Algérie

Kenadsa : ville d'art, d'histoire et de déboires



Malgré les changements profonds qui s'y sont opérés, cette ville du Sud-Ouest du pays demeure encore dans les esprits, avec cet aura d'un passé exceptionnel, d'une brillance qui perdure, rémanente dans la mémoire de ses habitants et aussi dans celle de beaucoup d'autres gens : Algériens, Maghrébins, Européens et autres qui y ont vécu ou qui l'ont connue.

Elle a rayonné spirituellement, culturellement et économiquement sur toute la région pendant presque trois siècles. Mais un rayonnement, sommes-nous tentés de dire, qui aurait été autant resplendissant qu'éphémère et ce, au regard des immenses vicissitudes de l'histoire mouvante des hommes, de leurs racines qui se perdent dans les ténèbres du temps. Ainsi, la Kénadsa d'antan, en quelque sorte, serait-elle cet astre éteint après avoir brillé longtemps, mais dont la lumière continuerait à nous parvenir par une mystérieuse illusion d'optique, parce que la distance qui nous sépare, se mesurerait en années-lumière. Autrement dit, il nous est resté et continuent à nous parvenir encore des restes, parfois des bribes de cet éblouissant et étonnant passé, parce qu'au demeurant, il n'est pas si loin de nous.

Après un déclin évident, Kénadsa continue aujourd'hui à vivre « sur ses lauriers », un peu à l'instar - mais à sa petite échelle - de la civilisation arabo-musulmane dont les irréductibles tenants, ne se lassent pas de nous seriner son glorieux passé, histoire de nous dire (de se dire surtout), que «nous avons été intelligents et que, si nous l'avons été, c'est que nous pouvons encore l'être de nouveau». Malgré quelques tentatives louables mais néanmoins dérisoires, Kénadsa essaie, tel le phénix de la légende, de renaître de ses cendres, de retrouver ne serait-ce qu'une petite partie de son lustre d'autrefois. Le retrouvera-t-elle jamais ?

Des travaux de réfection ont été entrepris pour la restauration - du moins d'une infime partie - du vieux ksar actuellement «ruiniforme» (selon une expression imagée de l'un de nos anthropologues), et ce, par des moyens et des matériaux traditionnels. Cette opération, qui ressemble hélas à un cautère sur une jambe de bois, a concerné la venelle principale, une partie du mur d'enceinte du vieux cimetière, et quelques vieilles maisons de particuliers. Elle a pour mérite d'avoir donné l'illusion d'une certaine résurrection à un ksar moribond. En effet, les alentours des deux vieilles mosquées connaissent une certaine affluence surtout pendant les jours des fêtes religieuses. C'est une population bigarrée qui envahit intermittemment ces venelles, en quête de baraka et de bénédictions du premier Patron de la ville d'abord (Sidi Abderrahmane) mais surtout celles de son « nouveau et grand Patron » : Sidi Mhamed Ben Bouziane, enterré avec certains de ses proches dans sa propre mosquée. Hommes, femmes et enfants défilent devant les cénotaphes en bois sculpté (darabiz, au singulier derbouz) dressés sur les sépultures des défunts. Dévotement, les quêteurs de baraka défilent toute la journée devant ses monuments funéraires souvent couverts de satin vert, touchent les tentures et y déposent de pieux baisers. Si les travaux de restaurations des constructions urbaines n'ont pas donné les résultats probants que leurs promoteurs souhaiteraient, fort heureusement, dans d'autres domaines, celui de l'art notamment, il y eut quelques réussites tangibles. Ainsi, l'on peut citer un renouveau certain dans le domaine des musiques traditionnelles et liturgiques, et aussi dans d'autres disciplines culturelles (bibliophilie par exemple). Le groupe musical « El Farda », après beaucoup d'efforts et de recherches, a pu sauver et remettre au goût du jour, une partie du répertoire de la musique classique kénadsienne, composé essentiellement de vieilles qassidat du cru et aussi celles communes à toutes les vieilles villes du Maghreb. Mais hélas, beaucoup de ces vieilles qassidat kénadsiennes ont été perdues à jamais. Ce groupe (El Farda), que les festivals de musique populaire ont fait connaître aux Algériens et au monde depuis quelques années, remporte succès sur succès et est aujourd'hui connu sur la quasi-totalité du territoire national et en dehors de nos frontières. Il a représenté le pays, dans plusieurs tournées à travers toute la France lors de « l'Année de l'Algérie en France ». Sur le chapitre des manifestations culturelles, il a représenté l'Algérie au Canada, au Maroc, en Libye, en Tunisie et dans diverses autres villes du Moyen-Orient et du monde. Autre particularité de ce groupe, il est capable de passer sur scène avec une faculté époustouflante d'un registre musical, d'un style à un autre : du classique maghrébo-kénadsien aux variétés les plus diverses tel le gnaoui, le issaoui, le saharaoui etc. Autrement dit, il excelle aussi dans les variétés, ceci avec des intermèdes animés de « taqtoqate » à subjuguer littéralement le public le plus exigeant.

Ce n'est pas un hasard si, cette année, ce sont les dirigeants du groupe «El Farda» qui ont été chargés par la ministre de la Culture Khalida Messaoudi, d'organiser le troisième Festival national de la Musique «Gnaoui» à Béchar. Donc, pendant plusieurs jours, des groupes venus des quatre coins du pays se sont produits sur la scène du cinéma « Le Municipal » de Béchar. Le Groupe «MEDJEBER» de Kénadsa a eu le premier prix. Nous voudrions signaler particulièrement la monter en puissance de ce groupe que l'avenir ne manquera pas de consacrer dans ce style. En effet, MEDJEBER, un artiste confirmé, qui est passé de la variété à un style « Gnaoui » qu'il a beaucoup « trituré » pour obtenir des compositions heureuses. D'ailleurs, il refuse cette appellation de « gnaoui » qui, dit-il, nous vient de l'étranger et lui préfère le « Diwane », à Kénadsa on dit aussi « Lembita ». Le mérite de MEDJEBER est d'avoir introduit dans ce style (Le Gnaoui) qui se joue sur l'échelle pentatonique, le limitant à cinq notes, des variations qui font appel à l'échelle heptatonique (sept notes) avec des gammes (makamat) arabes : cette osmose des genres donne une musique originale où tous les modes nationaux peuvent se retrouver harmonieusement.

LE PETIT MEDJEBER

Le «petit MEDJEBER» (Abdelhak) est ce gosse qui a surpris et ému l'Algérie entière et fait couler aussi beaucoup de larmes d'émotions « dans les vingt-deux pays arabes » (selon Mme Khalida Messaoudi), en déclamant un poème sur la tragédie du Liban dans une mise en scène grandiose, télévisée, de Farid Ouameur... C'était lors de l'ouverture de « l'Année d'Alger Capitale de la Culture Arabe» à la salle - coupole du complexe sportif Mohamed BOUDIAF à Alger. Chez les MEDJEBER, la musique relève d'un atavisme qui se transmet de génération en génération. Le grand père de l'artiste actuel qui s'appelait aussi MEDJEBER était le Maître incontesté du «Diwane de Kénadsa ». Notre artiste a donc de qui tenir. Enseignant de son état, il travaille la musique avec ces deux jeunes enfants Abdelhak (15 ans) et Abdelaati (20 ans) et s'adonnent à des créations et arrangements stupéfiants. La transmission de l'héritage ancestral est garantie.

UNE JEUNESSE EN EFFERVESCENCE

Des jeunes, animés de bonne volonté, s'échinent ainsi à souffler sur une braise que recouvre l'épaisse cendre du temps, afin de faire rejaillir la flamme d'un riche patrimoine qui ne finit pas de dépérir : ce défi est en train d'être relevé. En effet, la jeunesse ne doit-elle pas, non seulement assimiler tout ce qu'a créé la vieille culture, mais élever la culture à une hauteur nouvelle, inaccessible aux gens de la vieille société ? La culture ne peut être ce mimétisme répétitif « des anciens » mais chaque fois, un nouveau point de départ d'une nouvelle aventure humaine qu'anime le génie créatif.

Tous ces efforts méritoires ne gagneraient-ils pas d'être sérieusement encouragés non seulement par les pouvoirs publics et la société civile, mais aussi par tous les «Amis de Kénadsa» : il s'agit d'un patrimoine national en péril.

LES «SALEFS»


Cette ville a donné le jour à des écrivains, voire à des penseurs contemporains de grand renom aujourd'hui. Et là, nous pensons particulièrement à Pierre RABHI, auteur de plusieurs livres sur l'agriculture «bio» et qui passe pour être le père de «l'agro-écologie». Il est l'inventeur du concept «Oasis en tous lieux» et le concepteur de nouvelles techniques agricoles qui sont expérimentées dans le monde entier, notamment dans les pays en développement et aussi dans des pays européens.

Il est classé parmi les « maîtres à penser » les plus importants de ce temps, qui réfléchissent au salut de l'Humanité toute entière.

Connu pour ses farouches positions de défense de la nature, il a été candidat sur ce registre à la magistrature suprême en France en 2002, contre Chirac. Il est également auteur de romans et bien d'autres oeuvres traduites en plusieurs langues.

Il y a également Mohamed MOULSEHOUL (Yasmina Khadra), qui a griffonné il y a quelque temps, sur un vieux registre d'un petit musée local ces quelques mots «Kénadsa tu m'as oublié». C'est très touchant, mais apparemment, on oserait à peine penser à celui qui semble avoir oublié l'autre et qui ne serait pas, précisément, celui auquel on pense ?

Sont également natifs de Kénadsa d'autres écrivains et journalistes, aussi bien d'expression arabophone que francophone. Parmi ces derniers, l'on peut encore citer Rabah SBA anthropologue, journaliste et écrivain, Malika MOKADEM, néphrologue et romancière dont la notoriété n'est plus à faire.

Et bien d'autres qui nous excuseraient de ne pouvoir les citer tous surtout ceux qui écrivent en arabe qui sont beaucoup plus nombreux, poètes, écrivains, dramaturges et journalistes...

Robert LAMOUREUX a travaillé dans les mines de charbon de Kénadsa dans les années quarante : il avait fait connaître dans une vieille chanson, le fameux « train du désert », qui emmenait les hommes et le minerai noir de Kénadsa jusqu'à la Méditerranée. Quant à Isabelle EBERARHT, elle y passa un long séjour à la fin du 19ème siècle. Faut-il croire que la douceur des jardins ombragés de la palmeraie kénadsienne et « la recherche de l'absolu » aient inspiré à cette aventurière, son fameux livre intitulé «dans l'ombre chaude de l'Islam» qui a fait sa réputation ? Enfin, on ne peut désormais évoquer Isabelle EBERARHT sans citer le nom de Mohamed ROCHD KEMPF, un Algérien d'origine alsacienne, certainement un des meilleurs spécialistes de l'écrivaine et écrivain lui-même. Il s'est converti jeune à l'Islam à Kénadsa où il a enseigné et passé une bonne partie de sa vie.

UNE «BIBLIOTHEQUE - MEMOIRE »


Dire d'une bibliothèque qu'elle est « mémoire » est un pléonasme, le livre étant « mémoire » par excellence. L'homme, « turlupiné » par l'idée de la mort, a de tout temps essayé de marquer son passage sur terre, façon de « s'immortaliser », par diverses créations laissées à la postérité. Les gravures rupestres et autres peintures dans les grottes, les monuments funéraires de la préhistoire ont marqué la naissance de l'art et partant de la culture. Lorsque l'homme a découvert l'écriture, il est passé à un stade supérieur de son existence : l'écrit a, dès lors, primé le symbolique. Il est devenu alors possible de cumuler le savoir humain de façon illimitée de génération en génération. Les grandes civilisations sont nées. A partir de l'écrit. TAHIRI Mbarek a réalisé un inestimable travail de fourni. De la maison de ses ancêtres il a fait non pas une bibliothèque originale, mais une bibliothèque qui se veut la mémoire d'un ksar, d'une société, d'une certaine culture, d'un groupe humain, d'une ville : Kénadsa. Une sorte de musée du vieux manuscrit local et d'un ensemble de reliques inhérentes à un monde disparu ou en voie de l'être. Il s'agit aussi « d'un centre de traductions et de recherches », où se côtoient le moderne et l'ancien, où le micro-ordinateur coudoie la traditionnelle planche coranique...

