Algérie

Khaled Al Khamissi.Romancier égyptien : «Une Egypte plus humaine» Arts et lettres : les autres articles



Khaled Al Khamissi.Romancier égyptien : «Une Egypte plus humaine»                                    Arts et lettres : les autres articles
Après le succès de Taxi, un roman sur la désillusion d'un peuple qui cherche à embarquer sur «L'Arche de Noé».
-Dans quelle ambiance familiale avez-vous vécu '
Je suis originaire d'une famille très impliquée dans la politique et la culture. Mon père est poète. Ma mère était actrice. Elle est décédée à l'âge de trente-deux ans dans un accident. J'avais cinq ans. J'ai été vivre chez mon grand-père maternel qui était poète, critique, écrivain, philosophe et traducteur. Ses enfants étaient romanciers, journalistes et écrivains. Son père a participé à la révolte nationaliste contre le pouvoir des Khédives et la domination européenne menée par Ahmed Urabi en 1881. Mon père et mes oncles ont été emprisonnés à plusieurs reprises.
-Votre dernier roman a été fortement inspiré par le contexte égyptien. Comment qualifieriez-vous ce dernier '
Entre 2007 et 2008, nous avions le sentiment que nous vivions dans un monde qui était révolu. L'odeur de la fin du règne de Moubarak était nauséabonde. Nous étions asphyxiés. Nous étouffions. En 2005, l'Egypte a vécu un début de révolution. Il y avait des manifestations au Caire, à Kafr Edawwar (sud-est d'Alexandrie), à Alexandrie même... Des grèves étaient organisées dans des usines. Une révolution culturelle était déclenchée. Il y avait plus de libraires, plus de livres et une profusion de productions théâtrales. Nous respirions un air nouveau. Nous étions optimistes et nourrissions l'espoir d'un changement à tous points de vue. Pourtant, en 2007, la situation n'avait pas évolué. Nous avions le sentiment que tout stagnait et qu'il fallait fuir cette odeur qui nous étranglait. Il y avait le sentiment général que nous avions perdu nos repères. C'est ainsi que j'ai écrit un texte à propos de ce contexte, de ce sentiment de désarroi et d'impuissance et du désir de partir loin de cette ambiance mortifère en embarquant sur l'arche de Noé pour fuir le déluge.
-Comment avez-vous construit chaque personnage '
La structure de ce récit prend la forme d'une ronde formée par douze personnages qui sont logés dans le ventre de la narratrice. Ils se tiennent par la main car ils se retrouvent tous sur le même bateau et dans la même galère. En se donnant la main, chacun donne naissance à l'autre. Pourtant, chaque personnage est différent. J'ai imaginé pour chacun une histoire qui prend l'allure d'un conte. J'ai puisé dans la littérature arabe et me suis inspiré de la forme littéraire connue sous le nom d'al-maqâmat. Dans ce type de narration, chaque conte en fait naître un autre.
-Les personnages sont conscients que leur pays n'est plus en capacité de leur assurer une vie meilleure. Pourtant, ils sont profondément attachés à leur terre natale. Comment interpréter ce fort sentiment «nationaliste» qui se dégage de votre roman '
Je suis un peu surpris par ce constat. Personne en Egypte ne m'a fait cette remarque. Je n'y ai jamais fait attention moi-même. Cet attachement est sans doute lié à l'histoire de l'Egypte. L'idée que nous sommes un peuple ancien est profondément ancrée en nous. Nous voyageons très peu à l'extérieur. Les premières vagues migratoires remontent aux années 1970 et 1980. C'était essentiellement une migration de travail. Le chômage, la pauvreté, la misère a incité des Egyptiens à aller travailler dans les pays du Golfe. 99% de ceux qui ont migré sont revenus en Egypte.
-Lorsqu'on lit votre roman, on constate que les possibilités de migrer sont infiniment plus probables pour les riches que pour plus pauvres. Les inégalités à tous points de vue, y compris dans l'acte de migrer, sont flagrantes...
En Egypte, les inégalités sociales sont très apparentes. Après l'ouverture économique en 1974, les écarts entre les classes sociales n'ont pas cessé de s'accroître. Durant les années 1980, 1990 et 2000, au temps du règne de Hosni Moubarak, la politique du néo-libéralisme a accentué ces différences sociales. Les riches ont augmenté leur capital économique. Les classes moyennes ont perdu de leur pouvoir d'achat. Les classes populaires sont devenues encore plus pauvres. Dans le champ de l'enseignement, les écoles de bonne qualité sont réservées aux riches. Celles de moindre qualité sont fréquentées par les pauvres.
