Sous le manteau blanc qui recouvre les plaines et les collines de Kabylie depuis vendredi dernier, se cache une misère noire qui s’accentue au fur et à mesure que l’on grimpe vers les hauteurs du Djurdjura et qui se complique au gré des jours qui se ressemblent.
Tels des prisonniers par endroits et comme des soldats en d’autres lieux, les villageois, bien que dans le désarroi, refusent de céder devant cette tempête sibérienne qui, malgré tous les dégâts qu’elle a provoqués, aura eu, au moins, le mérite de réveiller l’esprit de solidarité d’antan et l’instinct grégaire de la défense collective.
Mardi 7 février. À Tizi Ouzou-ville, la neige a déjà fondu et la vie commence à reprendre ses droits mais ses rues sont toujours désertes. Les villageois, qui ont pour habitude de l’envahir, sont coincés “là-haut”, comme aime-t-on à le répéter en ville. Les premiers kilomètres à peine parcourus à partir de Oued Aïssi, en empruntant la RN15, que de gros flocons de neige commencent à former une couche épaisse sur le pare-brise du véhicule qui patine déjà par endroits. La température oscille en dessous de 0°. Plus on monte, la neige s’amoncelle sur la chaussée. Nous ne sommes qu’au village d’Adeni, perché à 500 mètres, une altitude à partir de laquelle les chutes de neige devront se poursuivre jusqu’au week-end, selon le dernier BMS. Sur les accotements, d’énormes couches de neige sont entassées. Au chef-lieu d’Irdjen, l’épaisseur de la neige a atteint les
60 cm. “La route nationale est rouverte à chaque fois qu’elle est bloquée, mais les routes vers les villages sont toujours fermées. Le déneigement de la route du village d’Aït Halli sur une distance de 500 mètres a nécessité, dimanche dernier, la mobilisation de tous les villageois, jeunes et moins jeunes, pelle à la main, pour évacuer une femme grièvement blessée après une malheureuse chute dans les escaliers. Même le maire n’avait que sa pelle pour se plaindre”, nous raconte un habitant. De telles actions de solidarité, on en compte par centaines à travers toute la Kabylie. Les engins chargés des opérations de déneigement se contentent de rouvrir les routes nationales et les chemins de wilaya.
“Mais pas celles qui mènent vers les villages”, déplore encore un villageois. “Nous sommes à moins de dix kilomètres du centre enfûteur de Naftal de Oued Aïssi, mais nous n’avons pas de gaz butane, Irdjen n’a pas été approvisionné depuis quatre jours. Nous avons passé deux jours sans électricité”, ajoute un autre habitant, visiblement dépité, tout comme des centaines de milliers de villageois de Haute-Kabylie. Atteindre la ville de Larbaâ Nath Irathen, perchée à 930 mètres d’altitude, est loin d’être une sinécure. Mais ça vaut le détour. À la sortie de l’ex-Fort national, où la neige a atteint une épaisseur exceptionnelle de 1,50 m, comme peuvent en témoigner les trottoirs impratiables, un engin de déneigement arrive avec dans son godet une personne âgée enveloppée dans une couverture. Sa destination ? L’hôpital ! nous explique Lyès, un enseignant inquiet pour ce malade évacué sur le dos de plusieurs personnes de son village, Tadarth Oufella, perché à 950 mètres. “Notre village est isolé ! La route est encore fermée, la bonbonne de gaz est devenue une chimère, l’eau a givré dans les robinets, sans parler du pain et du lait qu’on n’a pas vus depuis vendredi dernier ! On nous parle de plan Orsec mais on n’a vu qu’un plan ‘khorti’”, vocifère-t-il. Les routes vers les villages proches de la commune sont ouvertes mais leurs habitants manquent de tout, tout comme à Béni Douala, Makouda, Boudjima, Azazga, Illilten, Iferhounène, Bouzeguène, Aït Boumahdi, Iboudrarène, Akbil et tant d’autres localités des zones montagneuses. On tente de gagner Aïn El-Hammam, mais la route est encore dangereuse. Le véhicule avance cahin-caha, tantôt cahotant, tantôt patinant sur la neige givrée que les engins n’ont pu vaincre de jour comme de nuit. À partir d’Aïn El-Hammam, “il ne manquerait qu’un panneau qui indiquerait la fin du monde”, nous dira ironiquement un citoyen.
“À Abi Youcef, à moins d’une dizaine de kilomètres d’Aïn El-Hammam, et qui culmine à 1 200 mètres, des habitants ont dû arracher les cadres en bois de leurs habitations non encore habitées pour se chauffer”, nous raconte un habitant de la localité rencontré à Aïn El-Hammam. À Yakouren, à 50 kilomètres à l’est de Tizi Ouzou, des villages entiers attendent la fin de la tempête la mort dans l’âme. Leurs aviculteurs assistent impuissants à l’effondrement de leurs poulaillers, cumulant des tonnes de pertes en poulet de chair. Comme partout en Kabylie, les éleveurs de bovins et ovins de Yakouren sont en rupture de stock d’aliment de bétail. “Même le bétail doit désormais prendre son mal en patience”, explique Abdenour, un éleveur auquel il ne reste que l’humour pour affronter la situation.
Contrairement à lui, d’autres habitants tiennent à exprimer une colère qui en dit long sur leur détresse. À Azazga et Tizi Ouzou-ville, des centaines d’habitants ont organisé des sit-in devant les bureaux de Sonelgaz pour réclamer le rétablissement de l’électricité. À Makouda, des dizaines de villageois s’en sont pris au siège de l’APC qu’ils ont tenté de saccager, accusant de passivité un président d’APC qui, comme tous les présidents d’APC de Kabylie complètement oubliés par l’État, s’est retrouvé impuissant devant une situation chaotique.
D’autres villages encore comme Azrou et Chebel, relevant de la commune de Yakouren, ce sont les comités de village qui ont décidé de prendre leur destin en main et ce, en organisant eux-mêmes, avec les seuls moyens de bord, l’approvisionnement des villageois en denrées alimentaires, pain et gaz. Comme dans ces deux villages, la solidarité villageoise en Kabylie refait surface partout, là où l’État a abandonné les populations à leur triste sort. C’est dire que la Kabylie grelotte et crie plus que jamais au secours tout en implorant le ciel de mettre fin à son calvaire.
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Posté Le : 09/02/2012
Posté par : aladhimi
Ecrit par : Samir Leslous
Source : Quotidien Liberté Jeudi, 09 Février 2012 10:00