En fait, par des aménagements judicieux, la vieille et grande maison kénadsienne a été transformée en un mini complexe constitué par un enchevêtrement de salles et de couloirs anciens où la surprise et l'émerveillement attendent le visiteur à chaque tournant, à chaque porte qui s'ouvre devant lui. Des rayonnages offres à la vue quantité de manuscrits et de livres les plus divers, au voisinage d'objets insolites que rehausse le charme d'un décor d'une rusticité bien oasienne. Sidi Mbarek, jeune professeur de génie civil, a rassemblé en ce lieu historique, toutes ces merveilles que l'on peut voir, consulter, enrichir par d'autres apports. Sur les murs on peut voir les portraits et photos des imams, oulémas et personnalités qu'a comptés Kénadsa depuis que l'art de la photographie existe. Une grande salle centrale, recouverte de tapis, invite au recueillement et à la méditation. L'association « ELKENDOUSSIA pour la sauvegarde du patrimoine » y organise des conférences-débats mensuelles animées par des universitaires du cru. On y échange idées et opinions autour d'un verre de thé à la menthe, accompagné de cacahuètes grillées ou quelques friandises gracieusement offertes par le maître de céans.

2ème partie


Là où il y a de l’eau, il y a la vie. Le hasard de la géographie et du relief ont fait naître Kénadsa en un lieu où l’on s’attend le moins à trouver une ville. C’est bien en retrait du pied de l’Atlas saharien, à un endroit où celui-ci enjambe la frontière algéro-marocaine, précisément, dans le fameux triangle ouvert de «l’y grec» formé par les deux oueds du Guir et de la Zouzfana; ces deux cours d’eau miraculeux, qui ont donné naissance à la vallée de la Saoura, immense palmeraie qui s’étale sur des centaines de kilomètres, du «joyau» de la région qu’est l’oasis de TAGHIT jusqu’au TOUAT-GOURARA en longeant l’Erg occidental : un «boulevard» interminable de palmiers (cf. «BECHAR : la Saoura, la plaine du Guir ou l’illusion perdue d’une Californie algérienne»/ Abdallah AZIZI, le Q.O. des 3, 4 et 5 juin 2007).

A l’origine, c’était une petite oasis quelconque comme il y en a tant d’autres au Sahara, nées à la faveur d’une source vive ou d’un oued. Selon la tradition, elle portera plusieurs noms. L’avant-dernier est «La’wina» (la petite source), pour devenir définitivement, mais néanmoins il y a trois siècles : «El Kanaadissa» ou KENADSA (selon l’appellation française) ou «Laknadsa» dans le langage courant. Pourquoi ce changement de nom ? Cela s’est produit à un moment décisif de l’histoire de cette oasis. Mais, il n’y aura pas eu que cela : en changeant de nom, elle va aussi changer de «statut» de par les changements profonds qu’elle va subir non seulement sur le plan culturel mais surtout sur le plan socio-économique. En effet, au départ, rien ne destinait la petite localité d’origine à une telle brillance, si ce n’est le retour au pays de ses ancêtres, après de longues pérégrinations d’études et plusieurs pèlerinages à la Mecque, du Saint homme Sidi M’hamed Ben Bouziane. En effet, après être revenu dans sa famille, l’homme, précédé d’un charisme extraordinaire et doté d’une énergie débordante, va fonder sa zaouïa, devenue depuis la célèbre «ZIANIYA ASH-SHADHOULIA. La ville de Kénadsa va désormais se confondre avec sa zaouïa. L’essor fulgurant de cette institution va rejaillir sur la petite oasis de départ pour la transformer en un centre spirituel, culturel et économique incontournable.

Pourquoi le nom de «El Kanadissa» ? Plusieurs interprétations ont été données dont les deux plus plausibles sont les suivantes : dès lors que l’oasis était devenue un important lieu d’études coraniques et bien d’autres sciences religieuses, l’étudiant était désigné par le mot guendouz (un singulier, qui donne au pluriel : ganadiza). D’aucuns pensent que la nouvelle appellation de cette oasis aurait été tirée de ce pluriel, d’où «Elkanadissa. Néanmoins, une autre explication aussi crédible a été rapportée par Abderrahmane MOUSSAOUI , dans sa thèse «Espace, sacré et mémoire : la zianiya : une zâwiya saharienne» (p.3). A. MOUSSAOUI dit ceci: «Appuyant ses allégations par des références étymologiques puisées dans le monumental dictionnaire d’Az-Zoubaydi : Tâdj el-’arûs, M. MERZAK, quant à lui, estime vraisemblable que l’appellation «Kénadsa» soit en rapport avec la qualité de son illustre hôte, le saint Sidi M’hammed b. Bûziyan; car en arabe classique, constate-t-il, qandasa et taqandasa, veut dire faire acte de pénitence et par extension, épouser la voie du tasawwuf « (M. MERZAK, thèse p. 19 rapporté par MOUSSAOUI).

Quant à nous, c’est cette dernière interprétation qui emporte notre adhésion, d’autant plus que Sidi Mhamed s’est donné lui-même ce qualificatif d’EL QANDOUSSI.

Pour la compréhension des profonds bouleversements qui vont s’opérer dans le «chef-lieu» de la zaouïa zianiya, A. MOUSSAOUI, au paragraphe suivant, va nous donner un éclaircissement supplémentaire de l’importance que revêt ce patronyme. Il dit ceci : «En nous attardant de la sorte sur un toponyme, nous ne voulons pas sacrifier à un quelconque rituel, ni céder à un simple plaisir d’érudition, la question est importante parce qu’elle révèle le changement fondamental dans la «fonction urbaine» principale, comme on aurait dit aujourd’hui. En effet, de simple étape caravanière, Kénadsa devient, avec l’avènement de Sidi Mhamed b. Bûziyân, un foyer culturel structurant. A cette fonction principale, s’y adjoindront bientôt d’autres, économiques celles-là, pour faire du modeste ksar de départ, un centre relais incontournable. Ceci explique et justifie amplement l’usage de ce toponyme qui particularisera le ksar, le tirant de l’anonymat où le reléguait une appellation (La’wina) si commune dans ces régions». Ici, il y a lieu de noter la justesse des expressions essentielles « foyer culturel structurant » et sa corrélation « la fonction urbaine » principale qui vont caractériser le « développement » ascendant autant que fulgurant de l’oasis pour l’époque. Dans son évolution et contrairement à ce que l’on pourrait penser, Kénadsa ne bénéficie pas directement des «bienfaits» des deux grands oueds cités plus haut qui «arrosent» la région. Elle se trouve en effet loin à l’Est de la rive gauche du Haut Guir et à une vingtaine de kilomètres à l’Ouest de Béchar, l’actuelle métropole de la région. Mais, il est évident qu’elle a bénéficié, sur le plan socio-économique, d’une telle proximité. Intrinsèquement, le ksar de Kénadsa a pris naissance non pas sur une seule source «La’wina», dont il aurait tiré son éponyme originel, mais sur l’existence de plusieurs sources. Une trentaine. Dans sa thèse précitée, A. MOUSSAOUI a recensé quelques unes avec leurs noms d’origine, qui existent jusqu’à nos jours. Il y a : «Aïn Sidi M’barek aménagée en fontaine publique avec coupole, à mi-chemin entre le vieux ksar et la nouvelle ville, Aïn Dir, Aïn Cheikh, Aïn Oulad Bouazza, Aïn Sid El Hadj El Arbi, Tozzot, Laqbouna, Aïn Oulad Sid El Moufaq, Ayoun (Plusieurs) Oulad Sid El Houcine, Aïn Oulad Ba Moussa, Aïn B. Djilali, Aïn Laqadam Moussa et bien d’autres...

Toutes ces sources, qui ont «fait» Kénadsa, sortent du piémont d’une falaise appelée ici «Barga», composée de roches blanches (de la silice gréseuse) et de sable fin. Ce sable «couve» souvent sous sa masse mouvante ou dans sa proximité, des gisements d’une argile abondante et de bonne qualité, qui fut utilisée par les anciens kénadsiens pour construire leurs habitations et qui donne à leur ksar cette couleur rouge foncé tirant sur le grenat qui le caractérise si bien. En témoignent de nombreuses carrières sous forme de grottes d’où l’on extrayait cette précieuse argile. Une de ces grottes, phénoménale à plus d’un titre, est une énorme cavité dans le versant de la « Barga » invisible au regard de l’extérieur. Elle constitue une curiosité qui attire beaucoup de monde. On y accède par un simple orifice, pas plus grand qu’une porte ordinaire à hauteur d’homme. Cette grotte bizarre est dite «Karkab-Eçtali», «le bruiteur des seaux» (ici seau se dit au singulier çatl et au pluriel eçtaIi) ceci, certainement à cause du bruit que faisaient les seaux métalliques en s’entrechoquant à vide lors du transport de l’argile. A cette excavation insolite, les autochtones ont fini par lui trouver une fonction insoupçonnée : elle servait de dortoir aux gens pendant les grandes chaleurs. C’était au temps où le courant électrique et la climatisation étaient ignorés. Les hommes allaient y faire leur sieste pendant la canicule en amenant avec eux de quoi faire leurs lits et des couvertures. En effet, pendant l’été, quand il fait 45° à l’ombre, à l’intérieur de la grotte il y a une fraîcheur inattendue, à telle enseigne qu’il est nécessaire de se couvrir. Cette curiosité a inspiré des réalisateurs de cinéma qui y ont tourné plusieurs scènes de films dont un sur «Eçhab el Kehf» (les Dormeurs de la Caverne), histoire rapportée par le Saint Coran et relevant du fantastique.

Par ailleurs, il se trouve que la falaise susdite «El Barga» surplombant Kénadsa, est aussi ceinturée d’une couche de roche grise et bleue, carrière naturelle, dont ont été extraites toutes les pierres qui ont servi à la construction des fondations, des murs des maisons du Ksar et à la construction des ses fortifications. La roche blanche (qui a été aussi utilisée parfois dans la construction) a surtout servi à la fabrication de la chaux et du plâtre. Les fours, ayant servi à la production de ces matériaux, sont encore visibles aujourd’hui. Si l’homme a toujours puisé dans son milieu naturel ce dont il avait besoin pour son habitat, l’on peut dire qu’ici, la pierre bleue et grise en question a été utilisée de façon judicieuse voire heureuse. En effet, on peut encore admirer l’harmonie architecturale qui se dégage de certains édifices. Il en est ainsi de certains mausolées de saints, de mosquées et aussi de certains «palais» (dwiriyate) et maisons individuelles : il s’agirait d’un style arabo-islamique orignal qui rappelle à la fois l’architecture iranienne et hispano-arabe tout en gardant sa sobriété, son caractère et son charme oasiens. Quant au minaret de la mosquée de Sidi Mhamed, de forme hexaédrique et de couleur blanche, dépassant par sa hauteur toute la masse ocre grenat du ksar, il est du plus pur style almoravide.

LA BETISE HUMAINE


Malheureusement, la valeur architectonique inestimable de ces constructions est en train de se perdre à jamais et ce, non seulement du fait d’éléments naturels, mais aussi et surtout du fait de l’homme. Il y a l’ignorance, l’inconscience, les négligences et les prédations criminelles. Le ksar de Kénadsa appartient à l’humanité toute entière et est classé «monument historique». A ce titre, il doit faire l’objet d’une attention et d’une protection particulières.

Il arrive aussi, et c’est encore plus grave, que les atteintes à ce patrimoine commun soient le fait de décisions administratives irréfléchies à l’origine de dégâts hélas irréversibles : c’est le cas, par exemple, de la mosquée de Sid El Hadj, vieille de sept siècles, qui a été complètement refaite en béton. Les mausolées de Sidi Abderrahmane et de Lalla Oum Keltoum, construits avec de la belle pierre bleue nue, debout depuis des siècles, ont fait l’objet d’un crépissage au ciment et repeints à la chaux. Ils ont, dès lors, perdu et à jamais leur cachet primitif. N’est-ce pas un crime ? Il est certain que ces deux édifices étaient beaucoup plus beaux dans leur état original sans ce crépissage et cette peinture dont ils n’avaient nul besoin. Voici deux monuments historiques qui ont une existence plusieurs fois séculaire, précipités du jour au lendemain du singulier vers le banal, de la beauté intrinsèque vers une laideur des plus débiles et ce, par la bêtise de responsables « irresponsables ». Avions-nous besoin d’avoir de nouvelles «koubbas» blanches ou vertes supplémentaires quand celles-ci sont légions dans toute l’Afrique du Nord? C’est ainsi que nous avons perdu deux merveilleux joyaux, des oeuvres d’art aux proportions si parfaites, construites pourtant par des gens (ce qui est plus qu’admirable) qui n’avaient ni instruments de précision ni les moyens techniques d’aujourd’hui. S’il ne peut être exigé d’un «bureaucrate» d’avoir des connaissances en matière d’art, ni même simplement d’avoir du «bon goût» ou du discernement pour ce qui est de l’esthétique, il doit être cependant empêché de commettre l’irréparable. Aussi, il ne devrait jamais être permis de toucher à ce genre d’héritage patrimonial sans l’avis obligatoire de spécialistes confirmés dans le domaine.

