Algérie - Leila Sebbar

Je ne parle pas la langue de mon père



Je ne parle pas la langue de mon père
Je ne parle pas la langue de mon père, titre du nouveau livre de Leïla Sebbar (Julliard, 2003) résonne comme un appel ; il est le point de départ d’une émouvante méditation sur les racines doublée d’un voyage dans le temps et l’espace qui veut faire la lumière sur un passé que le père n’a jamais voulu remuer. L’auteur raconte ici la longue naissance de ce livre.


Confluences : A la fin du livre, la narratrice – vous – dit qu’elle veut entendre, écrire donc, la voix de son père dans la langue de sa mère, et, dans la quatrième de couverture, que cela est un travail de mémoire vital. Pourquoi vital ?
Leïla Sebbar : Quand je dis «vital», ce n’est pas le mot juste. Cela s’impose à moi, maintenant, après des années de questionnement, de questionnement sans réponse, de questionnement à moi-même aussi, et après des années de travail littéraire, de publications. Je pense que jamais je n’aurais pu commencer par ce texte-là, que j’ai eu besoin de tous ces chemins de traverse que sont les romans, les nouvelles, quelques récits d’enfance que j’ai publiés çà et là. Il y a toujours des fragments ; je n’arrivais pas à écrire encore sur cette question-là. Dans mes récits d’enfance, je n’aborde pas la question, mais je crois que le travail d’autobiographie a fait son travail, que tout cela a été nécessaire pour écrire ce livre. Et ce qui était nécessaire aussi, c’est la mort de mon père.
On ressent de façon lancinante que vous ne connaissez pas la vie, la réalité de votre père en tant qu’homme algérien parlant l’arabe, comme si vous n’en aviez qu’une partie, et que c’est l’autre moitié, celle qui vous manque, qui vous semble la plus réelle.
C’est compliqué. C’est vrai que j’ai vécu toute mon enfance et toute mon adolescence en Algérie. Même quand je suis venue en France pour poursuivre mes études, j’étais dans les livres et les bibliothèques et j’avais oublié l’Algérie. Donc il n’y avait pas cette absence de l’Algérie ; je ne ressentais pas cette absence comme un manque, peut-être tant que mes parents y étaient. J’y retournais les voir, pour des vacances, mais c’était pour mes parents, pas pour l’Algérie. Il y a donc eu une amnésie prolongée, et elle s’est prolongée pendant des années et des années, et je crois que le refuge des livres que je lisais, et ensuite des livres que j’ai écrits, d’abord les textes d’analyse ou de commentaires puis la fiction, tout ça a fait que petit à petit, là aussi par des détours – j’ai fait tout un travail sur le bon nègre, de la littérature française du XVIIIème siècle, que j’ai publié dans Les Temps Modernes –, tout ce travail-là m’a fait comprendre. Tout ce travail sur le bon nègre, c’était d’une certaine manière un travail détourné sur mon père.
Sur le bon instituteur…
Le bon instituteur, le bon colonisé, le bon maître, le bon maître d’école, pas le bon maître comme dans l’histoire de la traite des Nègres. Et je crois que si je n’avais pas été à Paris… Pour moi il y a deux lieux, le village fondateur qui est le village de mon enfance : Hennaya près de Tlemcen, et Paris, qui est à la fois la ville cosmopolite et politique. Si je n’avais pas été à Paris, si je n’avais pas participé de manière littéraire et intellectuelle au mouvement des femmes et à mai 68, il est possible qu’il n’y aurait pas eu le retour de la mémoire algérienne.
Le retour de la mémoire algérienne, c’est le retour au père ?
Ce n’est pas tout de suite le retour au père. Si je m’intéresse à ce qui se passe entre le Maghreb, déporté, déplacé en France, et sa relation à la France, d’une certaine manière c’est à moi que je m’intéresse. Quand je mets en scène Shéhérazade, quand je mets en scène tous les personnages de fiction, je m’interroge, à travers eux, sur moi.
D’ailleurs, en dehors de Lettres parisiennes et des livres de photos 1, tous vos livres sont des romans ; il n’y a jamais eu encore d’autobiographie. Or, enfin, Je ne parle pas la langue de mon père est un récit autobiographique, et cependant il semble parfois plus romanesque que les fictions ; peut-être qu’étant donné que quelque chose manque, il y a des éléments qui font rêver, qui sont imaginés ou qui sont extrapolés. Qu’est-ce qui s’est passé, ou qu’est- ce qui a été vécu là bas, et que vous n’avez pas compris, pas vu ou pas su ? Est-il possible d’y retourner ?
