Algérie

KIOSQUE ARABE


Etrange façon de commémorer( 1) «Yawm-al-ilm» (la Journée du savoir, ou de la science) par des funérailles, celles de l'intelligence, en particulier. Sous prétexte de célébrer Ben Bella (mauvaise conscience et repentance obligent) par un hommage national, on a ajouté une pelletée de terre à notre intelligence.
Nous sommes probablement le seul pays au monde à célébrer autant de noces entre les bourreaux et leurs victimes, entre les geôliers et leurs prisonniers. Il est vrai que dans ce cas précis, l'exdétenu est allé à l'autel avec un enthousiasme rare. J'imagine très bien une dédicace du genre : «Du détenu reconnaissant à son geôlier compatissant», si un livre de souvenirs avait été publié en soutien à la réconciliation nationale. Cependant, on peut voir dans ces démonstrations d'affection retrouvée, après une furieuse phase d'infidélités et de trahisons, une de ces impulsions régionales (régionalistes ') irrésistibles chez nous. Et je soupçonne fortement l'homme de l'Ouest qui regardait à l'Est d'y avoir cédé, par souci de se conformer à la culture ambiante. Mieux encore : il n'est pas interdit de penser que l'ancien détenu et «exmarabout de Msila»(2) rêvait de les enterrer tous, avant de s'en aller. Je choisis de m'en tenir à cette hypothèse, plus conforme à l'image que je veux garder d'un homme respectable, et hors du commun, qui aurait pu nous épargner ses quelques turpitudes dernières. Seulement, non contents d'avoir récupéré Ben Bella vivant, il fallait qu'ils exploitent au maximum la pompe de son enterrement, en offrant l'image d'un Etat éploré. C'est du moins ainsi que l'a voulu ce qui semble être devenu la famille politique de Ben Bella, vers la fin de sa vie. Cette famille a donc décrété huit jours de deuil national pour l'ancien et éphémère président, suggérant que ceux qui avaient «duré» plus longtemps auraient droit à plus. Puis, on a mobilisé la Télévision nationale pour le travail qu'elle fait le mieux : le tressage de lauriers et l'enjolivement des biographies. Il est vrai qu'il est dans nos traditions d'encenser les défunts, en mettant provisoirement de côté leurs défauts, mais là ! Le ciel aussi a été appelé à la rescousse puisque la pluie s'est mise à tomber, ce vendredi 13, en signe d'affliction, a noté l'un des présentateurs. Faisant écho à cet appel direct à la providence divine, un confrère a mis en exergue que Ben Bella ne buvait pas(3), et qu'il s'était même fait traiter de réactionnaire par Khrouchtchev. Que celui qui ne boit pas, ou qui n'a jamais bu, au sein de cette famille politique et dans ce gouvernement jette la première pierre à… Khrouchtchev ! En fait, le vrai drame de ce vendredi 13, c'est l'utilisation d'un homme, au service d'un groupe dont on n'a pas fini de subir les errements. Ben Bella a donc eu droit à tous les égards dus à son rang, y compris la faveur d'être inhumé un vendredi, ce qui est le nec plus ultra pour un musulman. Et puis, c'est le privilège des grands de ce monde d'échapper à certaines procédures d'urgence, tel que recommandé par la Sunna. La proclamation d'un deuil national n'est pas dans les Hadiths, à ma connaissance, mais elle fait partie de ces traditions importées qu'on peut suivre à la rigueur si elles ne gênent pas aux entournures. Pourquoi alors la référence à «Yawm-al-ilm», au début de cette chronique, et pourquoi rattacher cet évènement aux funérailles de Ben Bella. Précisément, parce que nous portons un deuil, celui du savoir, depuis des siècles, et parce que je voulais savoir ce qu'allait dire l'imam du vendredi à propos du disparu. J'avais surtout à l'esprit les récentes informations de presse concernant l'intrusion de la mosquée, et des imams dans le débat politique actuel, et la passivité apparente du ministre chargé de la guidance religieuse. Est-ce qu'on n'allait pas, sous couvert de l'éloge funèbre de Ben Bella, chanter la grandeur des élections à venir et la gloire de leurs organisateurs ' Ma première réaction aux propos de l'imam de la télévision a d'abord été celle de la surprise : au lieu de parler dès le début de Ben Bella, le cheikh s'est lancé dans un vibrant hommage à Ben Badis, comme s'il s'était trompé d'époque. Lorsqu'il a cité l'éloge de l'enseignant par le poète égyptien Chawki, sans toutefois se hasarder à le nommer, j'ai compris qu'il parlait du «Yawm-al-ilm». Malgré tout, je me suis laissé dire que l'imam allait vite en besogne puisque l'enterrement symbolique de la science, et du savoir, n'aurait lieu que dans trois jours, soit le 16 avril. Il a été enfin question de Ben Bella, de sa contribution à la grandeur de l'Algérie et de l'Islam, mais Ben Badis était là avant, et personne ne pouvait l'égaler ou le surclasser, aux yeux du religieux. Or, le «Yawm-al-ilm» est l'une des conquêtes majeures de la mouvance islamiste, après la revendication, puis la récupération de la paternité de la Révolution du 1er Novembre. Leurs prédécesseurs leur ont montré la voie en se parant indûment de titre de «savant», alors qu'ils n'avaient ni science ni conscience. «Yawm-al-ilm», c'était une misérable petite journée qui devait être consacrée à la célébration de la Science, une fois par an, c'est du moins l'intention prêtée à son initiateur. Aujourd'hui, après le détournement de sens, plus grave que celui des deniers publics, les pirates de la sémantique s'emploient à ériger des murailles autour de leur butin. Pour nous résumer, reprenons ces vérités assénées par Nourreddine Boukrouh, la semaine dernière dans ces mêmes colonnes : «Les philosophes, sociologues, historiens et spécialistes musulmans des religions ne sont pas reconnus comme compétents pour se mêler des questions islamiques. On leur dénie le droit de s'en approcher. Les intellectuels, modernistes et les politiques ont peur des ulémas, ils ne peuvent se permettre de les défier en raison de l'ascendant qu'ils exercent sur les foules. Et une fatwa peut vite devenir un “contrat” sur une tête». Bien avant la date fatidique du 16 avril, on a entrepris, dans les médias et dans les mosquées, de nous faire comprendre qu'il n'y avait qu'une seule science dans ce pays, la science religieuse. La preuve : tous les imams, y compris les moins versés en théologie, continuent à se dire «Ulémas», ou savants, sans encourir de poursuites pour usurpation de titre.
A. H.
(1) Je n'ai pas trouvé de mots plus appropriés pour désigner ce qui fut et qui n'est plus qu'un souvenir. Ils ne nous ont laissé que des miettes, mais ils se sont ravisés, et même ces miettes sont l'objet de leurs convoitises.
(2) C'est ainsi qu'un de nos confrères, inspiré ou instruit, avait surnommé Ben Bella, parce qu'il recevait trop de visiteurs, au gré du pouvoir, dans sa maison de Msila, son dernier lieu de détention.
(3) Il faut sans doute rappeler que l'une des premières mesures de Ben Bella, le progressiste révolutionnaire avait été de fermer tous les bars. Après le 19 juin, et la prise du pouvoir par Bouteflika et ses amis, les bars ont progressivement rouvert. Aujourd'hui, Bouteflika est encore là, mais les bars ferment progressivement. Il faut un âge pour toutes choses !


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