Jean Amrouche, le passeur kabyle Une biographie admirablement documentée révèle les tourments du grand critique algérien.
C'est parce qu'elle n'a pas été convaincue par la sentence de Dominique Aury : "Son œuvre n'existe pas", que Régine Le Baut a consacré de nombreuses années à se pencher sur la personnalité de Jean Amrouche. Sa trajectoire l'apparentait-elle à Roberto Bazlen, l'écrivain triestin sans publication ? Certainement par sa finesse, par sa culture, par son rêve infini de perfection qui le fit repousser toujours les échéances et finalement renoncer à achever un roman, un essai, un recueil même, si l'on excepte les poèmes de jeunesse (Cendres, Etoile secrète) et la transcription des Chants berbères de Kabylie.
Jean Amrouche devait attacher son nom à des entretiens-cultes (avec Claudel, Gide, Ungaretti, Mauriac, Pierre Emmanuel entre autres). Il donnait le ton d'une certaine radio culturelle et allait servir de modèle à d'innombrables imitateurs, en dépit des défauts qu'on lui reprochait et dont il se défendait avec modestie : prépondérance de sa propre voix, manières parfois affectées. Mais c'est précisément parce que c'était un interlocuteur profond (un "tourmenteur", comme devait dire Jouhandeau) que les écrivains se confiaient à lui en totale liberté.
Une conversion volontaireAlgérien né en haute Kabylie, le 7 février 1906, il acquit de lui-même une culture française exceptionnelle et fut baptisé par sa mère et son père, comme ses frères et sœurs (parmi lesquels Marie-Louise, dite Marguerite-Taos, qui devait devenir chanteuse et publia romans et poèmes). Sa mère, Fadhma-Marguerite Aït Mansour, devait à son tour raconter dans Histoire de ma vie (Maspero, 1972) son destin, son éducation chez les Sœurs blanches, sa conversion volontaire. Jean ne devait jamais oublier ce qu'il lui devait et construisit son œuvre poétique et critique, sans cesser de la nourrir aux sources berbères. Ses parents s'étant installés assez vite en Tunisie, c'est dans ce pays qu'il commença sa carrière d'enseignant (après avoir été formé à l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud), de journaliste et d'éditeur. Il collabora avec Armand Guibert, le premier traducteur de Pessoa, et avec Charlot, le grand éditeur d'Alger.
La biographe analyse avec une extrême précision les textes critiques que Jean Amrouche publia dans le supplément littéraire de La Tunisie française (entre novembre 1940 et juin 1942), dans les quelques numéros de la revue L'Arche avec laquelle, en compagnie d'André Gide, Maurice Blanchot, Jacques Lassaigne et Albert Camus, entre 1944 et 1946, il pensa pouvoir faire survivre les espoirs de la NRF, mal en point pendant la guerre. Son métier de critique lui assura une grande notoriété dont il n'était que modérément satisfait.
"Et El-Moulhoub chaque jour traque Jean et le tue. Et Jean chaque jour traque El-Moulhoub et le tue. Si je me nommais seulement El-Moulhoub, ce serait presque simple. J'embrasserais la cause de tous les fils d'Ahmed et d'Ali, j'épouserais leurs raisons, et il me serait aisé de les soutenir en un discours cohérent. Si je me nommais seulement Jean, ce serait presque simple aussi, je développerais les raisons de tous les Français qui pourchassent les fils d'Ahmed en un discours aussi cohérent. Mais je suis Jean et El-Moulhoub. Les deux vivent dans une seule et même personne." Cette blessure qu'il exprimait dans ses carnets de 1943 sera ravivée pendant les affrontements sanglants de la guerre d'Algérie qui ranima le combattant en lui. Durant la guerre d'Algérie, il tentera un dialogue intègre, honnête, lucide avec Camus, Mauriac, Jules Roy, Sartre, Leiris, Césaire, mais n'hésita pas à écrire, lui qui défendit si ardemment la culture française : "En un mot, je ne crois plus à l'Algérie française. Les hommes de mon espèce sont des monstres, des erreurs de l'histoire. Il y aura un peuple algérien parlant arabe, alimentant sa pensée, ses songes, aux sources de l'Islam, ou il n'y aura rien."
Au cœur des combats qui ne s'embarrassaient guère de demi-mesures, il fit entendre une voix raisonnable et ferme :"Il ne saurait être question pour moi de renier, et à plus forte raison de haïr la France, qui est la patrie de mon esprit et d'une part, au moins, de mon âme. Mais il y a la France tout court, la France d'Europe, et l'autre, celle dont le colonialisme a fait un simulacre qui est proprement la négation de la France." Le Monde, ici même, lui accorda plusieurs tribunes à partir de mars 1957 et jusqu'à quelques jours avant sa mort, le 16 avril 1962. Il avait été hospitalisé (pour un cancer) le jour même des massacres du métro Charonne.
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Posté Le : 10/06/2003
Posté par : nassima-v
Ecrit par : René de Ceccatty
Source : www.dzlit.free.fr