholiques et musulmans, politiquement acquis à la cause anticoloniale, voire le professeur Minne, l'écrivain algérien Mohamed Dib, les médecins-martyrs Bénaouda Benzerdjeb et Tidjani Damerdji, le juriste nationaliste, enfin grand mécène l'avocat Omar Boukli-Hacène, fondateur en exil du Croissant-Rouge algérien à Tanger en 1956, le professeur de philosophie du collège de Slane et ancien avocat du FLN Djilali El hassar, Mohamed Méziane, militant de l'UDMA…Il prisait les moments de longues discussions avec les érudits gardant des lignes très proches avec l'homme politique, linguiste et hispanisant spécialiste de l'histoire de l'Andalousie, Abdelkader Mahdad connu pour ses travaux dont «Zad al-Mousafir» (Le viatique du voyageur) un commentaire de l'œuvre de l'andalou Aboubekr Soufiane ibn Idriss de Murcie (XIIe s). Cet agrégé de langue arabe était membre fondateur de l'UDMA aux côtés de Ferhat Abbas et du docteur Saadane. Nous citerons aussi Mohamed Guenanèche, un nationaliste de la première génération de l'Etoile nord-africaine (E.N.A) et du Parti du peuple algérien (P.P.A), devenu responsable du journal «Ech-Chaab» après l'arrestation de Moufdi Zakariya (1908-1977), militant de l'Etoile nord-africaine et du Parti du peuple algérien (P.P.A); l'ancien professeur de philosophie au collège de Slane devenu avocat du F.L.N, Djilali El Hassar, l'écrivain Mohamed Dib, Mohamed Méziane, militant de l'U.D.M.A, le médecin Mohamed Tebbal, les instituteurs Mohamed Berber et Sid-Ahmed Triqui, Djelloul Benkalfat, les professeurs Moulay Sliman, Mokhtar Haddam, l'homme de lettres et journaliste Sid Ahmed Bouali…

En dehors du milieu de l'élite de la cité considérée comme un grand foyer de mobilisation, ce prêtre algérien très respecté était aussi très proche du petit peuple, celui des artisans ; connu pour sa faconde, un des traits particuliers de son caractère, pour exprimer ses idées émancipatrices, entraînant parfois de longs moments de discussion. Sa conversation était toujours stimulante et instructive. Les lieux de convivialité étaient les échoppes. Comme chez son ami, le vieux cordonnier, près du presbytère, à la rue Bab Ilan (Babylone)… Avec le milieu des intellectuels, ses rencontres se tenaient dans les lieux ouverts des cafés ou dans les cercles (les Nadis) ces espaces symboliques du mouvement des ‘'Jeunes'' qui a imprimé ses marques à la société et dont l'idée s'est imposée au début du XXe siècle. Ces écrins ont accompagné la forte politisation de l'opinion à Tlemcen avant la naissance même du premier parti nationaliste, l'E.N.A. C'est dans ces lieux de convivialité et de débats de la génération des Jeunes de l'élite nouvelle que le sentiment national s'est avisé et, c'est à travers eux que les nationalistes et les hommes de conviction politique de gauche, point effrayés par la question laïque, ont pu pénétrer la société civile tlemcenienne avec Mohamed Badsi, Mohamed al Yebdri, Mohamed Dib, l'architecte Abderrahmane Bouchama, le professeur Sid-Ahmed Inal, Abdelkader Guerroudj… C'est, enfin, dans ces lieux du jeune patriotisme algérien que va se renforcer, au fur et à mesure, la conscience nationale militante.

Les sujets à l'ordre du jour surfaient sur les grands moments de l'histoire de l'Algérie, les expériences personnelles des instituteurs qui représentaient l'élite, enfin l'avenir dans les domaines de l'éducation et de la formation, préoccupés surtout par l'émergence d'une élite algérienne d'avant-garde. Soucieux d'édification d'un pays de progrès, il déclarait : « Je me tranquillisais à l'idée de voir s'intéresser au pays la nouvelle génération des Algériens acquis aux idées de progrès, de civilisation et de libération des peuples dans le monde», me disait-il, (interview accordée en 1978, au siège monastère de Saint Benoît où il avait élu domicile jusqu'à sa mort). En dénonçant la myopie des politiques français sur la question du soulèvement, notre paroissien était d'un autre regard sur le combat mené par le peuple algérien. Cet homme d'église dans sa grande sincérité, écrivait : «Les rebelles, ce sont des combattants de la patrie». On se trompe sur eux, ces rebelles dont il considère le combat comme juste alors qu'on les condamne, les mettant à mort. C'est ce mépris qui leur vaut la gloire aujourd'hui, jugeait-t-il, en grand défenseur.

