Algérie

Juste un mot



Juste un mot
En ce début de printemps précoce, les restaurants de La Madrague, et tout particulièrement ceux que nous aimons, cartonnent, ils font le plein, car ils sont d'authentiques lieux de convivialité et de vie. Les patrons de ces restaurants, qui ne pratiquent pas la culture de l'oubli, savent qu'ils doivent leur succès, leur prestige à l'un des leurs, Sauveur, le pionnier. Cela fait déjà quelques années que Sauveur, appelé Saïd par quelques proches, nous a quittés. Depuis son enterrement dans le magnifique cimetière de Sidi Fredj, nous pensons souvent à lui. De son vivant, nous lui avions régulièrement rendu hommage dans nos déclarations, nos écrits et surtout lors de nos visites à son restaurant. Il s'agit bien sûr du Restaurant du Port, à La Madrague, que tout le monde appelle «Chez Sauveur».Il y a quelques années, dans un texte honorant une amie bergère, nous écrivions ce qui suit : «A l'occasion de ses rares passages à Alger et après le film de la Cinémathèque, nous aimions nous retrouver le soir chez Sauveur, cet autre poète, à La Madrague, grâce à un ami argenté ou à une fin de mois généreuse. Elle ne quittait jamais l'établissement sans avoir écouté à plusieurs reprises, interprétée à la guitare par Sauveur lui-même, cette mélodie d'Akli Yahiaten Jahagh nekki dhameziane.» Afin que nos lecteurs connaissent un peu mieux ce grand monsieur, nous raconterons trois petits événements de sa vie. En octobre 1988, après avoir brûlé plusieurs édifices à Aïn Benian, après le Monoprix et le cabaret Dar Essalem, des jeunes voulaient faire subir le même sort au Restaurant du Port. Mais là, face à eux, ils trouvèrent un Sauveur déterminé.Debout, à la porte d'entrée, il leur tint les propos suivants : «Vous pouvez brûler le restaurant si vous voulez, mais auparavant il faudra me brûler, car c'est là l'œuvre d'une vie. Lorsque j'étais jeune comme vous, j'ai travaillé très dur pendant des années. Je préparais des marmites de loubia fortement épicée que je vendais sur la route aux clients de Dar Essalam qui avaient besoin d'un remontant lorsqu'ils quittaient la boîte à 4h du matin. C'est ainsi que, petit à petit, j'ai pu monter cet établissement.» Apparemment touchés par ces paroles, les jeunes se regardèrent et quittèrent les lieux. Il y a aussi quelques années, alors qu'il avait un coup de cafard et qu'il se promenait seul dans les rues d'El Djamila, il croisa un ami à qui il proposa un verre. L'ami accepta et, comme il se doit offrit un verre à son tour.Sauveur, en gentleman, lui dit alors : «Ecoute, moi je suis content que tu sois là et j'aimerais que tu restes encore, mais si tu penses que tu dois rentrer, alors il faut le faire !» (Ces propos sont traduits du kabyle.) A l'occasion de la circoncision de nos enfants, une soirée chaâbi fut animée par le magnifique Rachid Louni de Blida, malheureusement disparu aujourd'hui lui aussi. Sauveur, qui n'était venu que pour un moment, nous avait-il avertis, resta avec nous jusqu'à l'aube. Avant de nous quitter, il demanda à voir notre mère et lui dit : «Je n'ai qu'une seule façon de vous remercier pour le couscous, les gâteaux, la musique, l'ambiance, c'est de vous inviter dans mon restaurant demain pour le déjeuner.» C'est ainsi que notre mère eut droit à l'unique restaurant de sa vie grâce à Sauveur.Aujourd'hui, nous n'osons plus faire le chemin du Restaurant du Port pour plusieurs raisons. Il y a d'abord cette barrière rouge et blanc, cette guérite et son bouquet de fleurs en plastique, ce vigile à casquette qui ne sait dire ni bonjour ni bienvenue et qui martèle tout le temps : «C'est 50 DA !» Il y a aussi l'absence de ce petit vieux à la canne et au chapeau de paille porté nuit et jour, qui gardait les voitures avec affection, et qui avait cédé sa place à ses enfants. Malheureusement, depuis l'arrivée de cette société de parkings, ceux-ci n'exercent plus.De plus, il y a une autre disparition, celle de Ami El Hadj, cet ancien marin avec sa barbe à la Hemingway. Il était chargé par Sauveur de ramener tous les jours, à midi, un immense bouquet de fleurs, des vraies celles-là, offertes l'une après l'autre aux belles dames qui fréquentaient le restaurant. Enfin et surtout, il y a le vide que laisse Saïd. Comment, en effet, remettre les pieds dans ce lieu mythique, sans le voir, l'entendre ou l'écouter ' Notre seul consolation aujourd'hui est que ses enfants, par ailleurs dynamiques et entreprenants, ont mis sa photo à côté de celles de Boudiaf et Amirat. C'était Sauveur lui-même qui avait accroché leurs portraits juste après leur décès. Rappelons-nous, ils sont morts le même jour...




Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)