Algérie

KORAICHI Rachid, Entretien avec Sara Prestianni



Comment est né votre intérêt pour la création de grandes installations et de chantiers ?

Mon parcours a commencé, comme pour beaucoup d’autres artistes, par une formation artistique classique, de laquelle je me suis vite éloigné.
Je me suis très tôt intéressé à la création d’installations dont la mise en espace donne la possibilité d’entrer dans les œuvres et pas seulement de les admirer de l’extérieur. Dans ce travail de création artistique, j’ai donné beaucoup d’importance à l’utilisation des matériaux, l’argile, le fer, la soie.

Un exemple de ces grandes œuvres est l’installation de grandes vasques bleues en porcelaine réalisées en l’honneur de Roumi en Turquie, à Konya, la ville où il est né et mort et où se trouve son mausolée. Pour la réalisation de cette œuvre il était indispensable de me rendre sur place, je me suis donc installé pour plusieurs mois en Turquie. J’avais besoin d’être enveloppé de cette atmosphère, avec le mausolée de Roumi et la Cappadoce toute proche, les anciens monastères, les églises souterraines chrétiennes, une atmosphère où l’islam et la culture chrétienne se mélangent. Tous ces liens sont nécessaires pour que je me retrouve dans un lieu de création que soit très fort et très inspiré. Dans les vasques il y a comme décoration des images de derviches qui représentent le lien avec la poésie et la danse, qui pour moi est très fort parce que notre monde s’est coupé du rêve, de la poésie et de l’imaginaire pour s’attacher à la logique et au réel. Toute l’histoire du signe et du symbole que je reprend c’est vraiment le chemin qui permet de décrypter des choses intérieures, profondes qui nous lient à la fois à la vie autre, à la vie présente, aux ancêtres, ce n’est pas quelque chose de forcément lié à la logique mais qui plutôt prend le train de l’émotion et de la poésie.

Ces grandes œuvres, comme celles de la Turquie ou une autre partie réalisée au Maroc, sont des travaux de beaucoup de mois et ça me permet vraiment de tisser des amitiés, des complicités, des discussion, des dialogues dans des pays toujours divers. Sur la même logique je me suis retrouvé à faire tout un travail de tissage et de broderie qui s’additionne aux œuvres déjà existantes que sont les porcelaines et les grandes sculptures. Un travail de textile avec un symbole qui couvre la cabale : un grand tissu noir brodé qui est renouvelé tous les ans, avec des ateliers fixes dans les pays arabes. Il a été brodé initialement en Égypte et c’est comme une sorte de ceinture qui va enfermer les autres objets et permet d’avoir un espace à la fois mystique et religieux, comme dans toutes les cérémonies des confréries et groupes mystiques…

Mon travail ce n’est pas un travail de peinture c’est plutôt recréer des atmosphères et des mouvements de mots, de symboles, d’écriture, de signes qui permettent simplement de mettre le spectateur et le visiteur de cet espace en état de saisir des choses par rapport au message qu’on souhaiterait faire passer ou tout simplement ouvrir la porte à la discussion et au dialogue.

Pourquoi avez-vous quitté l’Algérie pour vous installer à Paris ?

D’abord je ne veux pas me situer comme artiste algérien, on ne dit pas Picasso l’espagnol ou Miró le français, certains artistes sont artistes sans territoire, leur monde c’est leur création parce qu’on la donne en partage à tout le monde sans exclusivité. Le territoire géographique et politique est un autre territoire par rapport à cela de l’art, qui est sans frontières et sans limite. Et c’est pour ça que moi d’abord je me considère artiste, algérien c’est ma nationalité, mon passeport, mes origines mais ma création n’a pas de frontières, de même que je n’en ai ni dans ma tête ni dans mes convictions humaines.