L’espace et le temps intermédiaires sont l’espace et le temps des fictions que j’ai écrites et publiées. Dans ces fictions, ce que j’ai remarqué aussi, c’est que tout se passait dans ce croisement bizarre entre l’Algérie et la France. Les Algériens en France, les Algériens de l’immigration, se trouvent en général dans des espaces périphériques, c’est-à-dire qu’ils cernent les villes capitales importantes de la France, les villes de la grande immigration.Je me suis rendu compte que cet espace périphérique était l’espace périphérique de mon enfance, parce que dans mon enfance et mon adolescence, j’ai toujours vécu dans l’école de mon père, qui était une France républicaine idéale avec ses instituteurs laïques, les Hussards de la République. Donc la France qui nous cerne, qui est là (qui nous cerne et que j’aime ; il n’y a pas du tout de relation conflictuelle dans cette petite France-là) et autour, puisque mon père était toujours nommé dans des quartiers populaires, puisqu’il enseignait à des enfants indigènes, dont la langue française n’était pas la langue maternelle, autour c’étaient des quartiers populaires, pauvres et des quartiers arabes.J’entendais l’arabe, toujours, depuis le premier village jusqu’à Alger, puisque le Clos-Salembier c’est un quartier peuplé par des Arabes. En France, quand je me réveille d’une certaine manière, que ma mémoire se réveille, je vais dans les quartiers périphériques ; au début je ne sais pas pourquoi, puis je comprends que c’est pour entendre l’arabe, c’est pour entendre une langue que je ne parle pas et que je comprends pas, et que j’aime entendre. Et je vais l’entendre d’abord du côté des femmes, parce que le premier texte de fiction que je publie c’est Fatima ou les Algériennes du square. Je vais dans les squares de la Courneuve, de la grande banlieue parisienne, non que j’aime particulièrement les squares [elle rit], en général je les trouve assez sinistres. Je vais dans ces squares parce que d’une certaine manière c’est une reproduction du patio, patio que je n’ai pas connu ; je n’ai jamais vécu dans un patio avec des femmes. Mais je retrouve ce que je connais comme ça, dans l’imaginaire : les femmes, elles, sont là et elles sont réelles.Elles sont là, elles sont assises, elles sont ensemble, et elles parlent, et les enfants sont autour. Elles parlent en arabe ; je ne comprends pas ce qu’elles disent, et curieusement, je les écoute, et peut-être avec les gestes du corps, avec probablement cette charge émotionnelle que je connais de loin, bien que je n’aie jamais vécu avec des femmes arabes, j’ai l’impression que je comprends, et j’ai écrit cette fiction Fatima ou les Algériennes du square. C’est comme si j’avais toujours vécu avec elles, et que je ne le savais pas. Il y a eu Fatima, et puis après il y a eu Shéhérazade, et finalement les enfants de la tribu. J’ai reconstitué une tribu imaginaire qui n’est pas ma tribu : je n’ai pas de tribu. Et je me suis rendu compte que c’était un besoin d’approcher ces femmes pour approcher quelque chose dont j’avais été privée ; et ce dont j’avais été privée, c’est finalement l’Algérie algérienne, c’est-à- dire l’Algérie de mon père.
Pour vous, le retour ne peut être finalement qu’un retour fantasmatique ?
Oui. A la fois fantasmatique et dans une réalité charnelle. Parce ce que même si je ne parle pas avec ces femmes, j’ai parlé avec les filles qui pouvaient être les filles de ces femmes, parce qu’on avait une langue commune, qui est la langue française, mais comme si, c’est bizarre, c’est vraiment le travail de l’inconscient qui est là, comme si, malgré le dominant français, colonial et maternel, quelque chose était là et avait été donné avec toute la charge ancestrale que je ne soupçonnais pas.
C’est pour ça que dans le livre, le départ d’Algérie (le vôtre et celui de vos parents) disparaît complètement, ou n’apparaît pas, semble être totalement effacé ?
C’est vrai, comme s’il y avait une continuité, n’est-ce pas ? D’une certaine manière, et je crois que ce sera toujours vrai pour moi, je ne peux pas dans ma vie dissocier l’un de l’autre. Je suis aujourd’hui, après tout ce travail, la fille de mon père et de ma mère. Et pas avec le regard et la pression des autres, des autres souvent hostiles, des deux côtés d’ailleurs, qui est le déni du père ou le déni de la mère.