Opposé au système rétributif des sacrifices humains, il refuse sa pension de moudjahid, son salaire de député et de curé

L'engagement de cet homme de foi était alors tout à fait nouveau et inattendu, car c'était la première fois qu'un curé en pays dominé allait, politiquement, soutenir une rébellion populaire, légitimant aussi le principe de la résistance. Il écrivait : «Le peuple a raison de se révolter, car il a le droit de se libérer», quand le pouvoir nie la raison de vivre en entente des hommes. L'option idéologique était parfaitement aboutie donnant sens à un modèle dynamique de prêtre politisé, contribuant ainsi à l'évolution des idées. Pour cet homme de religion dont l'attitude avait surpris les siens et ses disciples « religion, politique et révolution » pouvaient coexister sans se heurter, car une seule voie y mène : la libération de l'homme. Son discours alimentant de nombreux débats souvent polémiques et critiques à son égard, appréhendait de loin la déchirure.

Le curé réfractaire et objecteur de conscience, enfant terrible de l'Eglise qu'il était, ne pouvait outre mesure cacher son engagement en faveur du peuple algérien dont il connaissait les qualités humaines ancestrales, ayant étudié profondément l'œuvre de ses grands penseurs : Apulée, Saint Augustin, Saint Cyprien, Ibn Khaldoun, l'Emir Abdelkader. A propos de son étiquette de rebelle, il s'en expliquait en disant: « C'est deux évêques d'Oran qui m'ont appelé l'enfant terrible par ce que je refusais d'être traité comme un mineur, quel que soit celui qui ordonne ou qui écrase, sous prétexte qu'il est le supérieur, le prêtre, le professeur, l'évêque. Je ne suis pas celui qui dit toujours amen, qui se plie, qui vit à genoux». En 1955, l'assassinat du martyr Bénaouda Benzerdjeb, premier médecin algérien tombé au champ d'honneur, fut le détonateur d'une grande colère populaire, et cela pour soutenir la mobilisation qui durera plusieurs jours. Elle avait, rappelons-le, donné lieu à une grande révolte qui secoua la ville pendant et après la mort du jeune Belkaïd, âgé de 17 ans, tombé sous les balles de la police au cours d'une manifestation. Craignant son impact général à travers le pays, elle plongea dans le désarroi les autorités coloniales.

Face à cette situation d'insurrection, appel à la rescousse était fait aux bons offices de ce curé animé intérieurement par de forts sentiments de justice, son credo, et d'autres personnalités du courant civil, pour tenter de conjurer la colère du peuple.

Son premier appel face à la crise algérienne fut l'article intitulé «Regards chrétiens sur l'Algérie» qu'il publia en 1956, dans la revue littéraire, bimestrielle, «Simoun» (1952-1961) et qui revêtait le caractère d'une sorte de manifeste. Cette revue était connue pour avoir fait paraître des textes signés par Emmanuel Roblès, Albert Camus, Mohamed Dib…Elle paraissait à Oran jusqu'en 1961. Dans cet article, il laisse s'exprimer son cœur, sa foi et sa raison : « J'appréhendais longtemps cette guerre et tout juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale avec les évènements meurtriers de Sétif ». L'intérêt de la France supposait, selon convictions, une plus grande ouverture et des réformes politiques modifiant les relations en faveur des Algériens, mais trop tard, « la Révolution était déjà dans la rue ». Il s'inscrivait ainsi dans cet élan mondial de liberté né au XIXe jusqu'au XXe siècle qui a secoué, partout, les peuples sous domination porté par des icônes à travers le monde et au Maghreb.