Peu à peu, les grandes universités égyptiennes ont perdu de leur prestige et la qualité de l'enseignement s'est dégradée. Les universités privées ont fait florès. Nous avons également assisté à la prolifération des clubs pour les classes aisées exclusivement. Petit à petit, des îlots ont été créés entre les différentes classes. Au début, il existait des ponts entre ces groupes, mais ces dernières années ils ont complètement disparu. Les riches et les pauvres ne se rencontrent pratiquement jamais. Les inégalités sociales sont bien évidemment devenues des inégalités de chance. De nos jours, la possibilité de promotion sociale est devenue difficile voire impossible. Auparavant, l'espoir et le rêve d'une ascension sociale étaient permis.
-Mabrouk Al-Menoufi, le passeur, est considéré comme une «bénédiction» pour l'Egypte. Quelle est la fonction que vos personnages attribuent à la migration '
Les motifs diffèrent d'un personnage à un autre. Cependant, tous partagent un sentiment général : il est devenu impossible de vivre dans un pays qui n'offre plus de perspectives d'une vie décente. Et si l'on part, cela ne signifie pas que l'on est des traîtres car il n'y a pas d'autres issues. Les personnages du roman quittent leur pays pour la liberté et la recherche d'une vie meilleure, d'une promotion sociale et culturelle. La situation s'est tellement dégradée que toutes les classes sociales cherchent à partir vers d'autres horizons.
Le portrait de Mabrouk El-Menoufi est très émouvant. Comment expliquez-vous ce regard humain que vous posez sur ce passeur '
Mabrouk El-Menoufi est un «simsar».
Ce passeur est un paysan qui vit dans un village où plus de 70% des jeunes, âgés entre 18 et 40 ans, n'ont pas d'emploi. Ayant l'expérience du passage et de la migration, il rend service à ses compatriotes en leur permettant de voyager clandestinement vers l'Europe pour travailler et revenir au pays avec une somme d'argent qu'ils pourront investir dans l'achat d'un commerce ou d'une maison. Ce n'est pas l'argent qui l'intéresse, mais il s'évertue à aider les autres à vivre et à survivre. C'est en ce sens que son action revêt une dimension humaine.
-Il se dégage de votre récit un fort sentiment de colère des Nubiens à l'égard du pouvoir central. Quelle sont les spécificités de cette région d'Egypte '
L'évocation de la Nubie dans ce roman n'est pas un choix délibéré. La Nubie est une région du nord du Soudan et du sud de l'Egypte. Dans l'Antiquité, cette région était indépendante. C'était un peuple qui vivait dans un royaume indépendant qui avait une civilisation et ses propres langues. De nos jours, une partie vit au Soudan et l'autre en Egypte. Les Nubiens sont partie prenante de la nation égyptienne. Lors de la construction du Lac Nasser entre 1958 et 1970, les Nubiens furent dépossédés de leurs terres et ont été déplacés vers le nord notamment. Dans le roman, il me semblait important de mettre en exergue le personnage du Nubien Roi.
-Votre roman laisse entrevoir une lueur d'espoir par l'avènement d'une nouvelle Egypte...
Une Egypte plus humaine, plus juste et pourquoi pas gouvernée par une femme. C'est pourquoi j'ai choisi de représenter le personnage narrateur au féminin. Nous aspirons à un nouveau mode de gouvernance caractérisé par plus de justice sociale et d'humanité. Je crois que nous vivons dans un monde qui est sur le point de basculer. Le modèle actuel est dépassé. Celui que nous inventerons dans les prochains dix, voire vingt ans sera régi par des idées nouvelles qui accorderont plus d'importance et d'intérêt aux êtres humains, à la terre, à l'environnement...
Dans le roman, je vois naître ce nouveau monde, en Egypte et ailleurs. Concernant l'Egypte, beaucoup affirment que la révolution a commencé le 21 janvier 2012 et que la chute de Hosni Moubarak marque sa fin. Or, elle n'est pas encore achevée. C'est un processus. Il faudra attendre au moins une quinzaine d'années pour constater les premiers résultats. Je suis très optimiste.
Khaled Al Khamissi, «L'Arche de Noé», Actes Sud, Collection Mondes arabes, 2012, 400 p. Traduit de l'arabe (Egypte) par Sarah Siligaris.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)