Algérie

Jean-Michel Frodon. Critique de cinéma : les jeunes cinéastes algériens sont trop isolés Culture : les autres articles



Jean-Michel Frodon. Critique de cinéma : les jeunes cinéastes algériens sont trop isolés                                    Culture : les autres articles
Jean-Michel Frodon était à Alger pour donner une conférence autour des particularités des cinémas du Sud. Frodon est celui qui réussit, ici et là, à perpétuer une tradition de la critique vers des territoires inconnus et dont la médiatisation de certaines géographies cinématographiques restent encore assez floues. Il revient sur ce cinéma du Sud dont les mauvaises nouvelles sont toujours conséquentes.
-Le cinéma du Sud et ses particularités. Selon vous, ces dites particularités sont-elles si exceptionnelles que ça dans le cinéma mondial '
«Le cinéma du Sud» n'est pas une catégorie scientifique par rapport à laquelle on regarderait ensuite si tel ou tel film, ou telle ou telle cinématographie y entrerait. C'est une approche idéologique du Nord, et singulièrement des autorités françaises et européennes, qui légitime certaines actions. Dès lors, il faut considérer ce qui relève aujourd'huid'une telle approche. Aujourd'hui, c'est-à-dire au moment où certains pays autrefois considérés du tiers monde sont devenus les moteurs de l'économie mondiale, où ' pour rester dans le cinéma ' la plus grande chaîne de multiplexe du monde a cessé d'être américaine pour appartenir à une entreprise chinoise, où la première industrie du cinéma en volume de production, l'Inde, s'intègre au marché mondial et où la France supprime le Fonds Sud, dispositif central d'intervention depuis près de 30 ans, pour créer un fonds «Cinémas du monde».
Y a-t-il toutefois toujours un ensemble cinématographique qui corresponde à ce qu'on a désigné dans une phase précédente, et qui s'achève, «les cinémas du Sud» ' Oui. Mais cela ne concerne plus, pratiquement, que les pays du continent africain, Afrique du Nord comprise. Leur situation de faiblesse, en termes économiques, politiques, professionnels et artistiques, en font malheureusement un ensemble qui a toujours bien des points communs, malgré, évidemment, les singularités des situations locales. Même si toute l'Asie et toute l'Amérique latine ne connaissent pas un développement de même ampleur, la présence dans les grands festivals internationaux comme la dynamique des productions et distributions locales dans un grand nombre des pays de ces deux continents définissent de nouveaux modèles, dont on ne trouve nulle part l'équivalent sur le continent africain. Il faudrait, pour être précis, s'attarder sur trois cas d'espèce, qui sans être de grandes réussites échappent à ce modèle général : le Nigeria, l'Afrique du Sud et le Maroc.
-Un critique de cinéma doit être curieux par nature. Qu'est-ce qui vous sensibilise dans ce cinéma du Sud et plus particulièrement celui du continent africain '
Je ne crois pas avoir davantage d'attirance spécifique pour un film africain que pour un film taïwanais, kazakh ou bolivien. Comme critique, je suis à la recherche de propositions esthétiques (des histoires, des formes, des rythmes, des compositions d'images et de sons) qui m'apportent des émotions. Souvent (pas toujours !), le meilleur de ces émotions a à voir avec la nouveauté, la découverte de modes de récit et de représentation que je ne connaissais pas. Des artistes français, européens ou nord-américain peuvent m'ouvrir ces nouvelles perspectives, c'est même la définition d'un artiste, mais bien sûr des réalisations issues d'autres cultures sont encore plus susceptibles de m'apporter de telles découvertes. Il me semble donc naturel de me rendre disponible à des propositions aussi diverses que possible, et il est évident que les riches cultures du monde arabe comme des mondes d'Afrique noire sont potentiellement des ressources immenses pour moi comme ce devrait être le cas pour tous, quelles que soient l'origine et les référence des spectateurs.
-Lors de la conférence, vous évoquiez le gros problème des salles de cinéma qui viennent à manquer sur le territoire africain. Ne serait-ce pas un problème lié au désinvestissement de l'Etat ' Si oui, pourquoi, selon vous, l'Etat s'oblige à se retirer du milieu cinématographique '