En fait, vous parlez une des langues de votre père, le français. Ce n’est pas tant la langue de votre père que vous ne parlez pas que, comme vous le disiez dans Femmes d’Afrique du Nord. Cartes postales, la langue des femmes du peuple de votre père.
Je ne parle pas la langue de la terre de mon père, qui est ma terre natale, donc c’est la terre de mon corps, de mon corps dans l’enfance, de mon corps dans l’adolescence. Je pense que, avec toutes ces années-là passées dans ces quartiers arabes populaires, avec la langue arabe présente, toujours, familière mais seulement entendue, j’ai peut-être un peu de cette terre.
On parlait d’autobiographie, de romans et de corps. Le sentiment que j’ai en lisant ce dernier livre, c’est que votre corps est difracté dans tous vos livres et que, non pas il retrouve une entièreté dans celui-ci, mais qu’il permet de prendre conscience de cette diffraction. Soudain, on vous retrouve dans tout ce qu’on a lu de vous, où on ne vous apercevait peut-être pas toujours ; on ne savait pas faire un lien, ou bien où le faire. Grâce à ce dernier livre, on voit des bouts, un ensemble ; ce n’est pas vraiment un puzzle ; c’est une sorte de collage cubiste.
Je crois que ce que vous dites est juste. Ca aussi j’ai mis du temps à le voir et à le comprendre. C’est-à-dire c’est toujours des fragments, et je me rends compte que quand j’écris, même de la fiction, je ne peux pas m’empêcher de fragmenter. C’est toujours fragmenté, qu’il s’agisse des gestes, qu’il s’agisse de la parole, qu’il s’agisse du paysage, c’est du fragment.
La structure narrative aussi…
Oui, la structure narrative, c’est du fragment qui va de pair avec une sorte de signalétique. Il y a toujours des signes, que ce soit de l’image, de la photographie, que ce soit un arbre, un texte, un livre ; il y a des fragments qui font signe, toujours. Et je ne sais pas si je dois forcément toujours faire la suture entre tous ces fragments. Elle se fait d’elle-même à travers l’ensemble des textes de fiction. Au bout d’un certain nombre de fictions, je me suis rendu compte que ceci fait écho à cela et que ceci rappelle cela, qu’il y a des éléments particuliers qui reviennent mais, d’une certaine manière, malgré moi.
Mais cela doit être vertigineux qu’à un moment donné tout vous conduise à ce livre-là. D’ailleurs Je ne parle pas la langue de mon père est pour le lecteur un livre de vertiges.
Il y a de ça. Quand je l’ai écrit, c’était comme si j’étais soumise à quelque chose qui était extérieur à moi et qui devait arriver là, comme ça et à ce moment-là. Ce n’est pas que je ne maîtrisais pas, mais quelque chose s’imposait à ce moment-là et ça ne pouvait pas être dit autrement. Quand ma mère a eu ce livre (ce livre ne lui plaît pas du tout ; elle le trouve indiscret ; elle a le sentiment que j’expose la famille), elle m’a dit : «Tu sais, toutes les questions que tu poses, moi j’aurais pu y répondre ; il fallait m’en parler avant d’écrire ce livre». Et je lui dis : «Si j’avais posé ces questions il y a quelques années, et si tu m’y avais répondu ce livre n’existerait pas». Je pense qu’elle aurait préféré que le livre n’existe pas. Quand je dis que j’ai écrit ce texte après la mort de mon père et que je ne l’aurais pas écrit du vivant de mon père, c’est cela que veut dire ma mère : «Je ne suis pas sûre que ton père aurait été content de ce livre, qu’il aurait admis». Mon père a toujours aimé mes livres, a toujours été bienveillant, sans en dire beaucoup plus. Mais là je pense que mon père n’aurait pas aimé que je parle de tout ce dont il est question dans ce livre.
Dans votre livre, votre père ne répond pas aux questions que vous lui posez. Vous croyez qu’il n’aurait pas aimé les réponses qui font la matière de ce livre ?
Ce n’est pas qu’il n’aurait pas aimé les réponses. Ce n’est pas sûr. Peut-être qu’il n’aurait pas été en désaccord avec les réponses. Ce qu’il n’aurait pas aimé c’est que je rende public, et un livre c’est rendre public.
