L'Expression: Comment vous est venue l'idée d'écrire sur la conquête de la péninsule Ibérique par les Berbères'Karim Younès: Ce livre est la suite chronologique des deux précédents et l'ensemble constitue une remontée vers les origines de notre pays et son histoire, à laquelle j'ai joint des réflexions et témoignages personnels sur la période récente. Dans «De la Numidie à l'Algérie»et «Aux Portes de l'Avenir», j'ai tenté de couvrir ce passé de bout en bout, en m'attardant sur la période berbère et romaine. Le troisième ouvrage, «La chute de Grenade ou la nouvelle géographie du monde» est le fruit d'un regard appuyé sur un autre moment historique qui a eu un impact important sur notre région après la chute de la dynastie omeyyade en Syrie. Ce qui paraissait être alors l'isolement de ces derniers en Andalousie a été en fait une période glorieuse, quoique éphémère, qui a produit un modèle de société multiculturelle très enviable.Vous démontrez, tout au long de votre ouvrage, que des jalousies entre personnes, des considérations ethniques, etc., ont impacté l'Histoire et dessiné la géopolitique du monde de l'époque. Pensez-vous que ces mêmes considérations sont toujours opérantes, actuellement, ou existe-t-il de nouveaux paramètres, d'essence stratégique, qui façonnent le monde d'aujourd'hui'Non je ne cherche pas à mettre en exergue les jalousies ethniques, mais au-delà des luttes de leadership, se cachait aussi une logique de gouvernance. Lorsqu'on analyse le comportement des chefs militaires de l'époque, berbères mais musulmans par ailleurs, on ne peut s'empêcher de penser à des prémices de la stagnation du monde musulman, comme la qualifiait Malek Bennabi.Malek Bennabi parlait de «l'état post-almohade» comme moment de rupture dans la marche du monde musulman dans son ouverture sur le monde. Il situait cet état de fait au milieu du khalifat omeyyade avec la représentation sociale du «parfait» comme regard sur, non seulement le livre saint, mais sur le musulman arabe en général. L'Andalousie a échappé à cet état de fait qui régnait justement à Damas.Pour la 2eme partie de votre question, je dirai que l'intérêt économique a toujours guidé les grandes puissances à travers les âges. Les Romains ont, dans chaque contrée envahie, constitué un grenier et une source d'impôts pour l'Empire. Les Phéniciens, un comptoir de commerce. Les Arabes, puis les nouvelles puissances européennes, la même chose.C'est en quelque sorte les mêmes procédés à des doses et avec des moyens différents. Le soft power ou la force culturelle opérante aujourd'hui dans certains endroits du monde ont bien commencé avec l'apparition des premières études jésuites sur «le colonisé» comme sujet d'études. Ces moyens se sont actualisés depuis avec la naissance des sciences sociales modernes et surtout de la géostratégie comme discipline à part entière. Une discipline qui fait appel à l'ingéniosité et l'intelligence comme bases d'analyse.La civilisation berbéro-islamique en Andalousie a été un moment de l'Histoire où les différentes religions ont cohabité dans le respect et la tolérance. Pourtant, cette civilisation a périclité et a subi un coup de revanche d'une violence inouïe, à savoir la Reconquista. La chute de Grenade illustre-t-elle l'impossibilité de la cohabitation éternelle des religions'Après la remise des clés de Grenade à Isabelle de Castille, l'accord avec l'émir Bouabdil stipulait que les musulmans devaient être bien traités, mais cet accord n'a pas été respecté car la communauté musulmane et juive constituait une classe aisée et notable dans la ville. Une situation d'aisance qui a suscité envie et ressentiment au sein de la population chrétienne et qui a alimenté l'esprit de revanche et de Reconquista.Le monde n'a pas connu depuis, une telle situation de cohabitation de religions différentes dans le respect et la tolérance. Même si je dois le dire, les Ottomans ont fait un grand effort dans ce sens sous Souleiman le magnifique en offrant même à des élites chrétiennes et juives, comme Joseph Nasi, des postes élevés dans la hiérarchie impériale. Malheureusement, ce geste impérial ne s'est pas traduit par l'enracinement des diverses ethnies dans la société turque.L'élite européenne, quant à elle, a repris le chemin de la rationalité et des savoirs techniques juste après cette date de 1492. La Renaissance a été également accompagnée d'un essor philosophique et artistique important, mais de façon endogène car l'islam et le