UN KSAR ORIGINEL


Revenons à la conception même du ksar de Kénadsa. L’observateur avisé qui considère avec un tant soit peu d’attention la configuration et la topographie du terrain sur lequel a été édifié ce ksar, ne manquera pas d’être surpris par le génie ayant présidé à l’agencement et à l’emplacement des divers éléments constitutifs de cet ensemble. En effet, il y a d’une part la falaise « El Barga » qui marque les limites du plateau rocailleux d’Oum Sba, continuation de l’Atlas saharien. Au pied de la dite falaise, émergent toutes les sources d’eau à quelques encablures les unes des autres et qui sont les éléments fondateurs grâce auxquels a pu être bâtie la ville. A partir de la falaise, le terrain repart avec une légère et constante inclinaison qui va se perdre à l’infini dans le sens nord-sud : c’est au début de cette pente douce presque au pied de la falaise qu’a été construit le ksar.

Puis, toujours dans le sens de la pente et immédiatement après le ksar, viennent les jardins qui constituent la palmeraie de Kénadsa. Il paraît évident que c’est la présence de ces sources et la configuration du terrain qui ont décidé les premiers venus à s’installer à cet endroit précis.

En effet, l’eau d’une source donnée est d’abord acheminée par gravitation à l’aide d’un canal souterrain jusqu’à la maison du propriétaire de la source. La maison n’est pas bien loin généralement. Quand elle arrive dans la maison, l’eau est presque à fleur de sol. A l’intérieur, le canal continue son chemin soit à ciel ouvert soit en souterrain jusqu’au patio central de la maison. Là, le précieux liquide est recueilli dans un petit bassin aménagé à cet effet. Ce bassin sert à stocker - toujours en permanence - une certaine quantité d’eau pour l’usage domestique et cultuel de la famille. L’eau est ainsi disponible à tout moment de la journée ou de la nuit. Cependant, le surplus d’eau, qui se déverse en permanence dans le dit bassin par un système de dénivelée, est acheminé à l’aide d’un autre canal vers l’extérieur de la maison et ce, toujours par gravitation. Au sortir de la maison, l’eau est souvent recueillie immédiatement dans un autre grand bassin à l’air libre (Sarij ou Sahrij ou majen) qui se trouve, comme de juste, dans le jardin du propriétaire. Plus le propriétaire est aisé, plus l’étendue de son jardin de « plaisance » et de cultures vivrières est grande. Les jardins s’étendent dans la continuité de l’inclination du terrain. Ainsi, l’arrosage se fait toujours par gravitation de l’eau coulant dans le sens de la pente naturelle, avec des aménagements qui permettent un arrosage complet du jardin. Par ce système ingénieux, il n’y a donc besoin ni de pompe ni d’un quelconque mécanisme pour puiser l’eau : il suffit de bien l’orienter. Ainsi, les gens avaient «l’eau courante» (dans le vrai sens du mot) et dans le figuré et ce, depuis des siècles. En outre, ils disposaient de leurs jardins à proximité de leurs demeures. Faut-il croire qu’il faisait indubitablement bon vivre dans ces jardins ombragés, denses et humides, dans une contrée où la sécheresse et le soleil sont en période de canicule, d’une cruauté à peine supportable. Et l’on ne peut que comprendre Isabelle EBERRARDT, d’avoir été « ensorcelée » autant qu’inspirée par ce coin de paradis terrestre, pour écrire « Dans l’ombre chaude de l’Islam ».

Une source peut appartenir à une seule famille où à plusieurs propriétaires (cas d’héritage et/ou en propriétés successorales indivises). En fait, ces sources sont souvent la propriété des seules grandes familles de Kénadsa, les premières installées sur le site. Lorsque la source appartient à une seule famille, l’eau arrive dans la maison de cette famille, puis dans ses jardins comme décrit plus haut. Pour ceux qui possèdent en commun une ou plusieurs sources, le principe de distribution se pratique par un système de «vannes», placé en amont au sortir de la source, qui permet un partage équitable selon un temps d’heures d’écoulement de l’eau : il s’agit de trous que l’on ferme ou que l’on ouvre à des heures de la journée ou de la nuit, selon des normes convenues un peu comme dans le système des foggaras du Touat et du Gourara.

Les mosquées bénéficient aussi, sous forme de bien houbous, de ce système et reçoivent leur part d’eau (en termes de temps d’écoulement). C’est le cas de la mosquée de Sid El hadj laquelle, jusqu’au jour d’aujourd’hui, partage l’eau de Aïn Dir avec une famille et un jardin appelé Tlat. Le ksar était évidemment fortifié. Des pans du mur d’enceinte sont encore visibles par endroits. Comme cela se faisait dans toutes les casbahs fortifiées des villes d’Afrique du Nord, les portes étaient fermées à la tombée de la nuit et ouvertes à l’aube. Aujourd’hui, seule la porte dite «Bab Essouk» subsiste encore. Cependant, les gens de Kénadsa ne semblent pas avoir gardé en mémoire une quelconque peur de pillards ou d’attaque extérieure, la ville ayant toujours été respectée du fait du Saint homme Sidi M’Hamed et avant lui de son aïeul Sid El Hadj Ben Ahmed. Donc, le mur d’enceinte de la ville n’est que la marque de la limite qu’exige El horm islamique et une protection contre les bêtes sauvages. A suivre



* Anthropologue - Université d’Aix-en-Provence


3ème partie


«De toutes les confréries religieuses musulmanes qui se sont trouvées en contact avec les autorités françaises sur la frontière algéro-marocaine, la plus importante sans contredit, est celle de Sidi El Hadj M'hamed ben Bou Zian, connue sous le nom de confrérie des Ziyania».

Le fondateur de cette zaouïa, le cheikh susdit, est né à TAGHIT probablement vers 1062 h / 1651, dans le Ksar de Barrbi, au « pays » dit des « BENI GOUMI » dont sa mère était issue. Donc, comme le fait si bien remarquer A. MOUSSAOUI dans sa thèse citée supra (p.38), notre saint n'est pas originaire du DRAA comme se plaisent à le noter beaucoup d'auteurs mais bien de Kénadsa où vivait toute sa famille. Il perdit sa mère très jeune.

Son père s'étant remarié, sa marâtre ne fut pas tendre pour lui. Il mena une enfance difficile et solitaire. En fait, peu de temps après la mort de sa mère, il perdit aussi son père. Il ne pouvait certainement plus vivre avec sa marâtre.

Aussi, à peine pubère, il ira au ksar de ses ancêtres, c'est-à-dire à La'wina qui deviendra plus tard Kénadsa sous sa méchiakha (c'est-à-dire sous sa direction en tant que cheikh de sa propre zaouïa).

La tradition nous dit que « poussé par un appel mystérieux, il quitta son pays pour aller apprendre le Coran et s'adonner à l'étude ». Un de ses oncles paternels lui donna un peu d'argent pour le voyage en monnaie de l'époque (quelques mouzounat rachidia). Muni d'un maigre viatique, il partit pour le Tafilalet, plus exactement à Sijimassa, qui était à ce moment un brillant centre culturel. Là, il se retirera auprès d'un cheikh (maître) de grande réputation, qui l'accueillit et le protégea. Il s'agit du cheikh SIDI EMBAREK BEN AZZI. Auprès de celui-ci, le jeune M'hammed étudiera le Coran et toutes « les sciences » enseignées dans la médersa de son maître. Il ne tarda pas à devenir un brillant savant et un exégète hors pair du Saint Coran. La tradition nous dit encore qu'à ce niveau, il ne tardera pas à « obtenir l'illumination divine en même temps qu'il acquérait de solides connaissances dans les sciences religieuses et mystiques».

Puis il s'établira dans un des ksour de Sijilmassa, le ksar des Oulad Berdala « où il vécut de charité car sa famille ne lui envoyait absolument rien pour subvenir à ses besoins ». Sa manière de vivre, sa frugalité, son habillement (il était déjà en plein dans la tourmente du mysticisme soufi), sa dévotion, son ascétisme ont fait de lui le disciple préféré du Cheikh Sidi MBAREK BEN AZZI.

Au crépuscule de sa vie, le vénérable cheikh MBAREK fera des recommandations à sa famille et à ses disciples, pour qu'à sa mort, ses dernières ablutions et sa sépulture soient confiées à Sidi M'hamed. Par ces recommandations importantes, tout le monde aura compris que l'héritage spirituel de Sidi MBAREK BEN AZZI revenait désormais à Sidi M'hamed Ben Bouziane et, qu'à ce titre, l'élu possédait déjà ipso facto le sirr (le secret mystique) de son maître. Sidi MBAREK BEN AZZI appartenait à la Tariqa Ech-chadhoulia (voie mystique de Ech-chadhouli) : selon ladite tariqa, le sirr s'est transmis selon une chaîne précise et dans l'ordre chronologique, de l'Ange Gabriel au Prophète (QSSL), à Ali ben Abi Taleb, à Hassen El Basri, ainsi de suite. Dans cette selsela (chaîne), Sidi MBAREK était le 36ème cheikh. En transmettant le sirr à son disciple Sidi M'hamed B. BOUZIANE, celui-ci devient donc le 37ème cheikh de la chaîne.

Sidi MBAREK BEN AZZI étant mort, Sidi M'HAMMED B. ABI ZIYAN va accomplir sa mission funèbre à la lettre et même un peu plus. Après avoir lavé le corps du mort nous dit-on, il l'ensevelit lui-même dans le linceul. Après quoi, il but une partie de l'eau qui a servi à laver le corps du maître : ceci « pour imprégner sa propre chair des vertus de la baraka de la chair du défunt, comme le « sirr » de celui-ci avait imprégné son âme ». Puis, suivant les recommandations du disparu, il partit pour Fez afin d'approfondir son savoir religieux. C'est ainsi qu'il va se retrouver à la Medersa de Sidi MESBAH. Il fréquentera également la célèbre université des Qaraouiyine. Il recevra les enseignements des grands maîtres de son temps. Il va acquérir l'estime de tout le monde et se faire beaucoup d'amis parmi les enseignants les plus prestigieux. Avec certains d'entre eux, il gardera, pendant longtemps, des relations épistolaires assidues. Mais, dans ses rapports au quotidien, il aimait fréquenter surtout les humbles avec qui il lisait le Saint Coran et s'adonnait au dikr (les prières des soufis). Mais la ville bourgeoise de Fez ne correspondait pas à l'humilité du saint homme, d'autant plus que, nous disent ses hagiographes, « ses miracles et sa réputation qui ne finissaient de se propager, commençaient à faire ombrage au prince régnant à Fez, qui le lui fera sentir. Alors commencera pour lui une série de désagréables infortunes qu'il aura du mal à vivre. On l'accusa notamment de magie ». Aussi, décida-il de rentrer chez lui, à « La'wina » (la future Kénadsa).

Au pays de ses parents, sa réputation de saint homme l'avait déjà précédée. « Ce fut à ce moment que Dieu lui permit d'atteindre l'état suprême des Soufis. Les gens arrivèrent en foule de toutes parts, « de l'Orient et de l'Occident » pour solliciter sa bénédiction et ses bienfaits. Dans ces circonstances, il eut l'occasion d'accomplir de nombreux prodiges et ne tarda pas à être considéré comme un des personnages les plus considérables de son époque. Sa réputation de « pôle des Soufis » (qotb) était bien établie chez ses contemporains... » (A. COUR cf. supra).