C’est rendre nu aussi. Mais pour vous, ne pas parler la langue de votre père réveille peut-être un sentiment de trahison ou même d’échec. Est-ce que votre mère n’a pas eu l’impression d’être trahie elle-même. En effet vous avez attendu la mort de votre père mais vous écrivez ce livre du vivant de votre mère. N’y a-t-il pas en fait une sorte d’hommage ?
Oui. Pour moi, oui.C’est ce que je ne cesse de répéter à ma mère. Je lui dis : «Lis ce texte comme un hommage».C’est vrai que c’est un hommage à mon père.«Oui c’est un hommage à Papa, mais tu n’as jamais été sans lui, et lui sans toi». C’est un couple, un couple d’amour, qui est là, qui est présent, et qui est indéfectible, et qui n’a été rompu que par la mort. Je ne sais pas jusqu’à quand elle continuera à penser, non pas qu’il y a trahison, mais que je dévoile. Je dis à ma mère : «C’est ennuyeux de dévoiler quand on dévoile ce qui serait secret et si ce secret était honteux». Je luis dit : «rien là n’a à voir avec le dévoilement d’un secret honteux qu’il fallait cacher».
Surtout que vous ne dévoilez pas grand-chose
.C’est ce que je pense exactement [rires], que je ne dévoile finalement pas grand-chose, et qu’il n’y avait pas de secret, au sens où on parle de secret de famille.La seule chose que je dévoile, c’est l’interdit de la colonie, c’est l’interdit de la langue du père, qui est la langue arabe.Et je pense que ce qui aurait probablement pu blesser mon père, c’est que je dis publiquement que cet interdit, il l’a fait sien. Et il s’est interdit la transmission de son patrimoine, de son roman familial, de son roman historique algérien. Cette transmission-là n’a pas eu lieu. Et écrire c’est dire qu’il y a de la filiation, quand même. Mais il faut aller la chercher très loin, très profond ; elle n’est pas donnée ; elle n’est pas de droit.
Si on en revient à la trahison, parce que je trouve beaucoup de trahison dans vos romans…
.De trahison ?
D’enfants qui trahissent leurs parents, de parents qui trahissent les enfants…
C’est un mot qui me gêne : transgresse plutôt, qui manque à quelque chose.
C’est juste. Est-ce que vous avez l’impression que votre père a manqué d’abord à l’Algérie, et puis à vous ?
On pourrait dire ça, et je pense que, quand ma mère dit qu’elle n’aime pas ce livre, c’est ce qu’elle veut dire. Effectivement, mon père et elle…Puisque peut-être ma mère aurait pu apprendre aussi l’arabe, et que la question du temps, du travail, etc. est toujours un prétexte ; mais ma mère était environnée par le français, la langue française et la culture française. … mon père et elle, je crois, ont cru à une mission. Ma mère pense que je mets en cause cette mission-là.
Son bien-fondé…
Voilà.
Vous le faites un peu quand même, non ?
Mon père était bien conscient, en étant comme ça dans cet exil et ce choix ; parce que c’est à la fois un exil de la terre, de la langue, de la mère, du côté de l’Algérie, mais c’est aussi un choix. Il choisit d’aimer une française, qui vient de France ; ce n’est pas une Française qui vient d’Algérie. Donc il y a une sorte de fascination, d’éblouissement de l’étrangère. Mais c’est l’étrangère qui est liée à cette langue qui est devenue sa langue, la langue française, et c’est une langue qu’il aime, qu’il parle bien, et avec beaucoup de plaisir.Mon père a souvent dit que, dans ses écoles, il avait formé autant d’agents de la colonie que de futurs maquisards et de futurs cadres de l’Algérie indépendante. C’est vrai. Je crois qu’il était conscient de ses contradictions et que peut-être ses silences étaient liés à cette lucidité, qu’il ne réussissait pas à verbaliser pour nous, les enfants.
A ce propos, un des épisodes du livre représente votre père en prison. Pourquoi était-ce si important de le revoir, de l’imaginer, de le mettre en scène comme cela ?
Ma mère me l’a reproché aussi. Parce que je pense que mon père n’aurait pas aimé que je rende cette part de sa vie publique, parce qu’il ne s’est jamais vanté, à l’indépendance, comme beaucoup de moudjahidin, d’avoir participé à la lutte pour l’indépendance. Il n’a jamais parlé de ça. Ils ne nous en ont pas parlé non plus. On l’a su mais il ne nous en a pas parlé.Donc que mon père soit en prison dans ce texte, c’était important parce que, d’une certaine manière, cela le rattachait à sa terre, et d’un autre côté il continuait, même en prison, à être le maître d’école, et il continuait à être maître d’école avec ses codétenus, qui le lui demandaient, parce qu’il n’aurait jamais tenté de leur apprendre à lire et à écrire s’ils ne l’avaient pas souhaité.
