Algérie

Je ne répondrai pas*



Monsieur le président de la République française,
Le sursis qui m'avait été accordé par l'autorité militaire pour terminer mes études venant à  expiration, je dois àªtre appelé incessamment pour accomplir le service militaire. J'ai le devoir de vous informer que je ne répondrai pas aux convocations qui pourraient m'être adressées et de vous expliquer en détail les raisons de mon attitude : Je suis né à  Tiaret, en Algérie, le 11 juin 1931 et j'y ai vécu plus de vingt ans de ma vie. Très tôt, j'ai eu l'occasion de vérifier personnellement la fausseté de l'affirmation des gouvernements français selon laquelle l'Algérie serait une province française. C'est lorsque je vins en France pour la première fois et que je liais connaissance avec des démocrates français que j'ai commencé à  prendre conscience qu'il y avait des causes profondes aux maux dont souffrait ma patrie : j'acquis la conviction qui ne s'est nullement démentie par la suite qu'il était possible de construire une Algérie libre, heureuse à  condition d'abattre l'odieux régime colonial qui lui avait été imposé voilà plus de cent vingt ans. Il m'apparut que mon devoir était d'œuvrer à  hâter la venue de cet heureux événement. Il n'en fallut pas plus au ministre de l'Air en exercice pour m'exclure sous un prétexte futile dû à  mon inexpérience de l'Ecole nationale supérieure de l'aéronautique où j'avais été admis après trois années de préparation à  un concours difficile. Je suis retourné dans mon pays où j'ai exercé pendant un an le métier de maître auxiliaire d'enseignement au collège de Tiaret ; aujourd'hui quelques-uns parmi les meilleurs de mes élèves musulmans sont militaires au collège de Tiaret ; aujourd'hui quelques-uns parmi les meilleurs de mes élèves musulmans sont militaires dans l'Armée de libération nationale. L'année suivante, j'ai suivi les cours de la faculté des sciences d'Alger : c'est là, à  la Maison des étudiants musulmans que j'ai lié quelques-unes de ces amitiés qui comptent dans la vie d'un homme ; de mes amis, les uns sont déjà glorieusement tombés pour leur patrie, les autres sont dans la lutte. C'était pour moi la première fois que je me trouvais mêlé aussi intimement aux masses profondes de mon peuple sur la seule base où la rencontre était possible, sur la base de l'anti-colonialisme. En deux ans, je fis dans cette voie des progrès extraordinaires : cette carapace d'incompréhension qu'on avait accumulée entre deux communautés sœurs fondait comme neige au soleil de l'estime réciproque : je redécouvrais les multiples affinités qu'un siècle d'une politique d'assimilation forcenée n'avait pu faire disparaître, je découvrais et cela, croyez-le bien, cela sera porté au terrible dossier d'accusation du colonialisme français, que j'avais une patrie, que je n'en avais qu'une et que j'avais été incapable de la voir pendant plus de vingt ans… En septembre 1954, en application d'une loi d'amnistie (qui, d'ailleurs, avait été votée principalement en vue de réhabiliter certains collaborateurs), je fus réadmis à  l'Ecole nationale supérieure de l'aéronautique. Dans les conditions qui étaient celles de l'Algérie à  cette époque, il était de mon devoir de revenir en France pour y étudier afin de préparer à  ma patrie un de ces cadres techniques dont elle aura un si urgent besoin dans un proche avenir. Comme des millions d'Algériens, j'ai accueilli les nouvelles du 1er Novembre 54 avec un indicible sentiment de joie et de fierté : il me semblait que j'attendais ce jour depuis la défaite d'Abdelkader.
En vérité, il ne s'y mêlait qu'une seule appréhension, celle de voir ces hommes valeureux se faire massacrer jusqu'au dernier (comme cela est déjà arrivé tant de fois) avant d'avoir pu grouper derrière eux l'ensemble du peuple algérien. Je n'ai jamais dissimulé ces sentiments dans la mesure où j'estimais que leur manifestation contribuait à  approcher l'heure où cesserait cette tuerie «imbécile et sans issue» pour la France. C'est ce qui me valut, sans doute, les dernières mesures des services de la Sécurité Air : annulation de mon contrat de travail à  la Snecma et radiation de la liste des promus au grade de sous-lieutenant de réserve sanctionnant les cours de l'instruction militaire obligatoire où j'avais obtenu des notes suffisantes (…)  Si je vous ai exposé en détail toutes les raisons personnelles de mes actes, Monsieur le président de la République, c'est qu'il se trouve en France des gens pour dénier aux Algériens non- musulmans tout sentiment de patriotisme : ils trouvent plus commode de les affubler du nom de traître alors que comme il ressort clairement de ce que je vous ai exposé, la véritable traîtrise serait pour moi d'agir d'une autre façon ; c'est aussi parce que, Algérien de culture française, j'ai toute raison de m'inquiéter de la détérioration croissante des rapports franco-maghrébins. Je désire passionnément une collaboration amicale et fructueuse dans tous les domaines entre la France et l'Algérie ; mais ni moi ni aucun autre patriote algérien n'acceptera jamais plus que cette association, soit celle du cavalier et du cheval.
C'est pourquoi, avant qu'il ne soit trop tard, dans l'intérêt du peuple français aussi bien que dans celui du peuple algérien, dans l'intérêt même des Français qui vivent de leur travail en Algérie, il faut reconnaître l'indépendance.

*Lettre de Joseph, Claude
Sixou publiée par l'hebdomadaire  tunisien L'Action dirigé par Bechir Ben Yahmed dans son édition du lundi 2 décembre 1957


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