L'abbé Alfred Berengueur était contre la force des armes. Il déplorait, en tant qu'intellectuel, le cynisme des politiciens de l'Algérie française de la même manière, soutenu dans l'opinion par les intellectuels engagés : Maurice Audin, Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre…, et d'autres progressistes acquis à la cause de l'indépendance de l'Algérie. Dans «Regards chrétiens», il interpelle le pouvoir politique français et, indirectement aussi, l'Eglise tout à fait à l'aise dans ce système, pour n'avoir pas pris parti en faveur du règlement du problème algérien dès 1945, à la fin de la Première Guerre mondiale, c'est-à-dire tout juste après que les Algériens aient fait couler leur sang, aux côtés des soldats de l'Alliance, sur divers fronts après la Seconde Guerre mondiale. C'est tout juste après cette guerre ‘'absurde'' que sa personnalité connut un destin bien différent. La montée du nationalisme et les crises qui s'annonçaient, déjà, augmentèrent ses inquiétudes quant à l'avenir de l'entente dans le pays. A ce moment l'abbé ne croyait plus déjà à une solution pacifique au conflit. «C'est un problème politique. Il fallait s'y attaquer dès 1945 et hardiment. Nous ne l'avons pas fait …On peut le regretter», écrivait-il dans cet article paraissant anonymement dans le n.21 de la revue Simoun, Oran, en 1957. Considéré «comme un appel à la raison», «ayant eu l'effet d'une vraie bombe», reconnaît Jean-Michel Guiaro, son directeur, sa publication met à nu l'ordre colonial en restituant historiquement certains échecs en réponse aux maux créés par le système colonial: « Les ‘'hors-la-loi'', écrivait cet homme de proposition et d'engagement, ne sont qu'une poignée, oui mais tout un peuple est avec eux. Pourquoi nous leurrer nous-mêmes ? Les protestations de loyalisme plus ou moins provoquées, les communiqués optimistes auxquels leurs auteurs croient peu ou proue, l'apparente apathie des masses, trompent ceux-là seulement qui veulent être trompés. Il ne s'agit pas ici de porter un jugement moral, d'approuver ou de blâmer, nous en sommes à regarder le réel. Cela me sera-t-il défendu parce que je suis prêtre ? Se tenir en l'air, assis sur les nuées, est une position fort incommode, impossible à garder longtemps. L'avion lui-même atterrit. Je regarde les faits, je constate que le cœur de l'Algérie musulmane bat à l'unisson de celui des «rebelle» et je le dis. Il ne s'agit plus d'une révolte, d'une insurrection, comme telle ou telle flambée qui fut vite éteinte jadis. D'un bout du monde à l'autre, les peuples jusqu'ici colonisés secouent la tutelle occidentale et obéissent à un «mythe», le mythe de l'émancipation, de la libération. L'hégémonie de l'Europe n'est plus acceptée : c'est comme ça». Cette prise de position dissonante dans le concert politique général de la colonisation eut pour effet de libérer la parole parmi les Français favorables à l'indépendance de l'Algérie.

«Ces hors la loi, ce sont des combattants», assénait-il, quelque soit le vocabulaire plaqué sur eux. Sa position à l'égard de la lutte des Algériens conforta son image dans les milieux nationalistes autant qu'elle le discrédita aux yeux des colons qui manifestèrent à son égard une haine jusqu'à lui valoir des menaces, rendant sa présence impossible en Algérie. Son article «Regards chrétiens» était autant aussi un appel au dialogue, à l'entente revendiquant le passage de la colonisation à celui de la liberté et de l'indépendance à un moment où la communication sur les problèmes de l'Algérie était devenue difficile, sinon impossible. Malgré la pression morale et les menaces dont il subit profondément les effets, son engagement militant ne ralentira point ses efforts sur le terrain, se donnant pour mission d'expliquer le pourquoi du combat du peuple algérien.

Enfant terrible de l'église.

Lors de la bataille de Monté Cassino pendant la campagne d'Italie marquée par une série de batailles de janvier à mai 1944, lors la Seconde Guerre mondiale, en tant qu'aumônier et membre du corps expéditionnaire commandé par le général Alphonse Juin, il portait les secours humanitaires aux blessés, Algériens et Français. C'est d'ailleurs sur les champs de guerre de la Seconde Guerre mondiale qu'il connut son ami Ahmed Benbella, futur premier président de l'Algérie indépendante. L'aumônier qu'il fut s'étant distingué par sa bravoure et son courage sur les champs de bataille, il était là mobilisé de la même manière pour les secours, acheminant les médicaments aux blessés algériens des maquis du djebel Fillaoussène (Tlemcen) dès le début de la guerre de libération nationale.

Son combat pour la dignité et le respect des choix en faveur de la liberté est un bel exemple d'idéal humain, au-delà des barrières de la religion. Son exil, suivi d'une condamnation par contumace et de la déchéance de ses droits civiques, renforça davantage sa conviction à porter la voix de l'Algérie en lutte pour son indépendance. Sous le couvert du Croissant-Rouge algérien, ce prêtre chrétien, partout à travers le monde, dans les arènes politiques et les forums, était cet infatigable ambassadeur de la cause algérienne, usant de son sens aigu des mots et son talent de la parole pour parler de la crise coloniale en Algérie. En Amérique latine, où il représentait le Croissant-Rouge algérien de 1959 à 1960, ce communicant de talent sera ensuite, en tant que délégué permanent du gouvernement provisoire d'Algérie, le meilleur ambassadeur pour faire entendre la voix de son pays sur la scène internationale.