Je crois en effet qu'il est impossible d'avoir une cinématographie dynamique sans une forte présence de salles, et fréquentées par le public. C'est, selon moi, le point faible de la politique par ailleurs très énergique menée par le Maroc dans le domaine du cinéma. Dans les contextes africains, l'Etat a un rôle essentiel à jouer. Ce rôle est politique et législatif avant même d'être financier. Ensuite, l'«Etat» ne devrait sans doute pas être seulement incarné par l'administration centrale mais aussi par les régions et les municipalités. Surtout, si sans l'Etat, rien n'est possible, l'Etat seul ne peut pratiquement rien. Un essor du cinéma, notamment en ce qui concerne les salles, réclame l'articulation d'une politique publique, d'entrepreneurs privés pour lesquels l'attraction du public est essentielle (mais pas au prix de n'importe quelle complaisance), d'activistes culturels et des médias. Il y a en la matière un important travail de formation, concernant idéalement des personnes qui soient des militants culturels possédant une certaine compréhension des mécanismes économiques et commerciaux. Il est clair que c'est compliqué à mettre en 'uvre, mais des exemples historiques dans de nombreux pays prouvent que c'est possible, chaque fois avec des spécificités locales, mais jamais sans un contexte de développement économique de l'ensemble du pays.
-Pensez-vous que les films africains les plus pertinents soient visibles par les critiques de cinéma étrangers et programmateurs ' Je pense par exemple à certains films qui ne seraient pas forcément représentatifs de la production de qualité ' (Question déjà posée, mais votre réponse intéresserait notre lectorat)
Tous les films sont, en principe, visibles par tous. Mais bien entendu, des critiques et des programmateurs européens les voient avec leurs attentes, leurs références, leur culture. Cela n'a aucun sens de demander à ce que ce ne soit pas le cas, ce serait bien pire de prétendre voir un film d'une autre place que la sienne, de faire semblant de parler au nom d'autres spectateurs que soi-même. S'il ne faut pas demander aux critiques et aux programmateurs d'avoir un autre point de vue que le leur, en revanche il serait très souhaitable qu'existent d'autres instances de légitimation, d'autres regards associés à une parole qui puisse se faire entendre. Mais ça, on ne peut pas le demander aux Européens, cela doit venir de l'intérieur, du pays lui-même, ou de la région qui partage la culture et les codes du pays.
-Concernant l'Algérie, on parle ici d'une nouvelle génération de jeunes cinéastes (Teguia, Bensmail, Moknèche, mais aussi Djamil Beloucif, Karim Moussaoui, Amal Kateb). Comment, selon-vous, cette génération peut évoluer dans un pays où il n'y a pas de réelle industrie du cinéma '
Tout ce que je connais de leur travail me semble de très haute qualité. Malheureusement, ils sont trop isolés, en l'absence d'un tissu professionnel, commercial, culturel, politique et médiatique. La tâche de ces jeunes cinéastes est trop lourde, c'est comme s'ils devaient recommencer tout depuis le début à chaque fois. J'espère qu'ils trouveront au moins la capacité de se soutenir entre eux, et, bien sûr, même si ce n'est pas une réponse satisfaisante, il est heureux qu'ils puissent trouver des appuis de l'autre côté de la Méditerranée. Mais ce n'est pas une vraie solution.
-Critiquez-vous de la même manière un film provenant d'Europe et d'Afrique ' Les conditions de productions n'étant pas les mêmes, il arrive parfois qu'un critique de cinéma soit plus tolérant avec les films du Sud.
Je ne partage pas du tout cette position, qui me semble paternaliste et condescendante. Ce que j'aime dans les films ne dépend pas de leur plus ou moins grande richesse financière. Certains des films que je préfère ont été faits avec beaucoup d'argent, et certains autres avec très peu. Comme lorsqu'on rencontre quelqu'un, il me semble qu'il faut toujours essayer de regarder un film pour lui-même, ne pas lui demander ses papiers, ni combien il a sur son compte en banque.


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