Je suis venu en France assez tôt pour continuer ma formation, j’ai fait l’école des Beaux-Arts d’Alger et je suis venu aux Arts Décoratifs à Paris où j’ai passé quelques années jusqu’à mon diplôme. Ensuite je suis passé par l’école des Beaux-Arts de Paris où j’ai obtenu un diplôme en art monumental et un travail en gravure. J’ai poursuivi mes études à l’école d’urbanisme de Paris pour pouvoir faire un travail sur la cité, sur la ville, sur l’environnement, afin de ne pas me confiner uniquement à l’espace de la galerie mais de m’exprimer dans des lieux plus grands.
Paris est aussi une ville cosmopolite qui me fait rencontrer le monde en permanence sur la même zone et ça me permet aussi d’avoir un recul par rapport à mon pays d’origine parce que je me rend compte qu’il y a beaucoup de choses que je découvre de mon pays en étant à l’extérieur. Tout ça me donne un regard qui est encore plus rond, plus ouvert, qui aspire vraiment toutes les choses, du coup la nostalgie, ce sentiment très fort pour le lieu où l’on est né, permet de voir avec plus de sensibilité son pays d’origine. Je retourne très souvent en Algérie, j’ai plusieurs projets là bas, autant dans ma confrérie d’origine qu’avec la population d’une manière plus large. J’ai réalisé, il y a deux ans, un projets sur l’Université d’Alger, un travail de lumière que j’ai fait avec le Laboratoire de Recherche de Grenoble, l’Électricité et Gaz de Grenoble et la ville d’Alger. On a réalisé un musée de lumière dans lequel rentrent les bus, les camions, les voitures, les piétons : tous les jours les gens entrent et sortent d’une œuvre d’art. On a démarré avec mon travail et celui d’autres amis artistes pour le premier opus et maintenant, tous les trois mois, des artistes changent et prennent la place des autres dans cette projection de lumière qui dure 24 heures sur 24 pendant trois mois.

Toujours dans mon pays je viens d’ouvrir une galerie personnelle à la galerie Isma à Alger, on travaille aussi bien sur le Sahara oriental, comme dans les villages touaregs de Temasine avec le confrérie locale.

Quels sont les derniers projets sur lesquels vous êtes en train de travailler ?

Le projet le plus proche est l’exposition d’une grande installation au musée National de Washington qui va à ouvrir le 11 février 2005. Le 27 avril il y aura l’inauguration d’une œuvre en hommage a Ibn Arabi au British Museum à Londres
Il y a un autre projet qui devrait être mis en place avec le Muséum d’art contemporain de Los Angeles sur la jeunesse des mes ancêtres liés directement à l’histoire du prophôte et à la mystique musulmane parce que je trouve important, dans les temps qui courent, de parler de toutes ces démarches d’humanité, d’ouverture, de tolérance, de rêve, de partage et de communion avec les autres. Ce n’est pas par hasard si je continue à travailler sur le sujet de la mystique parce que je pense qu’on a tellement élaboré le territoire de la laïcité qui pour nous est fondamental à titre social et collectif mais aussi à titre individuel. Il y a un monde intérieur fort qui permet de ne pas faire de rupture avec les autres parce qu’ils sont différents ou qu’ils ont une autre conception de l’essence et de la vie, je pense qu’un monde intérieur fort peut tranquillement affronter l’extérieur sans souci avec une paix totale et en accord avec soi même.

Quels facteurs vous ont amené à élargir votre expérience artistique à d’autres intérêts, comme les problématiques d’environnement, dans le projet du Sahara algérien à Temasine ?

Sûrement, au premier contact avec ce projet en Algérie on pense plutôt à un projet social et économique. Moi, je le voyais comme une œuvre d’artiste contemporain dans sa globalité. Le projet englobe un travail sur l’écosystème qui implique en même temps la faune, la flore, l’eau, l’énergie solaire et l’humain qui est la partie plus fondamentale.

Pourquoi un artiste aujourd’hui s’inscrit-il dans cela ?
D’abord, parce que je vois un paysage de mémoire et un patrimoine à la fois familial, national et de l’humanité en train de disparaître complètement. Pour nous le but principal est de faire renaître cet héritage culturel et naturel qui est présent dans cette zone redéfini dans un contexte contemporain.

Le fait de réussir cette expérience nous permettra en Algérie de pousser les gens à oublier ou au moins à mettre pour un moment de côté les constructions qui sont en train de défigurer et de casser complètement l’environnement et l’architecture. On souhaite aussi mettre une antenne scientifique sous la terre et faire une collaboration avec une équipe d’agronomes sur le palmier et les herbes médicinales, des projets sur la repopulation de la faune.
Toutes ces actions sont à la base un apport à la population. Ce projet s’adressera aux populations locales pour qu’elles puissent vivre en accord dans le respect de la nature.


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