Il se maria avec Lalla Oum Koultoum qui fut, pour lui, non seulement l'épouse idoine, ce modèle de vertu et de droiture, mais aussi son principal second dans l'entreprise de mise en place de la nouvelle institution : la zaouïa. Cette femme, avec qui il vécut vingt-cinq ans environ, lui donnera quatre garçons et cinq filles. L'établissement se consolidait. Sur le plan urbanistique, le ksar originel de l'oasis, la casbah, va connaître un prolongement dans le sens Ouest - Est. En effet, en continuation de cette casbah, Sidi M'hamed va construire sa propre mosquée, sa maison et sa « Khaloua », la demeure où il se livra à ses retraites spirituelles en solitaire. Désormais, l'ensemble des activités de la zaouïa va s'opérer dans cette zone, au détriment de celle constituée par la vieille mosquée de Sid El Hadj, un de ses ancêtres. Cependant, il prendra soin de rénover cette vieille mosquée qui sera la mosquée de la prière du Vendredi, le Jamaa el atiq. Néanmoins, tout le « mouvement urbanistique » du ksar va s'effectuer à partir de la nouvelle mosquée. Le ksar s'agrandit inexorablement. Il y aura un afflux de nouveaux habitants. Ces derniers vont être désignés par le vocable de « L'ffaga » c'est-à-dire « les gens d'en haut » pour ceux qui habitent la zone la plus ancienne, vont être appelés « T'hata » (les gens d'en bas). Les extensions urbanistiques et architecturales successives et spontanées vont se faire dans le sens indiqué précédemment et ce, en parallèle à la falaise de la « barga », mais dont le noyau central demeurera la nouvelle mosquée de la zaouïa naissante. Donc, aux maisons des familles kénadsiennes de vieille souches (d'en bas et d'en haut) viendront « s'accoler » les maisons des nouveaux venus que les kénadsiens « d'origine » appelleront humoristiquement et un peu par dérision les « béni malmoum » (les gens qui se sont assemblés, sous-entendu « autour d'eux »).

DE LA SAINTETE


Ne devient pas « un saint » qui veut. Selon la tradition, l'homme éligible à la sainteté doit posséder des prédispositions et des qualités supérieures, exceptionnelles et manifestes qui le différencient de ses congénères. Ces prédispositions se manifesteraient très tôt dans la vie du saint et ce, par des signes extérieurs prémonitoires remarquables dans le comportement et dans l'intelligence de l'homme, des qualités analogues à celles des prophètes. D'aucuns ajouteraient d'autres vertus, aptitudes et valeurs que seuls les soufis savent développer. Bien évidemment, le milieu d'extraction du saint, souvent nobiliaire et une ascendance qui le ferait remonter jusqu'au Prophète (QSSL) est un plus dans l'illumination de son aura qui associerait « Le Sharaf et la Sainteté ». Celle-ci ne se révélerait pas uniquement par la science ésotérique et exotérique (ilm el baatine oua ilm ed-dhahir) de l'homme, son ascétisme, les bienfaits et la baraka qu'il répand autour de lui, mais par les prodiges et autres miracles dont il se rend capable devant des difficultés exigeant une solution urgente, voire, face à des épreuves périlleuses. La vie de Sidi M'hamed aurait été jalonnée de ses prodiges, nous disent ses bio-hagiographes. Nous pourrions citer ceux des plus saillants que les dits hagiographes se plaisent à souligner. Ainsi, par exemple, pour la période où le saint était encore étudiant à Fez, pauvre et désargenté, il aurait fait couler à partir de son calame (plume de roseau) de l'huile pour l'éclairage et qui servait aussi à payer ses études: il fut accusé de magie (voir supra). Mais c'est à Kénadsa, après l'établissement de sa zaouïa où affluaient des foules de pieux visiteurs que les miracles du saint homme vont se multiplier. A. COUR nous donne une série de ces miracles page 374 et suivantes de la Revue du Monde musulman de novembre 1910, faisant référence au fameux manuscrit de « Taharat Al Anfas ouel Arrouah Al Djesmania fi ettariqa azziyania Ach-chadhoulia» : La purification des esprits et des pensées charnelles dans la voie de la confrérie des Ziyania-Ach-chadhoulia. Ainsi, notre saint aurait guéri un cul-de-jatte venu en ziara (quête de bienfaits et de bénédictions) auprès de lui. Il rendit l'ouïe à un sourd et fit parler un muet. Cela rappelle beaucoup les vertus prophétiques. Sidi M'Hammed aurait été souverainement puissant surtout contre les pillards, les bandits et autres coupeurs de route.

A. MOUSSAOUI qui abonde dans ce sens, nous dit, rappelant les écrits hagiographiques : « Sa puissance s'est surtout manifestée dans la réparation des torts. Depuis son lointain ksar saharien, il a veillé sur tous ceux qui l'ont imploré. Qu'ils soient en route vers la zaouïa ou établis à Kénadsa et ses alentours; qu'ils soient à Tlemcen, Fès, Meknès ou même du Caire, d'Espagne ou de La Mecque, BEN BOUZIYAN était là auprès d'eux quand ils l'invoquaient...

Les distances importaient peu à ce saint qui pouvait faire traverser à son disciple Abdallah At-Twaty, la distance du Caire à la Mecque en une heure ou faire voyager un autre disciple, Alhadj Ali El Qortobi, de Tlemcen à la Mecque, de Médine au Caire ou d'une Île vers Kénadsa en un moins de temps qu'il faut pour le dire. Tous ses miracles montrent le saint comme un souverain, dominant un espace où il fait la pluie et le beau temps, au sens propre comme au figuré ». (Thèse précitée p. 44).

Evidemment, nous sommes en plein dans l'extraordinaire. Quand bien même que ce don d'ubiquité qui permet à notre saint d'être partout en même temps, ici et ailleurs, à des distances inimaginables, en train de secourir des caravaniers en danger de mort, ou de faire traverser des distances époustouflantes « entre l'Occident et l'Orient » à des pèlerins en difficulté, ne relèverait que de la légende, force est de constater que cette puissance dissuasive prodigieuse avait doté la zaouïa de Kénadsa d'un pouvoir fabuleux qui assurera la protection de la ville et des caravanes. C'est ce qui assoira pour longtemps la réputation de la puissante institution politico-religieuse.

A telle enseigne que les chroniqueurs coloniaux vont qualifier cette zaouïa de: «Compagnie d'Assurance de Voyages».

En fait, ce serait plus que cela : nous assistons à la naissance d'un véritable «petit Etat» qui va faire date et dont ses puissants voisins vont en tenir compte et le solliciter dans leurs affaires. A suivre



A. COUR. Revue du Monde Musulman.

4ème ANNEE Novembre 1910. N° 10

Sur le mot « sirr » qui peut être traduit aussi par « dons mystiques » cf. IBN KHALDOUN, Prolégomènes III.

A. COUR Revue du Monde musulman

4ème ANNEE 1910 NOVEMBRE N° 11

Il aurait fait couler de l'huile de son calame (plume de roseau).


4ème partie


Pour une meilleure compréhension de cette période, il est peut-être nécessaire d'avoir une vison claire sur le contexte géopolitique voire administratif de la région à cette époque (fin du 16ème s. début du 17ème). Les voisins les plus puissants qui jouxtaient le « territoire » de Kénadsa étaient sans conteste, d'une part, au nord-est, la Régence Ottomane d'Alger dont le pouvoir s'exerçait sur le nord de l'Algérie et de la Tunisie et d'autre part, au nord-ouest, le Royaume du Maroc sous la monarchie alaouite, (le Sultan Moulay ISMAIL, était un contemporain de Sidi MHAMMED BEN BOUZIANE). Comme à l'époque, il n'y avait pas les frontières d'aujourd'hui, l'étendue territoriale d'un pays donné était limitée par les endroits où s'exerçait réellement son pouvoir, c'est-à-dire sur les villes, les villages et autres agglomérations qu'il pouvait diriger, administrer et contrôler à partir de sa capitale. Donc, il s'agissait d'un espace sociopolitique à géométrie variable, obéissant aux vicissitudes des guerres et des arrangements qui en résultaient.

Pour les dirigeants de la Régence ottomane, dont les activités étaient surtout tournées vers la mer, ces régions désertiques étaient trop éloignées, difficiles d'accès et présentaient de surcroît, trop de risques pour pouvoir les intéresser, d'autant plus que ces « gouverneurs » (Deys et autres Beys) devaient considérer « qu'il n'y avait pas grand-chose « à gratter » en ces contrées et que donc le jeu ne valait pas la chandelle ». Par contre, pour le Maroc qui tournait un peu le dos à la mer, le problème était différent puisque ce pays entretenait des rapports commerciaux assidus avec le « Soudan » et que par conséquent, ses caravanes devaient obligatoirement traverser les grands espaces désertiques. La zaouïa de Kénadsa (« état » indépendant) allait devenir pour ce pays une aubaine et un atout inespéré pour ses affaires commerciales et mêmes administratives. C'est là que ce rôle kénadsien de « Compagnie d'Assurance de Transports Internationale » va avoir toute sa signification. Nous verrons comment.

Au Maroc, l'Etat est appelé, encore de nos jours, du vocable de « Makhzen», ce qui est un peu l'équivalent chez nous de l'ex et défunt mot «Beylek». Comme cité plus haut, pour l'époque, la souveraineté du Sultan s'exerçait là où le « Makhzen » avait un réel pouvoir : ce territoire s'appelait « Ard El Makhzen » (la terre ou territoire du makhzen). Autrement dit, là où existait un semblant d'administration locale dépendant d'un pouvoir central (Le Sultan). Au-delà de cette limite, c'était « Ard Siba » c'est-à-dire des territoires sans maîtres, en quelque sorte des territoires « en déshérence » où ne s'exerce aucun pouvoir, cela portait aussi le nom de « Ard El Khaouf », (terre de la peur), ou « Ard El Harb », (terre de la guerre) c'est-à-dire, là où les conflits armés sont possibles à tout moment.

