Algérie

Kateb Yacine. Un théâtre de vadrouille : Des pavés sur la scène



Kateb Yacine. Un théâtre de vadrouille : Des pavés sur la scène
L'écrivain voulait toucher le « peuple tout entier »,partout où l'on pouvait accrocher des cintres. Théâtre de l'insolence par excellence, mais aussi et surtout théâtre de la remise en cause esthétique frontale, l'art dramatique en arabe dialectal, chez Kateb Yacine, est d'abord pensé en facture esthétique nouvelle, engagé exclusivement au service du plus grand nombre. En effet, dès le début de cette expérience lancée avec sa troupe, L'Action Culturelle des Travailleurs, à la fin des années 1960, et poursuivie au sein du théâtre régional de Sidi Bel Abbès dans les années 1970, Kateb Yacine a compris, avec le temps, que le théâtre, dans sa version classique traditionnelle, gonflée de métaphysique universelle, ne l'aidera jamais à toucher beaucoup de gens. Rappelons que l'enfant des Keblouti avait déjà à son actif plusieurs pièces écrites en langue française éditées sous le titre générique Le Cercle des Représailles et regroupant : Le cadavre encerclé et Les ancêtres redoublent de férocité ainsi qu'une pièce satirique : La Poudre d'Intelligence.Sa conception, née en boucle d'un riche parcours créatif, sera fondée prioritairement sur un théâtre en vadrouille, par réaction à un théâtre destiné aux espaces clos. Ce genre ne pouvait être réalisé à l'intérieur d'une structure fermée pour celui qui, dès le départ, manifestait son désir de faire jouer ses comédiens partout où il était possible de placer quelques cintres pour y accrocher les costumes. Le but recherché dans cette option éclatée du jeu d'acteurs est de susciter le débat sur les libertés dans ces pièces au mode parodique conçues pour être transportables et transposables en n'importe quel lieu. Dans toutes ses 'uvres écrites en arabe local, l'arabe algérien, l'auteur de Nedjma se refuse à tout élitisme dans l'art de monter et surtout de montrer ses pièces. « Je suis, disait-il, contre l'idée d'arriver en Algérie par l'arabe classique, parce que ce n'est pas une langue populaire, je ne peux m'adresser au peuple tout entier même s'il n'est pas lettré, je veux avoir accès au grand public, pas seulement les jeunes, et le grand public comprend les analphabètes. »Impliqué dans la vie politique immédiate et les combats d'idées qui s'y rattachent, Kateb Yacine se sert volontiers de l'actualité pour dire ses préférences esthétiques et ses révoltes politiques. Lorsqu'il aborde l'histoire comme thème principal de sa dramaturgie contestataire, il n'est jamais dans la reconstitution chronologique, mais toujours dans l'interrogation critique. Ses acteurs complices jouent un théâtre où l'on nomme les choses par leurs noms afin que le spectateur puisse immédiatement trouver les idées-forces véhiculées par l''uvre proposée. Régulièrement, les interprètes sortent de leur rôle pour s'adresser directement au public. Ils glissent sur le fait du jour. Ils sont à la fois personnages et médiateurs volontaristes dans ce théâtre éclectique adossé régulièrement à des phases historiques précises accouplées à l'instant social. Agissant ainsi, ce théâtre, en partie écrit collectivement, tente d'éviter que les émotions produites au cours de la représentation n'aliènent le spectateur en lui ôtant tout esprit critique capable de lui faire discerner le vrai de l'illusion. La purgation est une purgation vigilante, non coulée dans des interférences spatio-temporelles définitives. L'identification dont on parle souvent revêt d'autres significations.Même s'il s'exprime fréquemment par d'amples paraboles. Le théâtre choisi par le père de La poudre d'intelligence ne s'est jamais contenté de l'éloquence des images projetées. La manière de jouer l'événement et les éléments scénographiques accompagnant cet évènement artistique, doivent dire au spectateur qu'il est en train de suivre une pièce de théâtre. Tout décor et autres accessoires qui n'intègrent pas cette vision sont évacués du projet de mise en scène. Les intermèdes et chants introduits dans la pièce théâtrale, qui interrompent l'action, sont pensés comme haltes nécessaires à l'implication du spectateur dans l'interpellation