De corpulence chétive, il sera malgré ses problèmes respiratoires dus à une blessure de guerre cet infatigable porte-parole de la lutte d'indépendance dans les milieux universitaires, à Santiago du Chili, à La Havane…En fin diplomate il est ardent défenseur au service de la cause algérienne, multipliant les interviews et les conférences. En dépit des clichés et de sa hiérarchie par rapport à l'église, son discours était très dur à l'égard des colonialismes d'une manière générale et surtout, en Afrique, en Angola, au Mozambique... Grand ami du révolutionnaire latino-américain, Che Guevara, il le fit venir à Tlemcen pendant son séjour en Algérie, en 1964. Il sera aussi, un temps, conseiller du président cubain Fidel Castro pour les questions concernant le Vatican. Ceci démontre bien le caractère purement humain du combat de ce curé aux côtés des Algériens. Il sera poursuivi jusqu'aux pays lointains par la propagande orchestrée contre lui par André Malraux, l'auteur de la « Condition humaine» et ministre de la Culture sous le pouvoir du général de Gaulle, peu convaincu de la cause algérienne. Le père Bérenguer sera, par la presse coloniale, culpabilisé de citoyen français rebelle avec des étiquettes sur le mode de l'excommunication. «Enfant terrible, je consens à l'être, disait-il. Je l'ai été et je le resterai de cette façon-là, quel que soit l'âge, parce que j'ai mis la liberté par-dessus tout et c'est la liberté qui fait des enfants terribles, qui pose des problèmes aux autres comme à moi».

Le bienveillant père Bérenguer dans sa prêtrise basée sur le rapprochement humain qui est la sienne, fut, sans le moindre doute, un antiraciste et un anticolonialiste résolu. Ne cautionnant pas le coup d'Etat de 1965, il abandonnera son poste de conseiller à la présidence à l'avènement au pouvoir du colonel Houari Boumediene. En accord avec ses principes, il refusera, par sa croyance et sa quête au service de l'idéal de liberté, de percevoir son salaire en tant que député, mais aussi de curé algérien, refusant de monnayer son sacrifice pour l'amour qu'il portait à la libération de son pays du joug colonial. Ses convictions profondes l'empêchèrent d'accepter le système rétributif des moudjahidine refusant par là de monnayer son sacrifice pour la noble cause de la libération de la patrie «Algérie»... «Tous les grands crimes, toutes les grandes guerres sont faits au nom du nationalisme. Le patriotisme c'est différent. C'est aimer la patrie, la terre de ses pères. Et ma patrie, ce n'est pas l'Espagne, parce que je suis né ici, en Algérie, que j'ai voulu vivre ici. Ici, c'est ma terre, c'est ma patrie que j'aime», déclarait-il dans le livre d'entretien intitulé «En toute liberté».

L'idéal d'entente et de dialogue

A l'indépendance, il rentrera dans le même avion que Benyoussef Benkhedda, président du gouvernement provisoire de l'Algérie indépendante. Il sera député de la première Constituante, puis conseiller à la présidence sous Ahmed Benbella, avant de se démarquer définitivement du pouvoir après le coup d'Etat de 1965. Son départ de la Constituante fut motivé par les choix politiques qui l'ont fait réagir sur des questions concernant, écrivait-il, «l'acquisition de la nationalité et l'adoption de la peine de mort ». Alfred Bérenguer ne cachait pas, en parlant de nationalité, son opposition à l'article 2 de la Constitution stipulant que l'Islam est la religion de l'Etat. Son engagement sera un véritable combat pour les libertés dénonçant par là aussi les dictatures qui se chassaient l'une l'autre dans les pays, notamment en Afrique. Dans ses derniers moments de repli à l'abbaye des bénédictins, abandonnée en 1963 par son fondateur d'origine allemande dom Raphaël Walzer, il se consacra à la méditation et, pendant le reste du temps, il rédigeait ses articles à caractère biographique sur les grandes figures du passé maghrébin (Massinissa, Yaghmoracen, al-Idrissi ou Léon l'Africain…) qu'il publie sur les pages du journal El moudjahid.