Sur ces territoires dits « ard siba » ou « Ard el Khaouf », le Maroc puissance avoisinante n'avait aucun pouvoir. D'ailleurs, à ce titre et soit dit en passant, on se demande par quelle alchimie abracadabrantesque, des partis politiques marocains revendiquent aujourd'hui certaines de ces régions notamment Kénadsa, Béchar, le Touat - Gourara etc. alors que ces régions à ces époques lointaines, n'appartenaient qu'à elles-mêmes, c'était pour les Marocains « ard siba ». Consacrées algériennes par la Révolution de Novembre et par le Droit international, elles sont donc à jamais et officiellement algériennes. Néanmoins, nous continuerons à les désigner par « ard elkhaouf » pour l'époque de « l'institutionnalisation » de la zaouïa de Kénadsa, établissement politico-religieux (vers 1700). Mais ces territoires n'étaient ni inhabités, ni vides et encore moins en déshérence. Loin s'en faut. En effet, ces territoires étaient « occupés » par certaines tribus nomades (nous verrons lesquelles) qui se considéraient chez elles. Elles exerçaient leurs propres lois et n'étaient soumises à aucun pouvoir d'aucune sorte, sauf celui plutôt moral de leurs chefs respectifs. Elles avaient aussi des égards, du respect envers les cheikhs des zaouïas (Kénadsa, Kerzaz). C'est un peu le même schéma que l'on retrouverait dans beaucoup de régions du Maghreb de cette époque. Et c'est peut-être ce qui poussa De Gaule à dire qu'ils (les Français) « ont trouvé une mosaïque de tribus ». Avec les habitants sédentaires des oasis (des paysans pour la plus part), ces tribus avaient généralement des rapports étroits de « clientélisme » qui consistaient en des clauses de protection contre les dangers extérieurs (razzias notamment). Pour cette protection, les oasiens devaient payer un « tribut » à leurs protecteurs dont le montant était fixé d'avance. Mais ces tribus « guerrières », quand elles ne se faisaient pas la guerre, vivaient relativement en paix selon des conventions et des codes tribaux dont les transgressions étaient des cas de « casus belli » à l'origine de conflits souvent meurtriers. Pour vivre en paix, et en l'absence de toutes structures étatiques, il fallait à ces tribus, qu'elles délimitent elles-mêmes les règles de vie applicables à tout le monde et déterminer avec précision les territoires sur lesquels chacune d'elles était en droit d'évoluer. En fait, ce fut une organisation de survit qui consistait en une adaptation culturelle d'abord au rigueur du climat et à une adoption d'une économie propre au désert. Trois espaces vitaux entraient pris en considération : d'une part, les oasis qui assuraient les subsistances en produits agricoles. Les oasis sont en effet des agglomérations humaines fixes, où tout un chacun avait le droit de posséder un où plusieurs biens à titre individuel (bien Melk) en matière de foncier ou autres, d'autre part, les zones de pacage ou terrains de parcours où l'on faisait paître les bêtes, associées à des zones d'épandage des oueds sur lesquels se pratiquait une agriculture saisonnière de céréales surtout : ces terres d'épandages des crues d'oueds étaient considérées comme des biens « Arch » et avaient donc un caractère de biens indivis. A la naissance de Kénadsa, qui va devenir un « ksar phare » dans la région Béchar - Saoura, les principales tribus nomades qui évoluaient sur cette aire géographique sont au nombre de quatre. Les Ouled Djérir qui vivaient (et y vivent encore) à Béchar pour la majorité, avaient leurs zones de pacage au nord de Béchar (Oum Chegag), à l'est, à Ben Zireg vers Béni-Ounif, à Oued Ennamous et à Zouzfana. Ils pratiquaient également la transhumance sur le Djebel Grouz (nord-est de Béchar). Ils avaient leurs zones céréalières sur les épandages de Oued Zouzfana. Au sud-ouest de Béchar, vivait la tribu des Doui Ménia, de loin la plus importante tribu en nombre. Les membres de cette tribu ont pour « capitale » traditionnelle Abadla où bon nombre vit toujours. Ils avaient pour zone de pacage toute la vallée du Guir, où ils pratiquaient également l'agriculture des céréales sur les abords de cet oued que nous avons vu très important. Mais les zones géographiques « économiques » et de « déplacement » des Doui Ménia sont loin de se limiter aux seules zones que nous venons de citer. On peut dire qu'ils n'avaient pratiquement aucune de limites précises dans leur espace d'évolution. On les retrouvent d'ailleurs majoritaires à Kénadsa où le Arch des Ouled Bel Guiz a fait souche de vieille date. Ils avaient des rapports commerciaux et des échanges étroits avec les métropoles sahariennes de l'époque. Ils allaient commercer très loin vers l'Ouest au pays des Réguibat, l'actuel Sahara occidental, et aussi avec le sud du Maroc, surtout avec le Tafilalet. Pour mettre en exergue l'importance de leur nombre, les Doui Menia se définissent par cette formule numérique obscure : « nous sommes 5 X 5 et le 1/6ème c'est Ouled Djérir ». Entendent-ils par là qu'ils sont 5 archs que multiplient 5 soit au total 25 archs et que les Ouled Djérir ne représenteraient que le 1/6 de 25 ?

Si ces informations ont quelques intérêts, elles nous donnent au moins une idée de la composante humaine de la région, à la proximité immédiate de la zaouïa naissante de Kénadsa, car ces tribus vont être à la fois ses approvisionneurs, ses défenseurs et son « bras séculier » à l'occasion. Les Doui Ménia et les Ouled Djérir, malgré les disproportions de leurs nombres, ont toujours vécu en parfaite intelligence et entretenu des rapports de bon voisinage, de fraternité, voire d'alliance par la voie des mariages. En fait, ils avaient conclu de tout temps un pacte confédératif d'auto-défense. Et on peut dire que, de mémoire d'homme, jamais il n'y eut de guerre entre eux. Néanmoins, une quelque opinion tenace leur prête « certaines rivalités traditionnelles » souvent exagérées, voire malveillantes. Plus tard, pour faire face à la colonisation, ces deux tribus vont conclure le fameux pacte donnant naissance à la confédération dite « ZEGHDOU » du nom d'un petit ksar près du Draa, en territoire algérien où ce pacte fut conclu, et ce, avec une troisième tribu celle des Béni-Guil, que l'on dit aussi importants en nombre que celles des Doui Menia. Les Béni-Guil vivent sur les confins de l'Atlas saharien. Ainsi, au hasard du tracé de la frontière algéro-marocaine, ils se sont retrouvés du côté marocain et sont donc devenus marocains. Peut-être que si leur avis avait été sollicité, ils seraient actuellement algériens ! La quatrième tribu qui nous intéresse est celle des Renanma ou Ghenanma. Les Ghannamis ont toujours vécu dans la vallée de la Saoura à partir de Béni-Abbès jusqu'à Talmine à la frontière de l'actuelle wilaya d'Adrar. Ils auraient eu pour capitale traditionnelle El-Ouata, entre Béni-Abbès et Kerzaz.

La ville de Kénadsa va exercer un pouvoir spirituel et moral sans partage sur ces grands espaces. Le développement du commerce caravanier dans le sens nord-sud et sud-nord, va permettre à la ville de prendre de l'extension et vivre une prospérité inégalée dans le Sahara de l'ouest. Le Cheikh de la zaouïa va exercer petit à petit un pouvoir bicéphale : spirituel et civil. Quoique ne possédant pas d'armée, le puissant pouvoir « de malédiction » de la zaouïa était très craint par les écumeurs de routes, qui pouvaient être « atteints dans leur chair, dans leurs biens, dans leurs familles et leurs enfants là où ils se trouvent, s'ils osaient s'attaquer à une caravane accompagnée par un guide de la zaouïa, qui souvent était porteur d'un sauf-conduit portant le sceau du Cheikh. Donc la bienfaisance de la baraka du Cheikh Sidi Mhamed Ben Bouziane était recherchée et sollicitée. Par contre, sa malédiction et le pouvoir de ses imprécations étaient très craints et exerçaient un pouvoir dissuasif et de l'effroi. Ce pouvoir-là, remplaçait toutes les armées du monde. Petit à petit, le Cheikh de Kénadsa était devenu « un prince régnant » et ce, subrepticement, sommes-nous tentés de dire. Le pouvoir théologique était doublé désormais d'un pouvoir séculier. Ce qui, d'ailleurs, était inévitable dans la mesure où la ville avait une population importante qui exigeait une certaine gestion. Les habitants de Kénadsa, devenus « sujets », se sont habitués naturellement au pouvoir de leur cheikh qui prendra le titre de « SAYED » (Seigneur) : un protocole des réceptions fut institué, une organisation des festivités publiques aussi. On institua le cérémonial de la « JALALA ». Ce cérémonial consistait à chaque apparition publique du SAYED de l'accompagner par un coeur répétant à haute voie la formule : « Allah al Aziz ya Rabbi » (Dieu le Bien-aimé ô Monseigneur). On ne pouvait plus s'approcher normalement « du prince » sans une raison très valable. Il faut se faire annoncer et attendre d'être reçu en ayant de bons motifs pour l'entrevue. Sur le plan de la vie civile, le Cheikh administrait la cité. Un pouvoir judiciaire est instauré. Le Sayed rendait la justice à travers les cadis qu'il nommait officiellement et faisait exécuter les sentences rendues par lesdits magistrats. En cas de divergences d'interprétation du droit musulman, les oulémas de la ville étaient consultés. Ils se concertaient pour décréter la fatwa idoine qui devenait, dès lors, applicable et que personne ne contestait. Ces savants étaient nombreux du fait que Kénadsa abritait une « université » théologique à l'instar de celles de Fez et de Tunis, mais à une échelle plus réduite. D'ailleurs, il était de coutume kénadsienne, que les étudiants qui désiraient parfaire leurs études se dirigeaient traditionnellement vers ces deux villes maghrébines précitées.

Nous avons vu que le Cheikh n'avait pas d'armée ni de police. Cependant, en cas de menace imminente sur Kénadsa, le Cheikh faisait promptement appel aux tribus citées plus haut qui se mettaient immédiatement à son service et sur le pied de guerre, notamment la tribu des Doui Mania, dont nous avons vu plus haut qu'elle disposait de tout un « arch » sur place, à Kénadsa même : les Ouled Bel Guiz. En cas de grand danger, Abdadla est alertée et les Ouled Djérir de Béchar à quelques encablures de Kénadsa, l'étaient aussi. Ceci était quand même assez rare. Car, non seulement que les éventuels agresseurs étaient dissuadés par ces « forces » que le Cheikh pouvait mobiliser très rapidement, mais sa seule force spirituelle constituait une arme « de destruction massive » et donc de dissuasion. Cependant, il est vrai que certains cheikhs de la lignée, s'étaient dotés d'une petite garde « prétorienne » composée essentiellement de leurs esclaves personnels. Mais c'était plus une garde de cérémonie qu'autre chose. Ses « agents » servaient surtout d'ordonnance et de domestique au cheikh. Cependant, certains avaient de réelles fonctions. Ainsi, s'il arrivait que le « prince » veuille convoquer quelqu'un, c'est à l'un de ces « gardes » qu'il ordonne d'aller le chercher. Si l'interpellé s'avère récalcitrant, le cheikh envoie deux, trois, quatre esclaves pour le faire venir de force. La « contrainte par corps », les emprisonnements pour divers larcins ou délits étaient également pratiqués.

La tradition nous dit que Kénadsa a connu son apogée sous le règne de ABI MADYAN ETH-THANI, « le deuxième du nom » (1825-1852). Son prestige, sa notoriété, l'étendue et la quantité de ses propriétés, de ses biens matériels, la dynamique de ses représentations dans tout le Maghreb, au Moyen-Orient et même dans les pays dits du « Soudan » (Afrique subsaharienne), ont fait de lui une véritable puissance. Evidemment, cette grande notoriété finit par faire ombrage au Sultan du Maroc, qui ne tarda pas à le faire savoir à Kénadsa. Aussitôt, le Cheikh de Kénadsa, sentant la menace qui pesait sur son petit empire, dépêcha auprès du souverain marocain, une délégation en ambassade, composée de notables de la ville, avec des présents de valeur et une lettre où le Cheikh faisait don au Sultan, d'une partie importante de ses propriétés se trouvant dans le sud du Maroc. Ce « somptueux cadeau » inattendu et la courtoisie de « l'ambassade kénadsienne » calma les appréhensions du alaouite, qui s'aperçut que « Le Prince de Kénadsa » était plus préoccupé par « les transactions commerciales » que par des velléités de pouvoir hégémonique ». Les bons rapports qui ont existé entre Kénadsa et la monarchie alaouite ont fait de Kénadsa un partenaire de choix dans les affaires d'Etat. Ainsi, le souverain marocain sollicitait-il les cheikhs de Kénadsa pour intervenir dans les conflits qui éclataient entre les tribus de l'Atlas pour agir et trouver des solutions de paix. Ainsi, Kénadsa continua à prospérer et à faire des affaires avec ses voisins et affiliés jusqu'à l'arrivée des Français, qui vont mettre fin à un établissement humain des plus originaux dans une région désertique réputée pour être des plus hostiles. Cet équilibre de plusieurs siècles entre la nature et les hommes va être rompu de façon brutale.



LA COLONISATION 5ème partie

A l'arrivée des Français en 1903, Kénadsa était encore une ville prospère : sa zaouïa rayonnait sur un territoire qui pouvait dépasser les mille kilomètres à la ronde. Elle avait ses ramifications dans tout le Maghreb septentrional : ses principaux affiliés se trouvaient sur un rayon qui allait d'Alger à Rabat : dans cet « éventail » il faut inclure tout le Maghreb central et occidental y compris bien sûr le Sahara dans sa partie qui va de Marrakech jusqu'au fin fond du Touat en Algérie. Dans un écrit sur cette confrérie datant de 1920 (Imprimerie Orientale FONTANA Frères, ALGER), Marthe et Edmond GOUVION nous disent avoir visité à TRIPOLI (Libye), une zaouïa à la dévotion du Cheikh Sidi Mhamed Ben Bouziane de Kénadsa.

Nous avons vu que Kénadsa jouait un rôle charnière et de carrefour entre l'Afrique du Nord et celle subsaharienne. Par le nombre considérable de pèlerins qui affluaient vers sa zaouïa, elle était aussi appelée « petite Mecque ». Par ailleurs, les commerçants qui pratiquaient le négoce de toute sorte, ne pouvaient traverser son territoire sans une escale (obligée) à la zaouïa et surtout sans une visite au mausolée du Saint Patron de la ville, pour quêter non pas seulement la protection de leur négoce mais solliciter aussi sa baraka pour leur propre personne, pour leurs enfants et leur famille. Les caravaniers venaient solliciter un écrit comportant le sceau du Cheikh « en règne ». En effet, cet axe que les historiens désignaient par « route de l'or » était infesté de brigands.

