Jordi Vaquer I Fanes, directeur du Cidob,
un centre d'analyse de relations internationales – un Think Tank - basé à
Barcelone, évoque dans cet entretien ce que les révolutions en Tunisie et en
Egypte vont induire comme changement dans les politiques de l'Europe à l'égard
de ses voisins au sud de la Méditerranée. Une analyse prospective qui ose des
comparaisons avec d'autres zones. Le Maghreb, explique-t-il, n'a pas que
l'Europe comme «seul» futur mais il ne peut en ignorer la proximité.
Maghreb Emergent : Les chercheurs du
Cidob travaillent aussi bien sur l'Amérique latine, la Méditerranée, l'Europe
de l'Est, que l'Asie centrale. Pourquoi un tel déploiement alors que votre
champ de recherche est plutôt marqué par les spécialisations géographiques ?
Jordi Vaquer I Fanes : Les travaux de
recherche que nous menons depuis des années nous montrent que des comparaisons
entre des espaces géographiques et géopolitiques différents sont pertinents
scientifiquement et même nécessaires pour comprendre le fonctionnement de pays
par exemple aussi éloignés que l'Algérie, l'Azerbaïdjan ou le Venezuela. Ces
pays, en plus de la question pétrolière qui est leur grand point commun, sont
confrontés à des réalités parfois similaires qui servent à mieux comprendre
leur fonctionnement. Les travaux de recherche que nous poursuivons par exemple
sur un Etat latino-américain comme l'Equateur, voisin de la Colombie qui est
confrontée à une grande violence, nous servent à mieux appréhender la nature
des relations et des tensions que partagent en Asie centrale un pays comme le
Tadjikistan par rapport à son voisin l'Afghanistan, un territoire soumis à une
grande violence ainsi qu'à des guerres permanentes. Le fait d'être attentif à
ce qui se passe dans des aires géographiques et géopolitiques éloignées et
différentes permet des connexions d'expertise extrêmement intéressantes.
Ce positionnement doit vous donner un
point de vue certainement particulier sur les grands bouleversements dans le
monde et sur la face dont les aires géopolitiques bougent et évoluent depuis un
certain nombre d'années….
Absolument. Cela nous permet de mieux
observer l'émergence de nouveaux espaces géopolitiques. Il y a peu d'années, on
ne parlait par exemple que de l'affirmation de la zone Pacifique qui inclut des
pays aussi différents que l'Australie, le Chili, les Etats-Unis ou la Chine.
Aujourd'hui, on assiste à ce qu'il convient d'appeler une zone Atlantique, pas
celle de l'Atlantique nord qui désigne l'espace d'influence immédiat des
Etats-Unis, mais de l'Atlantique au sens plus grand du terme ; et à celui dû au
fait que le Brésil s'intéresse de plus en plus à l'Afrique, que l'Afrique du
Sud se préoccupe de plus en plus de ce qui se passe en Amérique latine, que les
Etats-Unis, sous la pression chinoise ou non, s'engagent à tisser des liens
plus étroits avec les Etats notamment anglophones du continent africain. Le
fait d'être dans des pôles géographiques et des centres d'intérêt différents
rend pour nous davantage visibles certains aspects de l'évolution du monde.
Comme la façon dont se dessinent et se
redessinent les politiques de voisinage, un de vos grands thèmes de recherche
en Méditerranée ?
Nous sommes un des rares centres de
recherche à étudier aussi bien les politiques de voisinage de l'Union européenne
avec des pays comme l'Ukraine, la Moldavie et les pays du Caucase que celles
que Bruxelles développe avec les pays de la rive sud de la Méditerranée. Ces
travaux sont aussi un atout comparatif et parfois un outil important pour la
diffusion des connaissances sur ces pays et pour l'aide à la décision politique
des gouvernements, des partis, des parlementaires en Espagne et pour la
commission et le parlement européens.
La Commission européenne prépare pour la
mi-mai une révision de la politique européenne de voisinage qui interviendra
alors que souffle sur la rive sud de la Méditerranéen le «printemps arabe».
Quelles articulations, selon vous, va avoir cette révision ?
Cette révision va s'articuler autour de
trois axes importants. Le premier sera celui de la différenciation : il s'agira
pour la Commission de travailler de plus en plus à la mise en place
d'instruments de soutien pour les pays qui avancent le mieux dans le processus
de la démocratisation et des réformes. Le deuxième axe sera celui de la conditionnalité.
Car, avec ce qui s'est passé en Tunisie et en Egypte, les pays de l'UE se
rendent compte qu'ils ont été trop loin dans leur relation avec des Etats
tiers-méditerranéens sans que ces derniers n'aient fait de vrais efforts
d'ouverture. Le cas de la Tunisie de Ben Ali est exemplaire du malaise qu'il a
créé au sein de l'Union : le pays avait d'excellents rapports avec l'Union mais
l'organisation politique interne de ce pays allait à l'encontre des principes
et valeurs des vingt-sept. Certains l'ont oublié, la révolution est venue
brutalement le leur rappeler. Le troisième axe est d'être plus «substantiel» et
moins formaliste. Cela pour dire qu'il ne sert à rien de discuter comme avec
l'Ukraine de la régulation des transports alors qu'il y avait dans ce pays des
journalistes en prison.
