Publié le 27.02.2024 dans le Quotidien l’Expression
Ancien journaliste économique à l'APS où il s'est longtemps occupé des questions énergétiques, rédacteur en chef du Service économique, membre fondateur et premier président du Club de presse énergie ayant fonctionné entre 2001-2002 et 2011, Kaci Djerbib, reste un observateur attentif de la scène énergétique nationale et internationale. À l'occasion du 7e Sommet des chefs d'État et de gouvernement prévu, à Alger, du 29 février au 2 mars, il a indiqué à L'Expression que si le marché du gaz présente, aujourd'hui, des enjeux énormes du fait que les principaux acteurs et agents de cette industrie d'avenir ne partagent pas les mêmes centres d'intérêts et connaissent de sérieuses divergences, il revient, entre autres exigences, au Gas Exporting Countries Forum (Gecf) de faire adhérer l'ensemble des chaînons à une politique partagée qui préserve les intérêts des uns et des autres.
L'Expression: À comparer avec le pétrole, porté par l'Opep, le gaz était considéré comme un sous-produit. Pensez-vous que le Forum des exportateurs de gaz est une bonne formule pour remédier à cet état de fait?
Kaci Djerbib: Le Gecf, qui est à son septième Sommet des chefs d'État et de gouvernement, en une quinzaine d'années d'existence, a d'abord et avant tout le mérite d'exister en tant qu'espace privilégié de débats, de concertations, d'échanges d'idées, de consultations et de prises de décisions sur et concernant une matière première éminemment importante et un sujet à la fois politique et économique, le gaz, sous toutes ses formes. Cette ressource énergétique ne cesse de gagner des parts de marchés et de s'imposer comme un carburant ou une source énergétique incontournable dans tout projet de mix énergétique mondial. Si le pétrole, avec l'Opep, ne cesse de défrayer la chronique depuis des décennies, le marché du gaz, qui a progressé à son ombre, parce que les producteurs n'ont pas réussi à désindexer le prix du gaz de celui du pétrole, en créant et en maintenant un écart très important et très préjudiciable entre les cours du brut et ceux du gaz, est resté, en apparence seulement, un sujet qui ne posait pas de grands problèmes entre vendeurs et acheteurs. Les enjeux du marché du gaz semblaient maîtrisés et maîtrisables d'autant que les producteurs subissaient, sans pouvoir vraiment s'en prémunir, les contrecoups du couplage prix du pétrole-prix du gaz. Depuis la réunion ministérielle d'Alger, de novembre 2016, de l'Opep +, qui a su quelque peu renforcer et discipliner ses rangs, donne l'impression de dominer la question des cours et de la répartition des quotas, de parts de marchés, de sa place sur la scène pétrolière internationale et surtout de ses relations et de ses rapports avec les pays consommateurs.
Que représente le Sommet d'Alger du Forum des pays exportateurs de gaz dans la configuration actuelle du marché mondial de cette énergie?
Une rencontre au sommet, quelle qu'elle soit, doit d'abord dépasser le simple stade des consultations mais déboucher sur des décisions applicables sur le terrain, des décisions qui feront bouger et avancer le monde de l'industrie gazière, comme c'est le cas du Gecf d'Alger qui doit bousculer quelque peu les frontières du marché gazier. Il faudrait des décisions pragmatiques, des décisions qui partent de la réalité des politiques en exécution et des enjeux qu'elles imposent. Il faudrait arriver à des mesures réalistes, innovantes, allant dans le sens des intérêts aussi des producteurs de gaz. C'est vrai que l'économie mondiale ne cesse de subir les contrecoups des crises cycliques, crises qui semblent s'éterniser depuis le milieu des années 1990, crises aggravées par la débâcle économique et financière de 2014, l'épidémie de Covid-19, les guerres qui bouleversent notre monde, comme l'Ukraine ou la Palestine. Bien évidemment, ces crises latentes ont des répercussions négatives sur l'économie mondiale et a fortiori sur le marché des énergies et donc du marché du gaz.
L'axe principal des débats qui s'instaureront donc à Alger, au Forum, sera de rétablir le contact entre l'ensemble des participants, d'instaurer un climat de confiance. Discuter, renouer le dialogue, asseoir la concertation, partager des points de vue et des politiques, poser les véritables problèmes et les questions qui fâchent et rechercher ensemble les solutions et trancher. La bonne santé et la stabilité du marché du gaz ne peuvent être de la seule responsabilité des producteurs. On ne peut continuer à demander aux seuls pays producteurs à faire des efforts et consentir des sacrifices. Les défis qui ne manqueront pas de se poser au marché du gaz en nette progression d'environ 3% l'an exigent un engagement solidaire de tous les acteurs. La stabilité du marché gazier, c'est aussi des investissements, des prises de risques, le développement de nouvelles infrastructures de production, de traitement, de transport et de stockage, le renforcement des mécanismes de sécurisation des approvisionnements, l'établissement de passerelles entre vendeurs et acheteurs et de partenariats mutuellement avantageux.
Le président Abdelmadjid Tebboune, qui présidait le jeudi 15 février, une réunion sur les préparatifs du Forum d'Alger, n'a-t-il pas plaidé «l'importance de la coopération et de la solidarité» dans le cadre de ce Forum, tout en soulignant que «la préservation de cette source précieuse et son exploitation sont une responsabilité partagée qui doivent reposer sur une compréhension mutuelle des exigences de l'équilibre des intérêts et du partage des avantages».