Il s'agissait de traverser d'immenses territoires qui n'étaient pas du tout sécurisés «ard elkhaouf». Les caravanes allaient donc de Sijlmassa jusqu'au fin fond de l'Afrique occidentale que l'on appelait alors «Essoudane» (le Soudan) qui comprenait notamment le royaume du Mali, l'actuel Sénégal, les Guinées, le Ghana, le Niger, le Nigeria etc. A ce titre, Kénadsa n'était pas seulement un grand marché de l'or et de l'ivoire, de plumes d'autruche, d'encens et de tissus, mais aussi peut-être le plus grand marché d'esclaves de la région. Néanmoins, faut-il préciser : les esclaves n'étaient pas forcément tous (et toutes) d'origine africaine noire, mais d'origines raciales les plus diverses. Et il ne serait pas tabou de dire que c'était pour l'époque un négoce florissant.

La communauté juive de Kénadsa était de vieille souche. D'aucuns pensent qu'elle serait originaire du Touat, chassée de TAMENTIT par Abdelkarim ELMAGHILI, vers 1200 du calendrier grégorien. A Kénadsa, elle avait son propre quartier, «le mellah». Cette communauté pratiquait le travail de l'or et de l'argent, la bijouterie, le travail du bois (menuiserie, ébénisterie, faux plafonds), le commerce des tissus, celui des épices etc.

Les riches commerçants juifs ne se distinguaient en rien de leurs homologues musulmans ni par leurs habits ni par leur mode de vie, ni par leur parler, étant de « purs juifs arabes ». D'ailleurs, il était difficile à non kénadsien de distinguer qui était juif de qui ne l'était pas. Les juifs fabriquaient aussi des alcools divers, de l'eau-de-vie (boukha, mahia, vin de palme...) dont certains musulmans ne se privaient point en cachette. Kénadsa avait également ses forges où l'on fabriquait des armes, des fusils à poudre, des épées et des lances, des ustensiles domestiques et des outils de toute sorte. Elle avait aussi ses potiers, ses vanniers, ses tisserands...




LES MILITAIRES FRANÇAIS ET LA RESISTANCE LOCALE




L'histoire de la résistance du Sud-Ouest algérien à la colonisation reste encore à écrire par les spécialistes de l'histoire.

En effet, ce modeste écrit de presse n'a pas la prétention de suppléer à cette importante autant que passionnante mission. Il s'agit ici, seulement de lever un bout de voile sur cette histoire. La France, comme tout le monde sait, est entrée en Algérie en 1830. Les Algériens ne l'ont pas reçue «avec du lait et des dattes», loin s'en faut, mais bien avec «la poudre à canon», s'opposant farouchement à toute forme d'occupation. Après la résistance d'Alger, il y eut d'autres résistances, notamment la guerre que mena l'Emir Abdelkader, puis les diverses insurrections armées: Cheikh El Haddad, El Mokrani, les Ouled Sid Chikh...

Avec toutes ses insurrections et revers subis, les conquérants, sans renoncer, étaient devenus beaucoup plus circonspects, beaucoup plus suspicieux dans leur avancée à l'intérieur du pays. Même après des études précises aussi bien des hommes que de leur capacité de résistance, après des études topographiques minutieuses des territoires à conquérir, ils donnaient quand même la primauté à la ruse, aux pourparlers plutôt qu'à la confrontation directe avec les autochtones. Ainsi, de Sidi Freidj (Sidi Ferruche comme ils l'appelaient alors) pour arriver jusqu'à Béchar, ils ont mis pas moins de 73 ans ! Ils n'entreront dans Béchar qu'en 1903. Ce n'était pas faute de le vouloir, mais le proverbe dit que « un chat échaudé craint l'eau froide ». En effet, « échaudés » par l'insurrection des Ouled Sid Chikh, les militaires français ont d'abord évité, dans la région de Béchar, la confrontation directe avec les Ouled Djérir qu'ils connaissaient déjà pour s'être accrocher avec eux aux environs de Ouakda en 1857 et avec les Doui Mania en 1852 à Oglat El-Hadj Mohammed. En plus des hommes de ces deux tribus avaient participé à la guerre que mena Cheikh Bouamama. Les Français étaient informés de la farouche détermination de ces tribus à se battre contre eux et ce « jusqu'au dernier homme ». En effet, jalouses de leur indépendance et de leur liberté, ces tribus n'avaient jamais connu jusqu'alors aucune forme d'occupation et encore moins la contrainte d'un pouvoir quelconque.

Mais les vicissitudes de l'histoire sont impénétrables. Dans toute guerre, le renseignement d'abord, puis l'efficacité des armes et des techniques de guerre ensuite sont les éléments décisifs pour gagner toute bataille. Les Français, connaissant le pouvoir spirituel et moral du Cheikh de la Zaouïa de Kénadsa et son ascendant sur les tribus, ont commencé par lui évidemment. C'était le maillon faible de la structure guerrière des tribus et la force de l'institution confrérique. A cette époque, le cheikh en titre de la zaouïa était Sidi Brahim, un homme assez robuste mais qui avait un handicap majeur : il était aveugle. Les Français ont d'abord commencé par l'affaiblir lui-même, matériellement en interdisant à la zaouïa de lever les ziarate (contributions) sur toutes les tribus du nord du pays et des Hauts Plateaux et du Maroc, ou du moins, dans un premier temps. La Confrérie était autorisée à le faire de façon très parcimonieuse et contrôlée. La zaouïa était ainsi touchée directement dans sa principale force de vie. Les membres les plus influents de la confrérie et les notables, à leur tête Si Mohamed Lamsatpha étaient contre toute entrée de la France dans la région et encore moins, son ingérence quelconque dans les affaires de la Zaouïa. Cependant, ils n'avaient pas les moyens de s'y opposer en dehors de négociations « diplomatiques ». De son côté, Sidi Brahim le chef spirituel de la Zaouïa, sans armes ni moyens, ne pouvait résister à la pression de l'armée coloniale : il ne pouvait donc que « composer ». Il essaya d'acquérir « l'amitié » des officiels français.

Il restait les tribus. La France demanda au vénérable cheikh de faire pression sur elles afin qu'elles se soumettent « à une France qui apportait la civilisation, qui voulait construire des écoles et des hôpitaux pour éduquer, instruire et soigner les gens ». Sidi Brahim organisa dans son « riad » (palais) de Kénadsa, une grande diffa (repas) où ont été conviés les grands chefs de tribus et de fractions de tribus des Ouled Djérir et des Doui Mania. On a vu alors affluer à Kénadsa tous ces « seigneurs de la guerre vêtus de leurs plus beaux atours, l'allure altière, sur de beaux chevaux arabes harnachés de cuirs et d'or ». C'était la « djemaa des quarante sages ». Au cours de ce repas historique, Sidi Brahim leur transmit le message des Français tel qu'il lui a été communiqué. Les chefs de tribus surpris d'abord, et après quelques discussions, répondirent unanimement « qu'il n'était pas question que les Français mettent les pieds dans la région: les Français sont une nation nous en sommes une autre, disent-ils. S'ils viennent chez nous c'est qu'ils cherchent la guerre et nous sommes prêts à la leur livrer ». A la fin du repas, après des au revoir cérémoniaux et courtois à l'endroit de leur illustre hôte, ils repartirent dans leur fief respectif non sans laisser des émissaires permanents auprès de Sidi Brahim pour les renseigner en permanence sur les intentions futures des autorités coloniales.

Ces braves guerriers n'avaient certainement aucune idée de ce qu'était réellement la France. Ils pensaient certainement que c'était « une sorte de grande tribu » qu'ils étaient à même de défaire aisément en se fédérant, exactement comme l'ont tenté les Ouled Sid Chikh. Ils avaient l'habitude de livrer des batailles (à d'autres tribus) et de les remporter. Ils n'avaient aucune idée d'une armée régulière, instruite, organisée, entraînée par des officiers expérimentés sortis des grandes écoles de guerre. Une armée équipée et payée pour faire la guerre et uniquement la guerre, qui dispose des équipements pour faire le siège des fortifications et des canons capables de faire s'écrouler le plus fortifié et le plus solide des ksars. Eux, ils n'avaient que leur bravoure, des fusils à poudre et des sabres à opposer aux canons français. Cependant, ils réactivèrent la fameuse confédération évoquée plus haut, qu'ils appellent Zeghdou composée des trois tribus: Ouled Djerir, Doui Mania et Beni Guil.

Pour éviter les confrontations directes, les colonnes françaises ont contourné la région de Béchar par l'Est, allant d'El-Bayadh (anciennement Géryville), en direction du Gourara - Timimoun. Puis, elles ont commencé à remonter vers Béchar par étapes, suivant la vallée de la Saoura. Mais les tribus précitées n'étaient pas dupent.

Aussi, les convois français faisaient régulièrement l'objet d'attaques et de harcèlements. En déclarant ainsi la guerre aux Français, les tribus algériennes pensaient toujours à un repli vers le Maroc en cas de besoin, par le Draa notamment (Zeghdou) et au Tafilalet. En pensant comme cela, elles ignoraient apparemment que la France était déjà présente en ces lieux et que ses officiers se préparaient à les prendre en tenaille. Avec beaucoup de difficultés, les colonnes françaises finirent par atteindre Béchar en 1903, à Ouakda plus exactement. Défaits, les résistants qui les avaient combattus se sont repliés au Maroc, abandonnant momentanément leurs biens : maisons, jardins, palmiers, troupeaux etc. Partis au Tafilalet, ils furent surpris de retrouver là également, le même occupant. Leurs espoirs d'organiser d'autres batailles qui feraient partir les Français commencèrent à s'amenuiser. Les « batailles » n'étaient plus que des escarmouches sans importance. La résistance s'était larvée et les espoirs déçus. L'occupant appliquait la fameuse devise de « diviser pour régner », affamer pour soumettre, concéder pour corrompre. Las d'attendre une reprise du « djihad », ceux qui s'étaient repliés au Tafilalet ont fini par revenir au pays de leurs ancêtres : Béchar. A leur retour, que ne fut leur grande surprise de trouver que tous leurs biens ont été confisqués par l'administration coloniale. «La prise de Béchar » fut un grand événement pour l'occupation française. Du 17 au 12 novembre 1903, le Général LYAUTEY qui venait de prendre le commandement de la Division de Aïn Séfra où s'installera plus tard le commandement militaire du territoire, suit en personne les événements. Une colonne commandée par le commandant PIERRON occupe Béchar et Ouakda. Dès l'année suivante, 1904, Béchar reçoit le ministre de l'Intérieur (ETIENNE) le 20 avril, puis un Général (SERVIERES, commandant le 19 CA) le 14 juillet, puis JONNART en personne, Gouverneur Général de l'Algérie le 04 novembre, qui fut reçu d'ailleurs par des coups de feux et échappa par miracle à une embuscade.

Il va revenir en décembre 1905. Il alla à Taghit par Mezrelt et revient à Béchar par Manouarar, un détour édicté par des mesures de sécurité. C'est dire que la résistance ne cessa pas définitivement pour autant. Elle durera plus de trente ans.

6ème partie


Ce général a été tué le 8 décembre 1928, c'est-à-dire à la veille de la célébration du centenaire de la colonisation. Cela veut dire que «la pacification» soi-disant «achevée», claironnée par l'armée coloniale, ne l'a jamais été réellement et ce, après 100 ans d'occupation. Ce général n'était pas n'importe qui: il était le Commandant supérieur du territoire militaire de Aïn Séfra. Un territoire qui couvrait tout le sud-ouest actuel de l'Algérie. Bien qu'au moment de sa mort, le général Amédée Clavery n'était encore que colonel, du moins la veille de sa mort, un décret venait de le nommer général de brigade mais il l'ignorait. La mort l'attendait entre Béchar et Taghit, au lieu-dit Megsem Hallaba, au djebel Aghlal au sud de Manouarar. Les Français vont perdre 5 soldats (3 officiers, 2 sous-officiers, un légionnaire) et avoir deux blessés graves dans cette bataille. Une stèle érigée à la mémoire de la mort de ce général est encore visible à Megsem Hallaba.

