Algérie

Khelifi Ahmed, la voix impossible, la voix de l'impossible, la voix de l'Algérie !



De la récompense et de la reconnaissance des mérites, l'adage algérien dit que, de son vivant, l'homme aspirait ardemment à savourer une seule datte ; mort, on s'empresse alors de lui offrir un régime tout entier. Ce dicton est on ne peut plus éloquent au sujet des hommages posthumes aux disparus qui ne reçurent pas les honneurs mérités de leur vivant. Ainsi va la vie et tels sont les Hommes en général. Oublieux et ingrats, par essence et surtout par culture. Et c'est notamment le cas dans notre pays, terre où l'on méconnaît souvent l'Histoire, déprécie l'art, infériorise les créateurs, méjuge et méprise les artistes.Dans notre belle et cruelle Algérie, les artistes meurent moult fois, et déjà de leur vivant. Le jour de leur mort également et particulièrement bien après leur aller simple pour l'ailleurs. Exemple en est, Khelifi Ahmed, remonté dans le souvenir du chroniqueur grâce à la douce mélopée d'une de ses goualantes sahraouies s'écoulant de la radio d'un taxi algérois. Khelifi Ahmed, de son vrai nom Ahmed Abbas Ben Aïssa, né à Sidi Khaled sur les rives d'Oued-Jdi (Biskra). Issu de la tribu des Ouled Ben-Khelifa, il s'est éteint un mois de mars, à un peu plus de neuf décennies de vie. Et à plus d'un demi-siècle de développement généreux d'une voix de bronze chaude et divinement veloutée. Voix unique de stentor saharien.
Vivants, Khelifi Ahmed et tous les autres chanteuses et chanteurs sont déjà morts, dans l'oubli et l'ingratitude enterrés. Morts par extinction biologique, ils mourront encore davantage des hommages mal rendus ou de la reconnaissance si chichement exprimée, quand ce n'est pas de l'oubli froid et permanent. Khelifi Ahmed, le Biskri, élevé au miel de Déglet-nour de Tolga, n'eut même pas droit, le jour de son enterrement, au régime de dattes de la reconnaissance dont parle la maxime populaire. Juste une poignée de dattes sèches, celles de la reconnaissance convenue. À l'exception notable de l'ami indéfectible et de l'admirateur assidu Saïd Hilmi, les artistes algériens, c'est-à-dire ceux qui restent et ceux qui sont dignes de ce nom, n'y étaient même pas. Une fois l'artiste dans les cieux, ils sont même restés sans voix. Pas même un mot, pas même un faux sanglot ni quelque lamento de circonstance.
Quant à elle, l'auguste RADP, la République algérienne démocratique et populaire, eh bien, elle était absente elle aussi. Comme à chaque fois qu'un artiste casse sa flûte enchantée. Mais, bonne fille, elle délégua quand même l'expression de sa compassion à sa revêche ministre de la Culture d'alors. Une bien obscure rond-de-cuir de la culture qui publia un communiqué où l'émotion avait les accents d'un trémolo bureaucratique ! Khelifi Ahmed, l'émir absolu du bédoui, dont l'immense Wadi'e Essafi disait qu'il était la «voix impossible, la voix de l'impossible, la voix de l'Algérie», est mort, ce jour-là, une autre fois encore, comme tant de fois avant. Oh, il pouvait bien se consoler de savoir à cet instant-là que la ministre en question avait édité l'ensemble de son ?uvre dans un coffret certes beau mais introuvable sur le marché. Comme il s'est peut-être consolé de constater, un autre jour, que ses compatriotes ne sont pas en revanche tous oublieux et ingrats. Même si la municipalité algéroise de Sidi-M'hammed l'avait gratifié ce jour-là de son médiocre «burnous d'or», lui qui faisait tisser les siens en poils de dromadaire chez un maître-lainier de Bou Saâda.
Vivant, Khelifi Ahmed avait notamment enchanté le grand maître égyptien Mohamed Abdelwahab et le maestro libanais Wadi'e Essafi. Il avait subjugué par ailleurs le Guinéen Sékou Touré et le Cambodgien Norodom Sihanouk, envoûtés qu'ils furent par les puissantes envolées de son envoûtant «aye yaye» ! Pour les mélomanes algériens, innombrables et reconnaissants, sa voix, sa gasba et son bendir, c'est encore le nirvana et toujours le samsara, le plaisir renaissant et réincarné ! Khelifi Ahmed est en effet tel le stentor grec de jadis, crieur tout-puissant durant la guerre de Troie, qui ne fut vaincu que par le dieu Hermès, dans une joute vocale. La voix de Khelifi Ahmed est en effet inégalable, incomparable, inimitable, insondable. Bref, elle est unique. Comme l'oasis de Sidi Khaled. Comme les dattes de Biskra. Savoureux symbole pour celui qui soignait lui-même les palmiers-dattiers de la famille, lui qui aimait ce travail de composition qui lui permettait de grimper au plus haut des palmiers pour la taille et la fécondation, ou encore pour la cueillette de régimes providentiels.
Comment diantre oublier un artiste exceptionnel à chaque date d'anniversaire de sa mort ou juste à l'irruption de sa voix enregistrée ' Comment ne pas exprimer, à chaque chanson réécoutée, toute sa gratitude à ce bienfaiteur artistique qui fut le maître incontesté du genre sahraoui qu'il a sublimé, grâce, entre autres talents, à celui de sa maîtrise de la psalmodie du Coran qu'il pratiquait depuis sa tendre enfance ' Les modes utilisés par Khelifi Ahmed furent ceux en usage dans la musique arabe d'Orient. Le sroudji sahraoui équivalent du bayati ou le hiouti qui fait écho au sika. De même que le saba oriental qui prend le nom de mawwal kerdada bédoui, ou bien encore le hidjaz qui correspond au aïdi algérien. Sans oublier le nahawend et le bayati chouri qui renvoient au saïhi des Algériens, ainsi que le m'hayer araq qui est notre srawi national. Ces apparentements musicaux expliquent beaucoup la cote d'estime et le degré d'appréciation dont jouissait Khelifi Ahmed auprès du public et surtout des artistes dans les pays arabes d'Orient.
«L'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste», disait Victor Hugo. Et c'est donc une bonne raison pour le chroniqueur de faire de son hommage réitéré à Khelifi Ahmed un modeste manuscrit constitué d'un parchemin déjà utilisé, et dont il fait disparaître les anciennes inscriptions de la révérence pour pouvoir y écrire de nouveau les mots de la nostalgie, du souvenir et du remerciement.
N. K.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)