Les enjeux que supportent les hydrocarbures et plus spécifiquement le gaz dépassent-ils le contexte strictement économique? Quels sont, selon vous, les facteurs qui donnent une fonction géopolitique majeure à cette énergie du futur?
La chaîne des valeurs de l'industrie gazière englobe non seulement l'amont, c'est-à-dire la recherche-exploration, la production jusqu'à l'aval avec la distribution et le traitement, c'est-à-dire le raffinage et la pétrochimie, par exemple, mais aussi des segments aussi importants que les transports, le stockage, la commercialisation. Si l'on considére le poids de l'industrie gazière et principalement de ce que pèse la dizaine de membres qui forment le Gecf, l'on peut noter que les pays membres représentent quelque 70% des réserves mondiales de gaz, plus de 40% de la production commercialisée, 47% des exportations mondiales avec des parts de marchés dépassant les 51% pour le gaz naturel liquéfié (GNL).
L'Algérie pour sa part, qui est un membre actif au sein du Forum et l'un des membres fondateurs, a, dès les premières années de son indépendance, misé sur le développement du gaz et la maîtrise de l'ensemble de ses segments, considérant le gaz comme la ressource par excellence du développement durable et consentant pour cela des investissements colossaux. Faut-il rappeler la mise en exploitation du champ gazier de Hassi R'Mel dès 1956? Qui ne se souvient pas du défi assumé par le pays, dès 1964, de se doter d'un complexe de GNL par la Compagnie algérienne de méthane liquide (Camel) à Skikda, la construction d'un réseau de gazoducs et de pipelines, d'usines, de terminaux et autres infrastructures de traitement et de transports, l'acquisition de méthaniers et de pétroliers et la construction des premiers gazoducs offshore. Aujourd'hui quelque 94% de la production de notre électricité est produite à partir du GNL. Et au plan mondial, l'Algérie reste un fournisseur fiable et de qualité.
Pourquoi ces chiffres, sinon pour répondre indirectement à votre question et dire que les enjeux des hydrocarbures sont d'une importance capitale non seulement pour les pays producteurs, comme l'Algérie, mais pour toute la planète. Dans les stratégies de développement économique à travers le monde, la ressource énergétique joue un rôle primordial. Ce qu'il faut observer, c'est qu'aucun pays, aucune économie ne peut s'appuyer sur une seule source, même si dans tel ou tel pays et pour tel ou tel type de développement l'on trouve une source dominante qui peut être le nucléaire, les ressources fossiles, le charbon, les ressources nouvelles ou renouvelables. Aujourd'hui, les experts parlent volontiers d'épuisement des ressources fossiles, de l'urgence d'aller vers le développement des EnR, de transition énergétique, de mix énergétique, en donnant la préférence à l'une ou l'autre, parce que l'urgence est de préserver la nature et notre environnement. Le gaz est considéré comme le carburant le moins polluant parmi les ressources fossiles, faisant ainsi de cette énergie, avec un prix de la BTU (british thermal unit) moindre par rapport aux autres sources, un objet de convoitise, s'il faut le dire aussi franchement.
Le gaz est défini par les experts comme une énergie de transition. Que signifie ce concept et pensez-vous que dans les circonstances du moment l'humanité est garantie d'une énergie durable après le gaz?
Aujourd'hui, pour mieux appréhender le marché des énergies, et particulièrement celui du gaz, pour parler de façon précise de l'industrie du gaz et de sa place dans les transformations économiques et environnementales en cours, je dirais même de la transformation des mentalités et de la prise de conscience quant au devenir de notre monde, il ne faut plus parler comme on le faisait dans les décennies 1970, 1980, 1990 ou même 2000. On parlait davantage de gaz comme énergie de substitution, énergie d'appoint ou énergie de transition, énergie passerelle du tout-fossiles au tout- renouvelables. Sur les marchés énergétiques, le gaz, en attendant les EnR, et c'est aléatoire pour le moment, ne cesse de grignoter des parts de marchés et de s'imposer comme une énergie à part entière, une énergie d'accompagnement, une énergie de destination, un carburant qui a sa place et qui pèsera dans les bilans des échanges gaziers de demain.
Il reviendrait alors à la science et à la technologie de créer demain une énergie de synthèse qui se passerait de toutes les ressources qui prédominent au jour d'aujourd'hui les relations producteurs-consommateurs pour renverser la tendance qui fait que le gaz verra de plus en plus ses parts de marchés et ses usages en nette augmentation. Le problème qu'aura certainement à examiner le Forum d'Alger, pour le prendre sérieusement en charge, sera celui des divergences qui existent sur le marché énergétique mondial parce que les enjeux sont énormes du fait que les intérêts des uns et des autres sont divergents et ne sont pas partagés.
Ce qui est attendu de cette rencontre au sommet, rencontre qui aura à briser des barrières, c'est de travailler en commun, avec l'ensemble de parties prenantes, à la dynamisation de l'industrie et du marché gazier, en fédérant l'ensemble des chaînons de la chaîne énergétique autour d'objectifs d'intérêt commun, de politiques partagées, en créant des solidarités effectives dans leurs rangs, sans lesquelles rien ne se fera. C'est la condition sine qua non si l'on veut construire un marché stable, sécurisé et durable, et donc une économie qui bénéficie à la majorité des citoyens.
Saïd BOUCETTA
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Posté Le : 28/02/2024
Posté par : rachids