Ce qui apparaît tristement insolite dans cette affaire, c'est que la veuve éplorée du général défunt, habillée de noir, est venue à Béchar exiger la diya (le tribut ou le prix de sa mort) de son feu mari, aux tribus locales. On rassembla les chefs de ces tribus pour leur tenir le discours sur le paiement de la diya en question. Sur cette demande pour le moins inattendue pour les concernés, un des chefs de ces tribus, un certain Caïd Elhoucine, demanda la parole pour répondre à la dame. Il se leva et dit en arabe au traducteur: «Je vous prie de dire à cette dame que son mari est mort dans une bataille et que dans cette bataille nous avons aussi perdu aussi des hommes (il cita des noms), tous les noms que je viens de citer sont pour nous des généraux: aussi lorsque la France nous paiera leur diya, nous envisagerons alors de payer celle de son mari». L'affaire en est restée là. Si cette histoire véridique pourrait avoir une signification quelconque, c'est celle de traduire le sentiment de grande dignité que les autochtones avaient d'eux-mêmes. Ils n'ont jamais considéré que les Français avaient, malgré leur supériorité militaire, une quelconque supériorité sur eux.

KENADSA ET LES HOUILLERES DU SUD-ORANAIS

Nous avons vu que les Français vont étouffer petit à petit la zaouïa de Kenadsa en l'empêchant d'avoir des rapports avec ses affiliés qui étaient nombreux mais surtout de lever les ziarat qui sont les contributions en nature et en argent liquide, dons séculaires des tribus. C'est l'étiolement: la dynamique confrérique va s'éteindre à petit feu jusqu'à être réduite à sa plus simple expression. Malgré cela, Kenadsa va connaître une renaissance insoupçonnée. Une nouvelle donne allait lui donner un second souffle historique: la découverte de la houille. Kenadsa va connaître un nouvel essor économique qui va s'additionner au spirituel. Malheureusement, ce nouveau développement va être complètement organisé au profit d'investisseurs coloniaux. La ville spirituelle sera érigée, à son corps défendant, en pôle industriel pour toute la région du Sud-Ouest et même plus loin. L'exploitation des mines de charbon par une compagnie dite des «Houillères du Sud-Oranais» (HSO) à partir de 1917, l'arrivée de la ligne de chemin de fer d'Oran jusqu'à Kenadsa, avec diverses ramifications vers le Maroc et le reste de l'Algérie, vont transformer le visage de la ville, lui donner un aspect presque antinomique avec le précédent où régnait plutôt une atmosphère de calme, propice à la prière, au recueillement et à la méditation. Ce calme «pontifical» va être désormais occulté par le bruit des machines, l'effervescence des chantiers; l'appel à la prière interférera avec le bruit des sirènes annonçant le commencement et l'arrêt du travail dans les ateliers et les bureaux de la compagnie. Il s'agit d'une osmose du moderne et du traditionnel qui n'aurait pas son équivalent dans le Sahara.

Une ville nouvelle, moderne, va se construire à côté de l'ancien ksar. Une main-d'oeuvre très diversifiée va affluer de tous les côtés. En un moins de temps, va se former une population cosmopolite. Il y aura d'un côté la ville européenne où vont habiter Français, Espagnols, Italiens, Maltais, Corses, Hollandais, Allemands, Grecs, etc., c'était la classe des ingénieurs, des «maîtres» et des contremaîtres, des chefs et des sous-chefs, enfin les plus hauts dirigeants de la mine. De l'autre côté, à l'ouest, il y aura la ville «arabe», de nouvelles constructions viendront s'accoler au vieux ksar, de nouveaux quartiers vont voir le jour: Le Pourigni à l'extrême-est et le Ksar-Djedid au sud. Ce sont des corons construits à la va-vite pour loger la cohorte des mineurs. Des Maghrébins affluaient de tous les coins d'Afrique du Nord: en majorité des Algériens et des Marocains surtout du sud du Maroc (Tafilalet - Sousse...). Il y avait également beaucoup de Kabyles qui avaient l'avantage sur les autres de parler couramment le français, mais surtout avaient l'expérience du travail dans les mines du fait de leur émigration ancienne dans le nord de la France. Certains venaient tout simplement des mines d'Algérie du nord: de Ouenza notamment. Cette nouvelle activité créera des commerces multiples, de nouveaux métiers et petits métiers, de nouvelles habitudes de consommation s'instaurent, etc. Dans ce domaine, des économats vont être ouverts où les mineurs vont acheter à crédit tout ce dont ils ont besoin. Cela va de l'habillement et la nourriture aux appareils électroménagers. Bien sûr, cela ne manqua pas d'influer sur le mode de vie des gens dont beaucoup troqueront leur habit traditionnel contre l'habit européen. L'alcool sort au grand jour: Kenadsa aura ses bars, ses restaurants et ses gargotes et même son lupanar !

Les écoles françaises, quant elles, où n'allaient que les enfants des Européens, vont s'ouvrir mais vers le tard (années 50) aux fils et filles des autochtones. Il y aura d'abord «l'école indigène» une fabrique de «larbins» et «d'employés subalternes». En effet, cette école ne formait que rarement au-delà du certificat d'études primaires. Comme il n'y avait que des écoles primaires, «les indigènes» ignoraient même qu'il y avait des études possibles au-delà du certificat d'études primaires. Les enfants autochtones voyaient leurs petits camarades de classe européens «disparaître» après le cours moyen deuxième année sans savoir où ils sont passés, alors que eux étaient orientés vers le cours «fin d'études». Evidemment, les petits Européens allaient faire leur 6ème ailleurs, cet ailleurs mystérieux où ils allaient continuer leurs études. Il faut dire aussi que beaucoup de parents n'aimaient pas mettre leurs enfants à l'école française et lui préféraient l'école coranique. Il y en avait plusieurs d'ailleurs. Kenadsa continuera à former des «talebs» (ceux qui connaissent le saint Coran par coeur). Aussi le peu d'instruction que la colonisation a voulu dispenser avec tant de parcimonie et vers le tard a donné les quelques intellectuels francophones que nous avons cités plus haut. Beaucoup ont continué leurs études à l'indépendance du pays et ont une «culture mixte». Pierre Rabhi par exemple a été adopté très jeune par une Française et ce, à la suite de la mort de sa mère qui l'avait laissé en bas âge. Son père, s'étant remarié, a préféré «abandonner» son enfant à cette Française.

Si les mines de Kenadsa ont apporté un peu d'argent dans les foyers, voire une certaine aisance dans la vie des gens, en contrepartie, elles furent des hécatombes pour des générations de mineurs. Décimés par la silicose (grave affection provoquée par la poussière du charbon qui s'introduit dans les poumons des mineurs), ces derniers dépassaient rarement les cinquante ans et finissaient leur vie dans un délabrement physique et des douleurs épouvantables.



LA ZAOUIA FACE A LA CONQUETE COLONIALE KENADSA :
UNE CAPITALE DESTITUEE ET UNE «PRINCIPAUTE»
EN PHASE D'IMPLOSION

«Tout prédestinait Kenadsa à jouer les premiers rôles. Elle était déjà une métropole quand l'actuelle ville voisine (Béchar) n'était qu'un lieu-dit. Les nouvelles logiques introduites par la colonisation décideront autrement. C'est la petite bourgade de Béchar, encore appelée Tagda, qui sera choisie comme chef-lieu. Le ministre de l'Intérieur et des Cultes de l'époque justifie ce choix dans une lettre adressée au ministre de la Guerre le 25 janvier 1901, en ces termes «La désignation de Béchar comme chef-lieu du cercle à créer chez les Dhwi Mnî a paru, au gouverneur général, préférable à celle de Kenadsa, l'expérience ayant démontré qu'il valait mieux laisser distinct les cercles d'action administrative et les centres d'influence maraboutique, et notre installation à Béchar, présentant autant d'avantages, tout en étant moins délicate» (archives de Vincennes 1H1033. A. Moussaoui). «Des logiques tout à fait profanes se voient obligées de tenir compte des règles édictées par le sacré». Les problèmes de la zaouïa de Kenadsa avec l'administration coloniale ont commencé bien avant l'arrivée des Français au Sahara. La colonisation qui sévissait dans le Nord allait perturber, voire donner un coup d'arrêt définitif à toutes les formes de communication traditionnelles en matière de négoce. Le commerce caravanier sera tué. Les activités économiques liées à ce commerce sont en chute libre. C'est le marasme total. «La principauté de Kenadsa» est en passe de «perdre de sa superbe». Il ne reste plus à la zaouïa que les ressources ordinaires que lui procurent ses affiliés se trouvant majoritairement dans le nord du Maghreb central et occidental, maintenant sous domination coloniale. Celle-ci va faire écran entre Kenadsa et ses affiliés. «Déjà, en 1893, le cheikh de l'époque Si Mohammed ben Abdallah écrivit aux autorités coloniales (pour se plaindre de la gêne qu'elles provoquent), leur demandant une autorisation de visite dans le nord du pays pour lever la ziyara. A sa mort, son fils Brahim B. Mohammed Ben Abdallah, qui le remplace renouvelle son allégeance aux autorités coloniales par une lettre datée de 30 juillet 1899 et adressée au gouverneur commandant général de la division d'Oran». (A. Moussaoui série 16H65 des archives d'outre-mer Aix-en-Provence).

Il est évident que les cheikhs successifs chercheraient surtout à obtenir des faveurs de l'administration coloniale, à l'effet de collecter des ziara-s, dans des régions déjà soumises à leur autorité. Même encore loin, la colonisation est ressentie à Kenadsa comme une gêne sérieuse, voire une grande catastrophe à laquelle il était urgent de faire face. En plus on ignorait les dimensions qu'allait prendre cette «catastrophe», si elle allait s'arrêter ou s'aggraver. Car en effet, privée de ses revenus, la zaouïa n'est plus ce qu'elle devrait être: c'est-à-dire avant tout une institution caritative. Elle était en train de perdre donc sa fonction principale et sa raison d'être. Le produit des ziara-s n'est pas conservé par le cheikh mais fait l'objet d'une «redistribution» dans le sens économique moderne du terme, une nécessité vitale pour le fonctionnement de l'Institution politico-théologique. Le cheikh nourrit, loge les visiteurs venus de loin ainsi que les quêteurs de baraka venus en retraite, accueille les nombreux affiliés de passage ainsi que les nouveaux, donne aux pauvres, circoncit les enfants... Les étudiants sont nourris et logés par la zaouïa. Le cheikh gère également les biens et les domaines de «l'institution» (souvent très éloignés), paie des salaires à ses intendants, etc. La colonisation va briser toute cette organisation. Le nouveau cheikh Sidi Brahim est conscient de l'inégalité des forces en présence. Il va opter pour un profil bas. Il sait qu'il est impuissant devant un pouvoir doté d'une force milliaire inédite dont il ignore les tenants et les aboutissants, mais dont l'efficacité a fait ses preuves. Le nord du Maghreb et entièrement occupé, et les tribus du sud, défaites les unes après les autres, vont tenter une résistance larvée. «Le Sayed» (titre honorifique et solennel que prennent les chefs de la zaouïa de Kenadsa) va essayer tantôt d'utiliser la diplomatie, tantôt la ruse pour sauver les meubles, afin d'obtenir le maximum possible d'un adversaire qu'il sait intraitable et qui détient de surcroît, tous les atouts. C'est un peu le dey d'Alger sans son éventail ni sa morgue. Les informations arrivent à Kenadsa. La conquête avance inexorablement. Les événements se précipitent. En 1903 les militaires français sont à Béchar. En 1907 ils s'installent «définitivement» à Kenadsa. L'avis de la zaouïa n'est plus requis pour quoi que ce soit. Les opposants (notables et membres confrériques) ne sont pas contents et le manifestent bruyamment. Cependant, ils se trouvent devant le fait accompli. Les membres influents de la confrérie menacent d'émigrer vers l'ouest et abandonner Kenadsa à l'occupant: ils préfèrent encore se mettre sous la bannière du sultan du Maroc (Abdelaziz) que sous celle de la France, un pouvoir non musulman et donc mécréant.

