Algérie

Karim Bensalah, cinéaste :«Briser le cliché sans tomber dans la démonstration»



Publié le 31.08.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
SARAH HAIDAR

Entretien réalisé par Sarah Haidar
Karim Bensalah est un cinéaste franco-brésilo-algérien dont le premier long métrage Six pieds sur terre est actuellement disponible sur Netflix. Un film autant poétique que politique qui, à travers l’errance identitaire d’un jeune émigré (Hamza Meziani) et sa rencontre bouleversante avec un thanatopracteur taciturne et mystique, questionne en toute intimité les grandes questions philosophiques et existentielles qui ont toujours animé le bon cinéma. En attendant sa projection en avant-première aux Rencontres cinématographiques de Béjaïa en septembre, Karim Bensalah a bien voulu répondre à nos questions.

Le Soir d’Algérie : Six pieds sur terre est votre premier long métrage et il est néanmoins marqué par une certaine audace autant formelle que thématique. Aux antipodes des balises imposées au cinéma, disons, d’origine nord-africaine en France, vous avez choisi une focale tout à fait marginale (l’intimité d’une chambre funéraire). Comment êtes-vous parvenu à imposer ce film aux producteurs et aux distributeurs ?

Karim Bensalah : J’ai en effet choisi des sujets — la mort et la religion musulmane en France — qui n’étaient pas les plus attirants pour le public, de façon générale. Beaucoup de gens dans le milieu me le disaient. Je n’ai néanmoins, à aucun moment, senti qu’on voulait m’empêcher de parler de ces sujets. J’ai rencontré mon producteur Oualid Baha (Tact Production) qui a tout de suite dit oui pour s’embarquer dans l’aventure. Evidemment, il avait une certaine sensibilité à la thématique, étant d’origine algérienne. Mais les distributeurs qui n’ont pas de culture familiale arabo-musulmane ont tout de suite voulu soutenir mon film. J’ai également eu le soutien du CNC français avec un jury à majorité de culture non musulmane. Je pense que ce qui a plu c’est justement que j’abordais les musulmans et la religion musulmane sous un angle tout à fait différent par rapport à la cinématographie française, quelles que soient ses origines.
Cette question entre ce qui est accepté et ce qui est censuré est très complexe. Avec mon coscénariste Jamal Belmahi, nous nous sommes beaucoup posé la question de la représentation de nos personnages et de l’Islam dans le film. Nous voulions aborder cela de façon différente. Il s’agissait de déconstruire les clichés de la représentation de l’homme arabe et musulman. Par exemple, et en cela je m’inspire simplement de ce que je peux voir dans la réalité autour de moi, je voulais amener plus de féminité chez l’homme dans le sens de la qualité féminine comme la délicatesse et la douceur. Mais il s’agissait aussi pour nous d’éviter l’écueil de ce que nous avions l’habitude de voir au cinéma qui était de mettre la culture arabo-musulmane et l’islam comme question sociétale au sein de la société française. Jamal et moi voulions dépasser ce regard qui nous semble encore dans le sillon d’une logique de pensée postcoloniale. Evidemment nous avons dû faire un certain travail de sensibilisation pour expliquer notre démarche. Parfois nous avons été confrontés à des retours de lecture de certains professionnels qui étaient étriqués, encombrés de clichés, voire racisants mais ils étaient minoritaires. Mais surtout, je suis persuadé que c’est notre réflexion sur la question des représentations qui nous a permis de poser notre regard de façon différente. Le déplacement de notre point de vue. Le cinéma est une industrie dont le marché est essentiellement occidental, mis à part pour l’Inde et le Nigeria. Dans ce sens, le regard (du réalisateur.ice) est majoritairement tourné vers ce marché. Or il s’agissait pour moi de proposer un regard qui puisse être un point de vue occidental autant que non occidental.