musulman n'étaient pas un objet proche de l'analyse. L'espace musulman était bien séparé de l'Europe à ce moment déjà. Il aura fallu attendre l'arrivée des orientalistes et bien plus tard, au XXe siècle, les phénomènes migratoires (qui disons-le sont causés par les spoliations et les dérèglements des espaces économiques induits par la colonisation) pour que l'intelligentsia occidentale pense à l'homme et son intégration dans le nouveau visage qu'offrent aujourd'hui les métropoles du monde et après des siècles de colonisation.La chute de Grenade a dessiné les contours géopolitiques du monde jusqu'à nos jours. Cela veut-il dire que le «choc des civilisations» dont parle Samuel Huntington remonte au Moyen-âge'Bien qu'à la chute de Grenade, l'Europe vivait la sortie du Moyen Âge et de l'Inquisition comme modèles de crise, les empires européens ont instrumentalisé la question religieuse dans leur mobilisation et les croisades contre l'espace musulman. La chrétienté comme sentiment profond a été un moteur de conquêtes et de reconquêtes, étant entendu que l'objectif sous-jacent était d'ordre politique et économique.C'est ainsi que l'Eglise de Rome a vite montré ses appétits vénaux avec le partage des butins de guerre en Amérique et les indulgences comme moyens de ressources financières.Des rentrées d'or et d'argent qui ont servi à la construction de l'actuelle place Saint-Pierre de Rome, mais aussi qui ont créé un malaise dans la communauté chrétienne au point de pousser au grand schisme protestant. Dans ce sillage, je dirais que, dans son analyse, Samuel Huntington occulte le caractère économique des antagonismes du monde. Dans ses études, il s'est focalisé sur la phobie comme paradigme de base et comme ressentiment général. On ne peut résumer ce qui se passe aujourd'hui dans le monde à travers des sondages ponctuels et des sentiments des peuples d'Occident harcelés à longueur de journée par les chaînes d'info et les faits divers. Le choc est, avant tout, un choc entre les anciennes puissances coloniales qui essayent de pérenniser leur avance, les challengers qui essayent de rattraper leurs retards et les anciens colonisés restés exportateurs de matières premières au service des deux premières catégories. C'est vrai que la segmentation religieuse de ces trois catégories donne une coloration religieuse atypique à chacune d'elles mais la survie des deux premières catégories en ces temps de disettes en matières premières ne dépendra pas seulement du respect du dimanche comme jour du Seigneur mais de leur capacité à assurer leurs sources d'approvisionnement.En terminant la lecture de votre ouvrage, on se dit que «les civilisations se neutralisent» et l'idée du «dialogue des civilisations» est géopolitiquement impertinente. Est-ce là une conclusion pertinente à votre avis'Votre question me fait penser à Nietzsche. Peut-on apprécier le dialogue des civilisations uniquement à travers la notion du bien ou du mal' Ou bien doit-on plutôt regarder les choses de manière pragmatique, chaque partie cherchant à faire valoir ses intérêts en montant sur une estrade ou un Minbar pour expliquer ses spécificités (ou ses atouts)' Ou encore chaque partie nous promettant de faire des efforts pour converger dans le cadre de l'universalité vers une homogénéité culturelle mondiale'Votre question est pertinente car elle tourmente mon petit esprit d'essayiste. Alors pour vous répondre, j'utiliserai volontiers Nietzsche et dire «qu'au-delà du bien et du mal», les sciences sociales modernes doivent et devraient placer l'être humain au coeur de leurs études. Le dialogue des civilisations ne serait qu'un concept creux s'il reste dans la généralité.L'ethnologie moderne, les approches historiques en histoire, les relations internationales comme corpus... ont intégré bien de nouvelles notions dans les analyses qui nous permettent de sortir de la généralité comme méthode de déduction et de rajouter une dose pour personnaliser chaque phénomène. Une dose de subtilités de groupes dans chaque civilisation et société.C'est avec des approches qui commenceront par la base des sociétés et des groupes d'individus que ce dialogue trouvera son sens. Ce n'est pas en partant de la généralité que nous déduirons les spécificités de chaque culture, mais en adoptant la démarche inverse.
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Posté Le : 28/10/2015
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Amar INGRACHEN
Source : www.lexpressiondz.com