Algérie

Jubilation dans l'air



Jubilation dans l'air
Peu d'auteurs algériens auront évoqué dans leurs écrits le Ramadhan autant que Rachid Boudjedra. Un paradoxe chez un auteur qui a toujours assumé et revendiqué son appartenance au courant marxiste. Le mois sacré est intimement lié à sa subjectivité qui prend la part du lion dans ses romans. Cet extrait « La vie à l'endroit » paru en 1997, où le narrateur revisite sa mémoire annabie, en fournit la preuve. C'était le mois de Ramadhan : les foules investissaient les terrasses, les cafés, les chaussées et les trottoirs ; se livrant à des bavardages interminables et tournant en rond jusqu'à devenir des algarades à la limite de la dispute pour des futilités, parfois. Comme un jeu où l'essentiel consiste à maîtriser le temps et le perdre, à happer les jours et les épuiser. Rac se faufilait régulièrement dans ces lieux où sa fascination restait intacte et où il avait l'impression de se ressourcer dans un anonymat total et propice. Il regardait les consommateurs jouer aux cartes, aux dominos ou aux échecs et, parfois, il lui arrivait de participer à ces tournois grandiloquents et emphatiques où l'art d'énerver l'adversaire est poussé vers des sommets insoupçonnables et où l'enjeu - déplorable - consiste à payer des tournées de cafés, de limonades ou de bières. Au cours de ces soirées, il y avait comme une jubilation dans l'air mais il n'était pas dupe parce qu'il connaissait les limites de la mauvaise foi de ces joueurs inamovibles et invétérés et l'art qu'ils ont à finasser avec eux-mêmes, dans une atmosphère surfaite, paradoxale et délirante. Foules bigarrées donc. Femmes chamarrées. Faux dévots. Cohues inextricables. Mendiants grincheux et effrontés. Vertiges encore. Tourbillons incessants. Magie du verbe et du commérage de café à belote et à dominos. Et ces étalages faramineux et colorés qui tiennent du miracle et de l'astuce : fruits, légumes, poissons et viandes étalés avec un art et une dextérité incroyables mais inaccessibles aux plus démunis. Rac aimait ainsi s'intercaler dans ce quotidien que les gens savent dégoter à tâtons, avec des précautions nombreuses mais, aussi, avec une passion et un enthousiasme qui forçaient son admiration et le laissaient penaud, lui l'intrus ou tout autre pessimiste ou peureux ou empêcheur de danser en rond. Un quotidien pourtant difficile, routinier, abracadabrant mais d'où surgit toujours quelque panache insensé et inattendu, quelque virtuosité incroyable à vouloir vivre goulûment ou quelque pirouette clownesque où le désespoir n'est pas de mise. Mais avec un soupçon de dérision. Même s'il y a des zones d'ombre que la peur hachure çà et là et qu'on ne montre pas parce que ce serait un véritable sacrilège que de céder à l'angoisse ou à la panique, comme ça, devant tout le monde.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)