Votre personnage principal, Sofiane, s’étourdit pour fuir une histoire familiale tragique et un tourment identitaire, puis finit par se retrouver peu à peu grâce à cet univers funèbre et néanmoins gorgé de spiritualité et de beauté. N’avez-vous pas redouté de tomber dans le schéma classique d’un certain cinéma franco-algérien qui a moult fois creusé la question de la quête identitaire ? Mais aussi dans le cliché de la rédemption par la religion ?

Evidemment que pendant tout le processus d’écriture, je me suis posé la question de comment construire mon personnage sans tomber dans ce que nous avions déjà vu. Lors de ce processus, il était essentiel pour moi de partir du principe : «Qu’est-ce que je peux apporter de nouveau ou de différent à travers mon regard de cinéaste». C’est un point de départ important. Ensuite, je reste persuadé que la réponse la plus juste est de partir de soi. C’est l’unique porte pour parler et aborder les sujets de façon singulière et incarnée. Je suis de père algérien et de mère brésilienne, j’ai grandi en Haïti et au Sénégal avant de m’installer en France après dix-huit ans. Cette expérience-là a forcément nourri mon personnage d’une façon unique. En ce qui concerne la manière dont j’aborde la religion dans le film, ce qui m’intéressait le plus n’était pas son aspect strictement religieux mais plutôt spirituel. Pour des raisons de culture historique, en France c’est plutôt rare, me semble-t-il, de voir au cinéma la question traitée de cette façon-là.

Plusieurs situations dans votre film semblent avoir pour but de faire un pied-de-nez à la fois aux caricatures occidentales sur les musulmans et aux rigoristes religieux (le suicidé, l’incinéré, la maîtresse, la sœur voilée qui se baigne en maillot…). Pensez-vous que le cinéma issu de l’immigration est aujourd’hui limité par l’une ou l’autre de ces options : soit conforter les clichés occidentaux, soit les déjouer en offrant un regard plus subtil sur les musulmans ?

C’est une question difficile que vous me posez car je ne prétends pas connaître tout le cinéma issu de l’immigration en France. Mais une chose est sûre, c’est qu’en effet, il s’agissait pour moi de casser les pensées dogmatiques et stigmatisantes de toutes parts, à travers ce que traverse le personnage de Sofiane. Montrer qu’il y a de la complexité à tous les niveaux. Je pense que les deux options dont vous parlez existent. De toute façon, si on ne veut pas conforter les clichés occidentaux, on ne peut qu’opter pour l’option d’offrir un regard plus subtil sur les musulmans. En ce sens-là, tout film est politique. Mais il ne faut surtout pas non plus que le film se donne pour mission de démontrer le caractère positif des personnages musulmans. Sinon on tombe dans le cliché ou le paternalisme dans ce cas. Abdelatif Kechiche, par exemple, est un cinéaste que je trouve très intéressant et très novateur justement sur cette question car il déjoue les clichés sur les musulmans tout en n’ayant pas besoin de justifier son choix de personnages musulmans dans une cinématographie française. Etre musulman dans ces films n’est pas un sujet en soi et ça c’est très fort car ses personnages dépassent toutes les attentes et peuvent évoluer très librement.

En tant que spectateurs, on sent que vous êtes mieux à vos aises, esthétiquement parlant, dans les séquences mortuaires (les rituels de lavage et de préparation, les silences, le contemplatif). D’où vient cette fascination (le mot n’est peut-être pas approprié) pour la mort ?

