Algérie

Kateb Yacine, l’homme libre de Omar Mokhtar Chaâlal, (Témoignages) - Éditions Casbah, Alger, 2003



Kateb Yacine, l’homme libre de Omar Mokhtar Chaâlal, (Témoignages) - Éditions Casbah, Alger, 2003
Présentation
On a tant écrit sur Kateb Yacine ! Le journaliste, l’homme de lettres, le dramaturge, le militant nationaliste, l’homme qui n’a jamais eu d’autre crédo que la liberté, le progrès et l’émancipation des peuples, toutes les facettes de cette personnalité hors du commun ont fait l’objet de nombreux témoignages et analyses. Ses œuvres ont nourri des multitudes de thèses, de communications, d’articles… Pourtant, on est loin d’avoir épuisé l’extraordinaire richesse de l’héritage de Yacine. Les « moments » et fragments de souvenirs réunis par Omar Mokhtar Chaalal composent une nouvelle pièce versée au vaste mémorial d’un personnage qui a profondément marqué l’histoire littéraire de l’Algérie.

Pour une Algérie des Ancêtres

Si l’oeuvre de Kateb Yacine a toujours posé un problème d’accessibilité, c’est parce qu’elle ne parle pas de «si jolis moutons en Algérie».

Omar Mokhtar Chââlal nous le rappelle justement dans son précieux et émouvant témoignage intitulé Kateb Yacine, l’homme libre (*), préfacé par Mohamed Bouhamidi.
Né à Sétif en février 1946, Omar Mokhtar, dit le Tigre, ce grand ami au sens plein du terme, de l’auteur de Nedjma qu’il rencontre vers 1967, nous révèle, en effet, un Yacine au naturel, complet et sincère, c’est-à-dire tout simplement humain, mais un Yacine plus que jamais attaché à Keblout, son aïeul de Ghmat qui «s’est fixé avec femme et enfants, à une journée de marche de Guelma, à Aïn-Ghrour, près de la source aux Illusions, dans la verte vallée où l’aigle voisinait avec le rossignol. Il enseignait, dit-on, dans la mosquée construite de ses propres mains...»
Yacine intime, voilà un aspect presque secret - que l’on pourrait même dire étrange - de Kateb Yacine et que peu connaissent, sauf ses proches comme Ounissa, sa soeur cadette qui nous en donne de curieux et très instructifs détails ou même Kaddour Bellal dit El Annabi, son ami d’enfance de Bougaâ, passionné d’arts graphiques et plein d’innocence. Mais il y a surtout Abdelhamid Benzine, le militant nationaliste, affable et futur brillant journaliste. Tous les deux aimaient assister, sur la terrasse d’un café tenu par Si Ahmed, aux fabuleuses et truculentes parties de dominos de leurs pères faisant équipe contre «le propriétaire des lieux et Sid Ali le retraité de Verdun». Il y a, il faut le souligner, spécialement sa cousine Z’likha, la seule et véritable étoile qui devient Nedjma immuable dans la constellation katébienne.
Et sont cités dans cet ouvrage tant d’autres compagnons inconditionnellement fidèles, tant d’autres témoins évoquant Yacine, l’homme libre, dans le trop grand désordre de la vie, les métiers et les misères, le dur nomadisme sur les terres étrangères et les surprises du destin.
L’itinéraire a des repères lumineux: Carlaven de Bône (Annaba), son premier éditeur pour «Soliloques» (1946) et Tahar Bellounis, son premier distributeur... Ahmed Akkache, «le camarade de toutes les luttes», Boualem Khalfa, le fraternel directeur et rédacteur en chef d’Alger républicain, Benamar Mediène, Wahiba Hamouda, Rachida et Jean-Pierre Lledo (pour l’amusant quiproquo autour de Mohamed-Karl-Staline, le fils de Yacine, né en 1956), Mohamed Lakhdar-Hamina, le cinéaste au souffle historico-épique, H’rikes, l’inséparable ami, Djafar Inal, Ali Zaâmoum, l’initiateur de L’Action culturelle des travailleurs, Mohamed Bouhamidi, le Belcourtois et jeune professeur de philosophie et... bien sûr, M’hamed Issiakhem, l’un des maîtres définitifs de la peinture algérienne, Mustapha Kateb, à la fois, le comédien racé et le metteur en scène exercé et bien d’autres, parmi lesquels Jacqueline Arnaud «la grande amie», auteur de L’oeuvre en fragments de Kateb, qui «avait rendu son âme dans les bras de Yacine».