des contenus de ce théâtre nourri à la mamelle de la caricature et du style burlesque.Provocateur conscient, Kateb s'est toujours revendiqué d'un théâtre agitateur de conscience, l'agitation de l'instant qui tend à désarçonner les tenants du bâillonnement de l'esprit. L'agitation exprimée en contre-pouvoir à toutes les odeurs officielles. Ses pièces, d'où cependant le divertissement n'est jamais absent, ne sont jamais finies, ni dans Mohamed prends ta valise, écrite au départ par Kaddour Naïmi, ni dans les pièces qui ont suivi, à l'exemple de Saout nissa (Voix de femmes), La guerre de 2000 ans, Palestine trahie, Le Roi de l'Ouest, Mandela.Comme on le constate, l'événement historique proche dans la géographie et le temps, constitue le noyau de ces 'uvres à « la forme aiguisée », comme il les définit lui-même. Montées en fonction des réalités sociopolitiques de l'époque et structurées en plusieurs moments de jeu menés par des comédiens qui partageaient totalement les idées du géniteur de L'homme aux sandales de caoutchouc ('uvre écrite en langue française et dédiée à la lutte héroïque du peuple vietnamien à travers son leader, Ho Chi Minh), ses théâtrales demeurent en constante évolution et transformation. « Le théâtre que je fais, je ne le fais pas seul, je le fais avec une troupe, il évolue' » C'est ainsi que son spectacle, en tant qu'entité autonome et dynamique, est, avant toute chose, dans la réplique du jour. Ainsi peut-on observer que l'emploi de différents niveaux de langue (l'imagé et le direct) accroît l'intérêt dramatique. Malléable à l'envi, la pièce se révèle, à chaque représentation, dans son frémissement du jour.C'est la marque de fabrique d'un genre théâtral articulé aussi bien dans la manière d'exprimer la dimension esthétique que dans celle liée à l'information militante. Et cela, malgré toutes les chapes de plomb distillées à longueur de discours par des cohortes de mandarins effarouchés, mais qui continuent d'agir en despotes vaincus, tapis dans l'ombre du parti-Etat, le FLN. Très souvent, les tréteaux placés en milieu ouvert se transforment en podium pour exhiber les convictions politiques des éléments de la troupe dans une langue simple. Le verbe devient alors audacieux, explicitement revendicateur de liberté. Périclès disait que « Le secret de la liberté est le courage ». Conjuguant volontiers le théâtre didactique au théâtre de la dérision mâtiné à l'humus local cueilli, pour l'essentiel, dans les milieux humbles, Kateb Yacine a été celui qui a le mieux exprimé ce retour en force aux publics populaires, à la proximité, celle du peuple qu'il connaît et du public qu'il a su écouter avant d'écrire ses scènes contestataires, ses scènes qui ne pouvaient s'aligner que sur une subversion déclinée en poèmes accusatoires inspirés des situations présentes.L'important, selon lui, est d'être conforme aux exigences de son époque, avec obligatoirement une honnêteté dans l'art de dire les choses dans leur contexte réel. Nous sommes dans un théâtre manifeste, un théâtre à veine de comédie farcesque ou, mieux encore, tragicomique, qui va vers son public, là où il se trouve, donnant ainsi aux gens du quotidien un accès direct à la parole. Les spectateurs deviennent acteurs. Ils ne sont plus de simples consommateurs passifs, dont l'acteur-protagoniste sollicite l'adhésion. Ces allers-retours entre scène et public relèvent à la fois du souffle créatif et du débat public. Chez Kateb Yacine, « Le temps des mots ouvrés est dépassé. Le temps est aux mots pavés », dit Abdelkader Djeghloul, ajoutant que « ses pièces, il les conçoit comme des pavés dans la mare de la médiocrité, du confort intellectuel et de l'intégrisme islamiste ». Dans cette relation participative où l'on évite, autant que faire se peut, l'intrigue spectaculaire et son pendant naturel, les virtuosités techniques, pas toujours lisibles au premier abord, ses écrits de rupture produisent régulièrement un effet de choc. Ainsi joies et douleurs sont exprimées crûment, de manière directe et non enrobées de faux-semblants ou de fausses et hypocrites indocilités.Dans ce théâtre à bien des égards pamphlétaires, les répliques ampoulées ne sont pas les bienvenues parce qu'elles