Pour ce qui vous concerne, êtes-vous pour
une révision immédiate de la politique européenne de voisinage avec les pays
tiers-méditerranéens?
L'essentiel, à mon avis, est de bien
comprendre dans cette partie de la région avant de procéder à une quelconque
révision de cette politique. Ce que l'on perçoit actuellement, c'est
l'existence de trois groupes de pays : ceux qui sont ent rain de rompre avec le
passé comme la Tunisie, l'Egypte et même la Libye même si la situation est plus
critique dans ce pays, ceux qui vivent une inquiétante régression à l'exemple
de la Syrie et du Bahreïn, et ceux qui ont annoncé des réformes mais qui ne les
ont pas encore concrétisées comme le Maroc, la Jordanie ou l'Algérie. Pour les
trois groupes de pays, le processus demeure incertain et c'est là que va
intervenir le principe de la conditionnalité car on ne sait pas encore où on en
est. Il est encore trop tôt pour se prononcer.
La conditionnalité veut-elle dire plus
d'exigence de la part de l'UE ?
Non, ça ne se passe pas comme ça. On ne
peut aider un régime qui ne veut pas changer. Comme on ne peut pas non plus
imposer à des pays des réformes qu'ils ne veulent pas faire. Ce que l'on va
faire, c'est d'être très attentifs aux annonces de réformes que ces pays se
sont engagés à faire et voir s'ils les font concrètement. Il n'est pas question
d'aider ou de soutenir par des avantages commerciaux des Etats réfractaires au
changement et qui peuvent se transformer en source d'instabilité comme on l'a
vu en Tunisie et en Egypte. Avant que ce changement se produise, on estime plus
pertinent d'utiliser les instruments dont on dispose déjà comme le statut
avancé, le fonds de partenariat voisinage. Pour les nouveaux instruments, il
faut sans doute attendre l'évolution de la situation et attendre au moins
l'élection de nouveaux gouvernements sur des bases démocratiques.
L'absence d'une révision de la politique
de voisinage peut aussi conduire l'UE à refaire les mêmes erreurs. …
Il y a encore au sein de la Commission
européenne des gens qui pensent qu'il ne faut pas trop regarder l'organisation
interne de certains pays. Il y a encore au sein de l'UE des personnes qui
continuent de soutenir un engagement en faveur de la Syrie parce qu'ils jugent
ce pays comme un pays important pour le processus de paix, pour la stabilité au
Liban, pour la Turquie et l'Irak. Mais ce qui compte, c'est le bilan et ceux
qui ont été pour un engagement sans aucun type de conditionnalité sont
aujourd'hui affaiblis. Les rapports de force ont changé en leur défaveur
d'autant plus que l'Union européenne n'a jamais été monolithique. Au moment où
la France et l'Espagne soutenaient la Tunisie de Ben Ali et demandaient un
statut avancé, il y avait d'autres pays comme le Danemark et le Royaume uni qui
se posaient des questions et jugeaient insupportable la situation imposée par
le régime déchu.
En Tunisie, on estime aujourd'hui que
l'accord de libre-échange signé par la Tunisie de Ben Ali avec l'Union
européenne l'a été au détriment des Tunisiens. Au Maroc et en Algérie, on pense
aussi que cet accord n'est pas favorable à l'économie des deux pays. Peut-on
espérer une écoute ou un changement de l'UE ?
Il n'y aura pas de changement. Je suis
contre l'idée que l'Europe serait le seul futur du Maghreb. Mais un Maghreb qui
chercherait son futur sans tenir compte de sa grande proximité avec l'Europe
serait de la folie. Le Maghreb doit regarder au-delà de l'espace européen comme
il le fait déjà parce qu'on est plus aux années 1980. Mais il ne peut réussir
dans le domaine mondial qu'en remplissant les fonctions qu'il peut remplir pour
le marché européen, parce que c'est le marché le plus proche et où il peut
prétendre à une meilleure compétitivité. L'industrie des composants
automobiles, 66% des exportations industrielles tunisiennes, sont destinées au
marché européen. Elle ne peut être vendue ni en Asie ni en Amérique
Un mot sur l'actualité maghrébine :
Quelle perception avez-vous aujourd'hui de la Libye ?
L'intervention des acteurs régionaux,
aussi souhaitable qu'elle soit, n'est pas la panacée. L'histoire présente et
ancienne du Maghreb étant faite de rivalités, ce qu'on oublie souvent, de
concurrence politique plus ou moins avouée, ne rend pas ce scénario aussi
facile qu'on le croit. Il peut même rendre plus grave l'instabilité dans
laquelle se trouve aujourd'hui le Maghreb. Une médiatisation africaine comme
celle en cours paraît plus pertinente, plus pertinente en tous cas que la
médiation turque parce qu'on ne voit comment le «guide» libyen qui contrôle 70%
accepterait de quitter le pouvoir aussi facilement. Mais quelles sont les
chances pour qu'elle aboutisse ? Voilà une question à laquelle il est difficile
de répondre devant la certitude que les Libyens vont connaître des années de
souffrance.
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Posté Le : 19/04/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Lena Saïd
Source : www.lequotidien-oran.com