La liste est longue, et abondantes sont les images d’un Yacine qui, «comme tous les enfants, confiait Benzine, avait l’innocence, la malice, la ruse et puis, évidemment le génie, le grand génie. Yacine était un enfant et il est toujours resté un enfant : la pureté et le génie».
Peut-être faudrait-il rappeler ici une anecdote très éclairante sur l’état d’esprit de Kateb Yacine indéniablement marqué par les massacres du 8 Mai 1945 et dont la haute conscience du nationaliste libre avait été de faire face aux préjugés d’un des lecteurs de sa maison d’édition qui, un jour, lui reprochant d’être violent dans Nedjma, lui avait posé cette question saugrenue: «Pourquoi vous allez chercher toutes ces choses-là, alors qu’il y a de si jolis moutons en Algérie? Pourquoi vous ne parlez pas de moutons?!» La réponse, toute la réponse qu’il fallait, se trouvait évidemment dans Nedjma. Je rejoins ici Bouhamidi qui écrit bellement dans sa préface: «Yacine marque une rupture nette avec cette pensée de soumission, de ‘’réflexe de colonisé’’ selon les termes de Fanon. Face à ces écrivains du passage vers le colon, il est l’écrivain de l’affirmation algérienne, l’écrivain de l’identité algérienne revendiquée et combattante, le frère scripteur de l’émeutier de 1945.»
Effectivement toute l’oeuvre de Yacine a quelque chose de simple et beau qui relève du bon sens paysan et dont l’écriture se présente comme un état intentionnel : une`quête humaniste et, si j’ose dise, foncièrement populaire. Elle ne doit rien, absolument rien à certains théoriciens français et à certains de leurs imitateurs universitaires algériens qui veulent faire d’elle une sorte de chasse gardée. Moi qui, à l’indépendance, ai rencontré plusieurs fois Yacine et partagé avec lui le plaisir de mordre dans un sandwich au fromage (qu’il m’a payé!) et de faire à ses côtés, à Kouba dans un centre de jeunes, mes toutes premières et vraies dédicaces de ma première oeuvre, je suis encore en parfait accord avec Bouhamidi qui écrit avec humour : «Évidemment, il est plus avantageux pour les sphères dominantes des études universitaires et académiques de réduire l’oeuvre de Yacine à une écriture inspirée de l’amour de Nedjma, si tant est qu’une femme quelconque, serait-elle Nedjma, pouvait être autre chose que l’écho de sa rose noire», c’est-à-dire en même temps Yasmina sa mère et sa muse. Et c’est par ainsi que Nedjma doit être considérée comme une oeuvre qui a remis en question beaucoup de choses dans la pensée universelle, comme un big-bang littéraire marquant un renouvellement dans l’écriture des idées généreuses et justes contemporaines.
Aussi le souvenir des champs verts s’étalant à perte de vue, au retour d’un séjour à Tikdjda rapporté par Omar Mokhtar Chââlal, ne nous ramène-t-il pas au coeur des préoccupations de Yacine? «Regarde, lui dit l’éternel keblouti, comme nous sommes perdus dans la verdure nationaliste.» Quelle parabole entière, sublime et claire que le kateb présente humblement, pudiquement à son public intelligent mais que, assurément, certains spécialistes de la littérature ont souvent dénaturée, triturée, mise en signes cabalistiques lui donnant un caractère énigmatique, la rendant inaccessible «pour le peuple et les enfants du peuple» auxquels pourtant Yacine la destine ! Il n’est donc pas inutile de rappeler que «le génie de Kateb s’est nourri des souffrances de son peuple» et d’ajouter cette observation indispensable de Benamar Mediène, l’auteur du livre Les Jumeaux de Nedjma (ainsi intitulé par allusion à Kateb Yacine et M’hamed Issiakhem) : «Par ailleurs, il me semble nécessaire d’effacer certaines idées fausses qui laissaient entendre que Yacine ne pouvait pas écrire s’il n’avait pas bu ou fumé, ce n’est pas vrai ! Yacine était incapable d’écrire dans un état second, provoqué par l’alcool ou par le kif ou par autre chose. Il écrivait dans le silence...»
Oui, comme Yacine disait lui-même dans son poème 5 juillet 62-79: «Revenons à la pudeur nationale, / Au mode de production Oueste eddar / Revenons à nos chèvres / à l’ombre d’un olivier / Ou d’un caroubier, / Revenons-y, revenants.»...


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