Il y a plusieurs origines à cette obsession. Pour commencer, le sujet de la mort est présent dans presque tous mes films. C’est un sujet qui me suit depuis l’enfance. Sans doute, une expérience métaphysique ou mystique que j’ai vécue un jour en allant à l’école. Pour moi la mort est présente tout le temps mais comme principe de vie. La vie n’est précieuse que parce que la mort existe. Et on ne meurt qu’une fois. L’idée de la mort – de moi ou de mes proches - me fait apprécier la vie. Ensuite, je trouve que le rituel musulman du «ghassal» (le thanatopracteur) est magnifique car il prépare justement le passage du monde des vivants vers le monde des morts. C’est comme si, d’une part, on aidait le défunt à partir avec dignité, et d’autre part, on donnait la possibilité à ceux qui restent de faire un dernier adieu au disparu. De plus, le fait qu’en terre musulmane le corps soit enterré à même le sol contrairement aux cultures occidentales est selon moi une façon de réinsérer l’homme dans le cycle de la nature. Le corps nourrit le sol. Je trouve qu’il y a là un principe de vie très beau. Il était important en tout cas, surtout dans la scène de lavage du Chibani, qui est une scène centrale dans le parcours de Sofiane et son apprentissage du métier, que ma mise en scène souligne le passage de l’immanent – le corps est montré de façon crue – au transcendant, avec ce point de vue en plongée à la fin de la séquence.

Hamza Meziani est l’acteur principal mais vous avez également dirigé un des acteurs les plus imposants du cinéma algérien, Kader Affak qui représente un atout majeur pour votre film. L’avez-vous casté ou directement choisi pour ce rôle si particulier ?

J’ai évidemment choisi Kader pour ce rôle. Quand j’écrivais le scénario j’avais Kader en tête depuis le début. Ce rôle était pour lui. J’ai eu la chance de le rencontrer grâce à la cinéaste et comédienne Amel Kateb car j’avais travaillé sur son court métrage.
Mais je le suivais depuis les premiers films de Tarek Teguia. Kader est un très grand acteur, rare, poétique. Il a une façon unique de construire ses personnages. C’est un plaisir immense de le voir jouer et déployer son jeu.

Votre film est actuellement disponible sur Netflix mais il n’a pas beaucoup duré dans les salles françaises. Selon vous, le cinéma lié à l’immigration, à l’islam, etc. doit-il se soumettre à un certain cahier des charges pour attirer le grand public ? Par ailleurs, y a-t-il une perspective pour une sortie en salles en Algérie ?

Je n’ai pas encore de date de sortie en Algérie mais c’est en cours de discussion. J’espère au plus tôt. J’ai hâte de le montrer et de rencontrer le public ou les publics algériens. En attendant, il sera projeté en avant-première aux Rencontres cinématographiques de Béjaïa, fin septembre.
En effet, le film n’a pas duré autant que je l’aurais souhaité dans les salles françaises. Mais je ne pense pas qu’il faille respecter un cahier des charges pour attirer le grand public. J’ai beaucoup accompagné le film un peu partout en France autant dans des grandes villes que dans des tout petits patelins. L’accueil était vraiment extraordinaire et les gens qui n’avaient aucun lien direct avec le sujet ou la culture arabo-musulmane et nord-africaine ont été très sensibles au film. Mes distributeurs ont fait un bon travail. A mon avis la question se situe, de façon générale, au niveau du marketing du film. Les distributeurs, lorsque ça ne rentre pas dans ce qu’ils connaissent déjà, ne savent pas bien vendre le film. Il me semble que ce n’est pas tant un cahier des charges qu’un manque d’imagination pour marketer un produit nouveau dont la cible (le public) n’est pas celle dont ils ont l’habitude, si on adopte un langage purement commercial. Le cinéma est une industrie et donc les distributeurs ont des outils pour vendre leur film mais ces derniers sont parfois limités. Et perdus dans le flux des autres films qui sortent, les gens passent vite à autre chose.

Travaillez-vous sur un nouveau projet ? Si c’est le cas, pouvez-vous nous en parler ?

Oui je travaille sur plusieurs projets en même temps et qui sont à différents stades d’écriture. Un film sur la construction de l’identité mais cette fois-ci, pendant la guerre d’indépendance. Il s’agit d’un film sur la décolonisation de soi. C’est à dire au niveau individuel. Je travaille également sur une série dont les événements se déroulent entre l’Afrique subsaharienne et la France. J’ai aussi un autre projet à l’étranger et qui ne concerne cette fois ni la France, ni l’Algérie. J’aimerais essayer de filmer d’autres cultures et d’autres paysages.
S. H.




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