suite et fin
Le cheikh Sidi Brahim s'est retrouvé entre le marteau et l'enclume : d'une part, les membres de la confrérie qui refusent toute forme de soumission au pouvoir colonial et font pression sur lui pour émigrer. Mais apparemment, il sait que « se mettre sous l'aile du souverain marocain » ne serait d'aucune utilité puisque la France était déjà chez lui. D'autre part, cette même France, omniprésente désormais au Maghreb, installée près de son propre ksar, au lieu dit Belhadi, commence la réalisation de son projet d'infirmerie, et ce sans attendre l'avis de la zaouïa qui s'était déjà opposée au dit projet. Les rumeurs à propos des membres de la confrérie qui menacent de se redéployer ailleurs et qui se préparent à vendre tous leurs biens, n'inquiètent pas outre mesure les autorités coloniales. Ces rumeurs sont atténuées par un rapport du commandement militaire du 28 février 1907 qui considère que «la zaouïa ne peut pas plus quitter Kénadsa que la papauté ne pourrait quitter Rome ». (A. Moussaoui, thèse). Le cheikh de la zaouïa, qui n'avait nullement envie d'émigrer ni de quitter la terre de ses ancêtres, a choisi donc de rester et de «composer avec les nouveaux maîtres du moment». Ceci déclenchera une crise majeure de pouvoir « qui va durer quelque six mois, pendant lesquels les rapports entre le cheikh et le conseil de la zaouïa sont assez tendus ». La structure confrérique était en train d'imploser. A la longue, un arrangement mitigé fut finalement trouvé, d'où Sidi Brahim sortira affaibli. Celui-ci mourra le 19 février 1918 à l'âge de 67 ans, laissant derrière lui une zaouïa endettée. Son cousin et confident, Si Mohamed Laaraj, va lui succéder. Par cette désignation, après un intermède de cinquante-huit ans, la direction de la zaouïa revient aux descendants de Abu Madyan II, c'est-à-dire le grand-père de l'actuel cheikh et éponyme. La mashikha (la fonction de cheikh) va renouer avec la transmission par la primogéniture mâle.

Une certaine renaissance de la «principauté»
Si Mohamed Laaraj va continuer la gestion de «l'institution religieuse» comme son prédécesseur. Les demandes de lever des ziaras vont continuer à recevoir des réponses souvent négatives des autorités coloniales. Les ziaras «possibles» sont levées difficilement. La direction de la «principauté» maintient un certain cap. La baisse des revenus liés aux tribus du nord et des hauts-plateaux n'empêche pas les autres affaires de tourner.

A la mort de Si Mohamed Laaraj, c'est son fils Sidi Abderrahman qui va prendre la suite. Avec l'avènement de ce « monarque », les affaires vont s'améliorer sérieusement. C'était en février 1934. Les autorités françaises confirment son « intronisation » et lui allouent une allocation annuelle de 2.000 francs, la même qui était attribuée à son père. Mais le monde a changé. Le paysage politique se caractérise par de nouvelles donnes. D'une part, la colonisation vient de fêter son centenaire qui marque aussi son apogée. Se glorifiant de « sa réussite », elle est quasiment sûre d'avoir gagné la partie définitivement, que l'Algérie et l'Afrique du Nord lui appartiennent désormais. Les écrivains et intellectuels « algérianistes » (dits de l'école d'Algérie) et farouches partisans d'une colonisation à outrance, parlent d'un « juste retour de l'Afrique du Nord » dans le giron de la chrétienté, à l'instar aussi de sa dépendance jadis de l'empire romain. Ces convictions avaient quelques ressemblances avec les convictions israéliennes d'aujourd'hui.

D'autre part, on assiste à la naissance du nationalisme maghrébin qui se concrétise par des luttes politiques acharnées sur le terrain et dont les figures de proue sont: Messali Hadj en Algérie, Bourguiba en Tunisie et Allal El-Fassi au Maroc. Les autorités françaises connaissent l'importance de l'emprise des zaouïas sur les populations pieuses. Aussi, vont-elles prévenir et empêcher les relations et autres accointances que ces confréries pourraient avoir avec les mouvements nationalistes pour ne pas apporter plus d'eau à leurs moulins. Elles vont faire pression sur les zaouïas toujours en les empêchant de lever les ziaras et de lâcher un peu de lest quand c'était nécessaire pour obtenir quelque chose d'elles. Ce « chantage » ne servait pas uniquement à faire entrer dans l'ordre colonial ces organisations religieuses millénaires, mais les ziaras qu'elles prélèvent sur leurs affiliés étaient autant « d'impôts directs » et donc de richesses en moins pour l'administration coloniale.

Sidi Abderrahman ne pouvait pas faire exception aux démarches engagées par ses prédécesseurs pour recueillir les ziaras. Ce serait signer l'arrêt de mort définitive de la confrérie. C'est ainsi qu'il demande à ce rendre dans les villes du nord suivantes: Sidi-Bel-Abbès, Témouchent, Mascara, Tlemcen dans l'Oranie. Mais aussi en territoire marocain: Oujda, Fès, Marrakech, Outtat El-Hadj, Midelt, Gourama, Tafilalet, Medjahra, Talsint, Boudnib, Bouanane... En demandant à se rendre dans ces villes à l'autorité française, Sidi Abderrahman n'évoque pas les prélèvements de ziaras, mais « Je veux, dit-il, inspecter nos biens et propriétés». Vu l'énumération des lieux où il voulait se rendre « pour superviser ses biens », il faut bien croire que la zaouïa était très riche. Le voyage qu'il va entreprendre lui permettra de procéder à une réactivation conséquente de l'influence de son institution sur ses affiliés du nord, du nord-ouest et aussi du sud marocain notamment.

La «principauté» de Kénadsa va retrouver un peu de sa superbe sous le règne de Sidi Abderrahman, mais d'une autre façon, très différence de celle du temps des caravanes, où Kénadsa régnait sans partage sur les grandes étendues désertiques qui allaient de Sijilmassa jusqu'aux confins de l'Empire du Mali. Le vrai et nouveau maître aujourd'hui, c'est la puissance coloniale et il va faire avec. En s'adaptant à la réalité du moment, il sera l'homme de l'ambivalence. Chacun va instrumentaliser l'autre. Le cheikh va porter alternativement deux casquettes: celle du chef spirituel de la Zaouïa Ziyania et celle d'un Administrateur séculier. « Ainsi, la fonction religieuse traditionnelle est assortie d'une fonction civile. En effet, le 6 mars 1939, il sera élevé à la dignité d'»Agha» honoraire. Un burnous d'investiture lui est accordé par le gouvernement général. Il ne se satisfait pas de cela et demande « un commandement effectif dans l'annexe de Colomb-Béchar». Il va avoir un «secrétariat», des cartes de visite en arabe et en français, ses propres cachets et utiliser du papier à en-tête imprimé à son nom avec les références à ses différentes dignités. D'ailleurs en cela, son père l'avait précédé: on pouvait lire en effet, en français, en en-tête de ses correspondances officielles, «Cheikh Sidi Mohamed Laaredj, officier de la Légion d'honneur, Kébir de la zaouïa de Kénadsa». C'est à cette époque-là qu'il va adopter officiellement un patronyme: il deviendra Laaredj Abderrahmane. Mais on ne l'appelle plus que par le titre de Sayed (Seigneur). Le 31 octobre 1951, il sera nommé «Bachagha honoraire». Malgré une « sujétion évidente à la logique institutionnelle du pouvoir colonial », le « Sayed » continue de jouir d'un prestige sans précédent, comme si les affiliés de la zaouïa et la population considéraient le fait colonial comme un « mal inévitable »: si personne ne pouvait l'éviter, pourquoi «le Sayed» en effet porterait seul la responsabilité ? Sidi Abderrahman, très populaire, fut un cheikh, un Sayed, un administrateur et un gérant hors pair. Il régna sur la zaouïa de Kénadsa qu'il dirigea de main de maître pendant 56 ans. Il fut connu pour le faste jamais égalé de ses difas et de ses réceptions, de sa générosité et de son savoir-faire protocolaire: il pouvait en effet inviter plus de 5.000 personnes pour des repas conviviaux, que tout ce monde trouvera à boire, à manger et à dormir. Il fut également connu pour le luxe de ses voitures. Toujours habillé de blanc immaculé, il portait un éternel mouchoir rouge dans la main et une tabatière en ivoire. Ses déplacements et ses sorties publiques étaient toujours d'une solennité inimitable. Il avait sa propre équipe de football et son propre stade. Il se rendait à tous les matches officiels joués par son équipe et se mettait souvent sur la ligne de touche pour encourager les joueurs, exactement comme le font les coaches actuels. Il connaissait chaque joueur par son « petit prénom ».



La zaouïa et la révolution de Novembre


Dès les premières années de la Révolution de 54, la zaouïa de Kénadsa a tout de suite intéressé tous les antagonistes: la France, le FLN et le Maroc. Le Sayed était devenu un enjeu de taille.

Tout le monde connaissant l'ascendant que le « Marabout » pouvait avoir sur les populations locales et, par voie de conséquence, l'influence possible sur les moudjahidine qui ont pris le maquis, mais aussi sur ceux qui étaient dans les organisations civiles clandestines du FLN. Si en effet le marabout penchait pour le FLN, la France perdait un atout majeur dans la région. Elle créera la radio périphérique de Béchar et espérait bien l'utiliser dans son action psychologique qui consisterait à s'adresser aux populations de la région par la voie des ondes à l'effet de les rallier à son projet de « l'Algérie française ». Les Marocains qui agissaient dans le même sens, mais pour un but différent, espéraient faire venir le marabout au Maroc pour qu'il se rallie aux revendications territoriales marocaines sur la région de Béchar jusqu'au fin fond du Touat. Quelques transfuges kénadsiens, mais d'origine marocaine notoire, étaient déjà à la fin des années 50 instrumentalisés, notamment par le parti de l'Istiqlal, et s'adressaient par la voie de la radio marocaine aux populations de la région de Béchar pour leur dire « qu'elles étaient marocaines et qu'elles devaient se soulever pour se rallier à la mère patrie, le Maroc ».

Mais dans les moments difficiles chacun reconnaît les siens. Le marabout avait déjà choisi son camp naturel: le FLN. La France le sut à ses dépens. Elle le mit tout de suite en résidence surveillée. Trois groupes de militaires se relayaient pour surveiller sa maison 24 heures sur 24. Il ne pouvait plus bouger sans « sa garde rapprochée ». Pour justifier cet emprisonnement patent, les Français évoquaient « la sécurité du cheikh». Les dirigeants du FLN de l'époque, ayant mesuré l'importance de l'enjeu, décidèrent de le faire « évader». Ainsi, sous le prétexte que la famille du marabout devait se rendre au bain maure, on fit «voiler» le Sayed dans un haïk et on le mit au milieu d'un groupe de femmes pour traverser le chemin de garde. Et c'est ainsi qu'il pu tromper la vigilance de ses geôliers et se retrouver le lendemain à Bouanane, au Maroc. On le fit passer à Melilla, puis en Espagne. De là, il rejoignit la Révolution en Libye, puis au Caire. Il regagna son pays indépendant en 1962 et s'installera dans un premier temps à Alger (Bouzaréah) et ne gérera sa zaouïa que de loin. Puis, il élira domicile à Gdyel, près d'Oran, et ce pratiquement jusqu'à sa mort. Il revenait dans sa zaouïa aux événements familiaux et pendant les fêtes religieuses, notamment le Mawlid Ennabaoui qu'il ne ratait jamais sept jours avant et sept jours après à Kénadsa. Notre cheikh-moudjahid s'est éteint le 28 février 1991 à Oran. Mais il se fera enterrer à Kénadsa dans son ksar d'origine, non pas dans un carré privilégié auprès de ses aïeux, mais au cimetière du commun des mortels, près de la tombe d'un grand savant soufi kénadsien: Sidi Ahmed ou-Simmou. Pour ce faire, le Sayed avait de son vivant fait enlever un vieux mur de pierres pour y mettre sa propre sépulture afin que celle-ci jouxte celle de cet homme soufi, Sidi Ahmed ou-Simmou, pour lequel il avait une immense admiration.

Sidi Abderrahman, en homme pieux, pensait peut-être que Dieu serait encore plus clément et miséricordieux pour lui au voisinage d'un tel homme. Il fut mis sous terre à l'endroit qu'il a voulu, en présence d'une foule immense et de gens venus des quatre coins du Maghreb. C'était la fin d'une époque.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)