peuvent prêter à confusion.C'est là justement la raison pour laquelle les comédiens se refusent de faire dans l'indécision ou dans le mot servi en contrejour. Ils empruntent volontiers leurs gestes et leurs déclamations au style « halqa ». De la sorte, ils établissent le contact avec les publics partout où il est possible de les toucher et apprennent d'eux. « Mes pièces, toujours actuelles, ne constituent jamais un travail achevé, ce n'est pas du roman, il faut toujours les réactualiser ». En ce sens, l'ajout est considéré comme souci de partage et élément d'enrichissement mutuel dans cette relation affective spécifique. Chaque action conflictuelle, dans ses formes à la temporalité subversive parce que non linéaire, est suivie d'une sorte de pause (ou répit) où le comédien commente l'histoire narrée sur scène, en reconstitue quelques situations tirées d'un réel quotidien et reconnaissable. Une histoire à la cadence heurtée qui se déroule en flash-back pour ne jamais se refermer dans son double discours artistique et informatif.Ainsi, assez souvent, passé et présent s'intercalent de manière quasi répétitive pour solder des comptes restés en suspens. Dans cette technique du fractionnement où la pièce invente sa propre tonalité architecturale, la transmission du récit est à la fois morcelée et cumulative, autonome et interdépendante, désintégrée et unie dans le surgissement d'images artistiques remuantes. La fameuse règle des unités est réfléchie avec une optique différente. C'est le style épisode s'apparentant à l'art du cinéma qui semble prendre le dessus avec, bien entendu, une idée-maîtresse qui charpente le tout en rythmant l'essence. Une idée pas nécessairement en phase avec les notionsd'espace et de temps dans leurs définitions arrêtées. Les perspectives des embrouilles et débrouilles, déroulées en cataractes de mots, aussi humoristiques les unes que les autres, offrent au spectateur un intérêt auditif et visuel indéniables. Elles sont, par ailleurs, aisées à déceler culturellement. Les airs musicaux puisés dans le terroir sont eux aussi intégrés dans ces choix d'un théâtre engagé à l'esprit de place publique, géré comme un acte collectif dans sa relation égalitaire et fraternelle. Il y a du théâtre épique à la Brecht et du « hlayqi » dans ses références aux gens d'en bas, peints avec leur lucidité caustique, les fragments patrimoniaux qui les unissent, les préoccupations qui les définissent et les intimes référents identitaires qui régissent leur comportement.Le théâtre de la troupe de Kateb Yacine n'a jamais caché ses préférences pour la satire mordante. Une satire totalement imbibée de révolte citoyenne, totalement versée dans la démystification des adeptes de la continuité résignée et des rhétoriques figées. Très souvent, le sarcasme tranchant est mis au-devant de la scène en contrecoup aux traditions théâtrales prônant les règles strictes et les limites du théâtre conventionnel. La notion d'envoûtement change de définition dans le théâtre katébien. Aussi, obéit-elle à d'autres ressorts philosophiques où le cérémoniel des tableaux scéniques gorgés d'innombrables virtualités alterne avec le discours direct, sans maquillage langagier.Cette forme d'hygiène culturelle et politique est soutenue par une aspiration théâtrale récalcitrante à la grandiloquence verbale et à l'esthétisme tape-à-l''il.Cependant, la non adhésion à la catharsis originelle, au sens aristotélicien du terme, et au quatrième mur (déjà dissous, il est vrai par Bertolt Brecht), ne signifie pas pour autant le rejet des émotions. Les signes de reconnaissance des héritages civilisationnels, dans leur impact et mythologie, irriguent de bout en bout les logiques internes de ce contrat-spectacle à l'intérieur duquel l'émotion, en tant que plaisir partagé, est formulée partout. Les vertus purificatrices du spectacle proposé s'alignent sur d'autres définitions, sur d'autres valeurs, d'autres lignes portantes, d'autres hardiesses.Une pièce de théâtre de Kateb Yacine, comme ses romans et poèmes, est toujours éblouissante dans ses interférences répétitives, ses ruptures brusques et ses jaillissements déconcertants.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)