Algérie

«Ksentini et les abstentionnistes»



Par Leïla Aslaoui-Hemmadi
Lorsque Farouk Ksentini ne sera plus président de la Commission consultative pour la protection des droits de l'homme, l'on se souviendra essentiellement de ses dérapages verbaux relayés par la presse en sa qualité de président.
Le plus récent a trait aux abstentionnistes (législatives du 10 mai 2012) pour lesquels M. Ksentini demande ' Suggère ' propose ' «Des sanctions appropriées à ce comportement négatif (comprendre l'abstention)». «Il ne s'agit pas de couper la tête aux gens», ajoute le même Ksentini. Ouf ! nous voilà rassurés ! Le «protecteur» des citoyens et de leurs droits exige donc que soient punis tous ceux qui bouderont le 10 mai prochain les urnes. Pour autant, le juriste qu'il est n'a pas défini et circonscrit «ses peines» pas plus qu'il n'a explicité «le comportement négatif». Sans doute parce que ses propos se voulaient des messages réitérés de bons et loyaux services destinés à ses maîtres. L'avocat qu'il est sait parfaitement qu'au regard du droit pénal l'abstention n'est pas une infraction et que voter est un droit constitutionnel qu'on choisit d'exercer ou pas. Mais réflexion faite, ne serait-il pas plus simple de tourner en dérision la déclaration ksentinienne ' Au-delà de la stupéfaction qu'elle peut susciter puisqu'émanant de celui qui est censé protéger «l'homme», elle est franchement risible. C'est pourquoi ma réponse «aux sanctions appropriées» sous forme d'une fiction fruit de mon imagination aura pour but de mettre en exergue les aspects grotesques et ridicules d'une telle déclaration (celle de Ksentini). Pour autant, ladite fiction ne doit pas être interprétée comme un appel au boycott ou à l'abstention. Au nom de la tolérance qui est mienne, chacun est libre de faire ce qu'il jugera bon et utile le 10 mai 2012.
«Le procès des abstentionnistes» (Fiction)
Pour la tenue de ce procès original et inédit dans les annales judiciaires, l'on a prévu l'une des plus grandes salles d'audience. Pourtant, les policiers parviennent avec peine à tous les caser dans le box des accusés. «Nombreux ! Trop nombreux», dit le chef. La salle est archi-comble. Avocats, journalistes, public. Tous sont là pour assister au procès de celles et ceux qui ne se sont pas rendus aux bureaux de vote le 10 mai 2012 pour choisir «leurs élus». Après avoir pris connaissance du dossier, le président du tribunal criminel se dit que les deux jours qu'il avait prévus ne suffiront pas. A neuf heures trente, les trois magistrats font leur apparition dans la salle, et après tirage au sort, les jurés prennent place à leurs côtés. Les choses sérieuses peuvent commencer. Après l'appel des «accusés abstentionnistes », on procède à la lecture de l'arrêt de renvoi. Chefs d'inculpation ' Un seul : «Comportement négatif.» Avant que le président du tribunal ne débute l'interrogatoire de chacun des «accusés», l'un d'entre eux lève timidement le doigt et prie le président de l'autoriser à prendre la parole.
- Accordé, dit le président.
- M. le président, puisque nous sommes nombreux, nous avons pensé que nous pourrions désigner un porte-parole pour parler en notre nom, car nos raisons d'abstentionnistes sont les mêmes. Il désigne de la tête une dame et dit : c'est elle notre porte-parole. Elle s'appelle Houria et son père est mort pour l'Algérie au champ d'honneur en 1957.
- La procédure exige, que chacun d'entre vous soit auditionné sur les faits. Elle n'a pas prévu de «porte-parole » et de «Houriate», répond le président qui serait tenté d'ajouter, n'était l'impartialité à laquelle il est tenu : «La procédure n'a pas prévu également le comportement négatif et l'abstention.» L'interrogatoire dure toute la journée. A 17h 30, lorsque l'audience est levée et que la prochaine est fixée au lendemain, seuls quatorze (14) «accusés abstentionnistes» ont été interrogés et il en reste encore et encore... beaucoup et encore beaucoup... A la question : «Pourquoi n'avez-vous pas accompli votre devoir '» La réponse fut la même chez tous : «Voter est un droit et pourquoi voter '»
- Pour le changement.
- Quel changement '
Le président s'interdit d'aller plus loin. La politique n'a pas de place dans les prétoires, lui avaient recommandé ses enseignants. L'abstention n'est pas de la politique, c'est «un comportement négatif» ! Le lendemain, l'interrogatoire se poursuit. Inchangé et lassant.
- Pourquoi n'avez-vous pas voté '
- Pourquoi voter '
- Pour le changement
- Quel changement '
Houria est la seule à dire d'une voix audible et assurée qu'elle ne comprend toujours pas pour quelles raisons elle est au box des accusés et demande à prendre connaissance du texte de loi qui réprime l'abstention. Le dernier «abstentionniste- accusé » est un jeune homme de vingt ans.
- Vous êtes l'Algérie de demain, lui dit le magistrat.
- Mon rêve, Monsieur le président, serait de partir vivre ailleurs. Cette deuxième journée a été particulièrement fatigante et le président apprécie les quelques moments de répit auxquels il goûte dans son bureau.
- Mais à quoi donc jouons-nous ' lui demande le premier juré qui ajoute : «Les criminels ont été amnistiés et ce sont «des abstentionnistes» que l'on juge '
- M. le premier juré, le procès n'est pas encore terminé, gardez toutes vos réflexions pour vous. Le troisième jour, le président donne la parole au Ministère public. Son représentant bafouille plus qu'il ne s'exprime. Dans un réquisitoire bref, il requiert contre tous les «accusés» «des sanctions appropriées pour comportement négatif ». C'est au tour de la défense de faire voler en éclats le réquisitoire. Il faut dire qu'elle n'éprouve aucune difficulté tant est burlesque ce procès. A 18h 30, le tribunal se retire pour délibérer. A 20 heures, il revient dans la salle d'audience et prononce l'acquittement de tous les «abstentionnistes- accusés ». Le président s'adresse alors au représentant du Ministère public : «Savez-vous ce que disait le philosophe grec Plutarque '» Il disait : «Celui qui n'est pas maître de sa langue aura à s'en repentir.» Le procès s'achève sans que l'on sache ce qu'est «le comportement négatif » d'un citoyen libre de voter ou de s'abstenir. Le plus amusant est que le concepteur du «comportement négatif» et des «sanctions appropriées » en sa qualité de représentant du Ministère public à ce procès étrange ignorait que tous les membres du tribunal étaient eux aussi des abstentionnistes au «comportement négatif» !




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