L'âge et la maladie n'avaient point émoussé son engagement de paroissien. C'est ainsi qu'il participa, avec un petit groupe d'amis, à la création de l'association Ahbab Attourath (Les amis du patrimoine). Son objectif était, avec d'autres acteurs, de donner une impulsion au militantisme associatif. A son retour définitif, en 1975, à Tlemcen après un séjour à Oran où il fut, pendant plusieurs années attaché à l'enseignement de la langue espagnole à l'université il relança l'association Pax ou Dar Salam pour les échanges et le dialogue inter-religieux, à l'abbaye de Saint-Benoît fondation censée aujourd'hui perpétuer son message de paix.

Fasciné par l'histoire, il savait parfaitement que son pays n'était pas un terrain «ex nihilo» et que le peuple algérien chemine un itinéraire millénaire à travers une longue histoire et une culture. Ce souci de la mémoire et du passé le fera autrement réagir, un jour, au delà des liens de l'Eglise, face à son confrère, père P. J. Lethielleux, le curé de la paroisse de Béni-Saf, déjà connu pour sa contribution à l'écriture de l'histoire de la ville de Laghouat (Paris, 1974, Guethner) et sur «Le littoral de l'Oranie occidentale» (fac-similé), sous l'égide du centre de documentation économique et sociale d'Oran, en 1974. Le père Berenguer avait, en effet, réagi contre des fouilles archéologiques clandestines dont les résultats furent l'objet d'une publication du professeur Pierre Salama (1917-2009) de l'université d'Alger, natif de Frenda. Les découvertes furent présentées au congrès d'archéologie sur le Limès et les voies romaines en Afrique ancienne, organisé à Lauzanne, en 1972. Père Alfred Bérenguer, ce passionné d'histoire de l'Algérie, connaissait parfaitement ce site de l'époque romaine, situé dans la commune de la ville côtière Béni-Saf, ville natale de son ami Jean Senac (1926-1973) qui rejoint lui aussi en 1955 la cause nationale. Sur les traces découvertes, l'abbé publie en 1952 un article dans la revue les «Amis du vieux Tlemcen».

L'Abbé laissa une riche bibliothèque ainsi que plusieurs manuscrits dont il souhaitait la publication avant sa mort. Son livre intitulé «Un curé d'Algérie en Amérique latine», paraissant en 1964 édité par la S.N.E.D connut un grand succès. «Un homme de liberté» est le titre d'un autre livre publié sous la forme d'un entretien qu'il accorda en 1993 à l'historienne Geneviève Dermendjian, paru aux éditions Centurion (France). D'un intérêt biographique, ce dernier offre une lecture très intéressante sur les problèmes de l'Eglise et surtout l'attitude du Vatican à l'égard des peuples confrontés aux inégalités et à l'injustice.

A Tlemcen, sa ville d'adoption, il participa activement à l'organisation de la première semaine culturelle en 1966, animant lui-même plusieurs conférences et rencontres aux côtés d'éminentes figures algériennes de l'histoire et de la littérature dont Kateb Yacine, Mahfoud Keddache, Pierre Salama, Hachemi Tidjani, Mouloud Maameri... La fondation Dar Salam qu'il a fondée était un coin bien fréquenté, accueillant penseurs, écrivains, artistes… Il n'en est plus rien resté depuis de cette maison qu'il voulut un foyer vivant de partage et de rapprochement entre les religions.

La seule fois qu'il quittait l'Algérie depuis l'indépendance, c'était pour se faire soigner en France, avec un passeport algérien. Il mourra deux mois plus tard, formulant le vœu de se faire enterrer en Algérie, les durs moments de la décennie noire. Sa dernière volonté plaide de sa sincérité et de l'attachement fort qu'il manifestait à l'égard de son pays, l'Algérie. Son enterrement eut lieu, selon ses vœux, en présence de Monseigneur Teissier, cardinal d'Alger, et une foule d'amis et de personnalités de la société civile y est venue de partout accompagner sa dépouille au cimetière chrétien d'al-Kalaa.

L'Abbé Bérenguer, cet homme de liberté, de coexistence entre les peuples. Sa vie d'un riche parcours est un testament vivant laissé par un homme épris de paix en faveur de l'entente et de la libération des peuples du joug de l'oppression, principe de sa méditation. Il restera pour toujours cette figure historique qui, parmi d'autres intellectuels et hommes de combat encore dans l'oubli, mérite une place au panthéon de la mémoire de l'Algérie moderne, ouverte, tolérante et libre.







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