Algérie

"Je ne vais pas me taire"



L'ex-prisonnier politique s'est offert un bain de foule avant de prendre la parole devant les milliers de personnes venues l'acclamer. La prise de parole s'est ensuite transformée en meeting populaire.Vaste comme on en trouve rarement dans les villages de Kabylie, la place du village Ath Amar s'est révélée pourtant trop exiguë pour contenir toute cette foule qui l'a envahie en cette fin de journée de mercredi dernier. Une fois n'est pas coutume, ce village situé à un jet de pierre du majestueux Djurdjura, devait accueillir un événement que ses habitants qualifient de "majeur".
Il s'agit, répètent-ils inlassablement avec une forte dose de fierté, d'accueillir à la fois "l'enfant prodige", "l'homme politique" et "celui à travers qui la dictature s'est révélée dans toute sa laideur". Lui, c'est Karim Tabbou qui remet les pieds dans son village natal après une année passée en partie à la prison de Koléa. Pour l'accueillir, les habitants d'Ath Amar comme ceux des villages voisins et de toute la région des Ouadhias, se sont mobilisés comme lorsqu'il était en prison. Comme un seul homme.
Les organisateurs de la rencontre étaient très nombreux, qui pour distribuer les masques et le gel hydroalcoolique, qui pour orienter le flux de personnes qui arrivait au village et qui pour préparer l'accueil, prévu à 17h, de cette figure parmi les plus en vue de la révolution du peuple.
Tout au long de la route menant de Tizi n'Tléta jusqu'à Ath Amar, des portraits de Karim Tabbou et des banderoles, sur lesquelles on pouvait lire en tamazight "Ansuf yiswen" , étaient accrochés partout. Au centre du village, des femmes et des hommes venus de partout, même des autres wilayas du pays, attendaient avec impatience.
Le balcon du siège du comité, d'où il était prévu que Karim Tabbou prenne la parole, était entièrement décoré pour l'occasion. "Karim Tabbou, icône d'aujourd'hui, espoir de demain", "Karim Tabbou : un combat pour une Algérie meilleure et une démocratie majeure", et encore "Karim Tabbou, héros national", lit-on sur quelques-unes de ces banderoles qui ornaient les lieux.
Ce n'est finalement qu'à 18h que Tabbou fait son apparition à bord d'un véhicule Skoda qui, en raison de la foule dense, s'est vite retrouvé dans l'impossibilité d'avancer vers le centre du village. Karim Tabbou, l'emblème national noué autour du cou, quitte alors le véhicule et poursuit le chemin à pied, des larmes d'émotion sur le visage.
Il lui aura fallu près d'une demi-heure pour fendre la foule et serrer toutes les mains qui se tendaient vers lui sous les cris de "Allahou Akbar, Karim Tabbou". Après avoir écouté l'hymne national, le désormais ex-détenu politique, que l'on a revêtu d'un burnous blanc, prend le micro pour lancer à la foule : "Je tiens à vous dire en premier lieu que vous m'avez honoré. Je sais que cette montagne peut bouger mais pas votre dignité dont je n'ai jamais douté.
Je suis fier de vous." Mais ce qui devait être une simple prise de parole se transforme rapidement en un grandiose meeting politique. "Je vais parler en français, en arabe et en kabyle parce qu'il y a ce que je veux vous dire à vous, et il y a ce que je veux dire à eux", lance-t-il. Et à l'immense foule de rétorquer par des cris : "Tabbou président !"
Après avoir rendu hommage à la population locale et au peuple algérien, puis aux avocats qu'il a qualifiés de "maquisards des libertés", aux immigrés qu'il a nommés "emblème de l'honneur du pays", car ils étaient les témoins et les amplificateurs du combat qui a été mené ici, Tabbou appelle les Algériens à continuer à se solidariser avec les autres détenus.
"Nous ne devons pas oublier qu'il y a encore des détenus qui demandent à être soutenus et que nous devons soutenir d'une manière forte et visible", a-t-il lancé. L'ex-prisonnier de Koléa enchaîne ensuite en évoquant sa situation judiciaire, les menaces qui pèsent encore sur lui et sa détermination à poursuivre le combat pour l'instauration d'un véritable régime démocratique.
"On m'a fait subir, et subir beaucoup. Aujourd'hui encore, je suis objet d'un chantage judiciaire, on laisse sur ma tête deux procès pour me clouer la bouche, mais pour les idées que je défends, pour la vérité et pour la démocratie, je ne vais jamais me taire", a-t-il déclaré avec fermeté avant de révéler qu'il a fait l'objet de 19 enquêtes judiciaires.
Toujours au sujet des poursuites qui l'ont conduit en prison, Karim Tabbou explique qu'il a été poursuivi pour atteinte au moral de l'armée, or, a-t-il, souligné, "nous ne sommes pas contre l'armée en tant qu'institution, mais nous n'acceptons en aucun cas que l'institution militaire soit impliquée dans des questions et des conflits politiques.
L'institution militaire doit rester l'institution de tout le monde, l'institution du peuple algérien". Et à la foule de scander pendant un long moment : "Etat civil et non militaire." Mais pour Tabbou, le plus important reste le message qu'il veut transmettre aujourd'hui au pouvoir.
"Mon message le plus important est que nous voulons une gestion politique du pays, en accordant les libertés aux citoyens, en écoutant les Algériens et les Algériennes qui réclament leurs droits, et qui crient haut et fort à l'unisson qu'ils veulent une véritable démocratie, un Etat de droit et une justice indépendante" a-t-il résumé convaincu, dit-il, que la gestion sécuritaire ne réglera rien.
"Il n'y a aucun exemple dans l'humanité où un système a réglé des questions liées à la vie des personnes, à leurs libertés, à leurs droits avec des méthodes sécuritaires et les prisons", a-t-il soutenu. "Nous leur avons déjà démontré qu'à l'Est comme à l'Ouest, au Sud comme au Nord, tous les Algériens ont le même objectif, alors, restons solidaires, unis et surtout déterminés car il s'agit de l'avenir de nos enfants", a-t-il poursuivi tout en soulignant que "la meilleure façon de déconstruire le pouvoir, c'est de nous construire nous-mêmes".
"Aujourd'hui, nous pouvons alors diverger sur des questions politiques, nous ne sommes pas complexés pour mener tous les débats, mais la première condition d'un vrai débat est un climat apaisé, un débat qui doit aboutir à la production des idées", a-t-il appelé de ses v?ux avant de céder le micro, à 19h30, encore sous les cris de la foule "Hna wled Amirouche, marche arrière ma nwelouche". À 20h, il commençait à faire nuit, mais la place centrale du village Ath Amar était toujours bondée de monde.

Samir LESLOUS


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