C’est même mieux que cela puisque, dans cette partie fictionnelle, le co-détenu à qui il apprend à lire, le fils de Fatima, est celui qui attentera à sa vie, n’est-ce pas ? C’est ce que vous avez imaginé.
Il y a des allers-retours entre le réel et la fiction.Ce qui m’intéressait, en passant par la fiction, c’était de mettre l’accent sur ces contradictions-là.Dans l’histoire de l’Algérie, ce qui m’a frappée, c’est que la Toussaint, la Révolution de 1954, commence par une série d’attentats dans toute l’Algérie, et il y a un attentat contre un couple d’instituteurs français qui vient enseigner dans une école des Aurès, donc probablement à des enfants indigènes. Et la deuxième guerre d’Algérie commence, dans les années 90, par des attentats islamistes contre des instituteurs, des professeurs, des journalistes, des artistes, des intellectuels. Je pense que par ailleurs, s’il n’y avait pas cette deuxième guerre d’Algérie, je n’aurais pas écrit ce texte non plus.Cet épisode de mon père en prison, c’était dire et rappeler que mon père, maître d’école en langue française dans la guerre, pouvait être un agent de la colonie et pouvait être la cible des militants du fln. Je n’ai pas su s’il avait été menacé de ce côté-là, je ne l’ai jamais su ; peut être qu’il ne l’a jamais été, mais il aurait pu l’être. Symboliquement, pour moi, c’était important de rappeler cet épisode et de faire que c’est le fils adoptif de Fatima qui n’a jamais existé, dont je n’ai jamais rien su, à qui je donne ce renom.
Cette partie est passionnante : vous liez les deux guerres, sans être témoin, presque, d’aucune. Ce témoin imaginaire (qui pourrait être apparenté à Amel de La Seine était rouge) qui ne sait rien, qui ne sait même pas lire, on a l’impression qu’il ne sait même pas ce qui lui arrive.
Et c’est vrai aussi. Cela a dû être l’histoire d’un certain nombre de ces jeunes qui se sont engagés dans les maquis. Je ne dis pas qu’ils ne savaient pas ce qu’étaient les maquis, et de la même manière, dans la deuxième guerre, beaucoup de jeunes s’engagent dans les maquis islamistes sans complètement comprendre tout ce qui peut se passer et tout ce que ça représente pour eux. Dans La jeune fille au balcon, il y a une nouvelle qui s’intitule «L’enfer», où je mets en scène un jeune homme qui se retrouve dans un commando islamiste des années 90 en Algérie, et qui doit faire ses preuves. On lui demande d’assassiner un notable et son fils ; on lui donne tout ce qu’il faut pour le faire, mais il se trompe de cible. On voit tout ce qui peut s’enclencher à partir de cela, et ça s’est passé, j’ai lu quelque chose comme ça dans cette deuxième guerre d’Algérie. Le fils de Fatima que mon père retrouve en prison, sa mère essaie de lui faire comprendre qu’il se trompe de cible. Fatima, elle aussi, est dans une situation compliquée, puisque son fils pense que, si elle a été la bonne chez le maître d’école, elle a été forcément maltraitée, exploitée, comme cela était souvent le cas en Algérie pour les femmes de ménage chez les Français, et pas seulement chez les Français d’ailleurs. Et donc, le fait que Fatima réagisse de cette manière devant le geste possible de son fils dit quelque chose de mon père. Je crois qu’elle emploie le terme de Juste ; ce n’est pas lui qu’il faut assassiner. - Fatima remet même en question la possibilité de l’assassinat en général. A travers lui, à travers le père, c’est comme si elle demandait pourquoi il fallait assassiner qui que ce soit.Dans le personnage que je compose à travers Fatima, j’essaie de dire que l’assassinat dans la colonie pour gagner l’indépendance, pour un certain nombre de personnes, n’était pas la priorité. C’est une question compliquée.
Il y a dans votre livre une chose qui est en rapport avec l’inscription. Le nom, SEBBAR, en majuscules, qui ponctue tout le livre, je crois que c’est la chose la plus choquante du livre, la plus surprenante. On sursaute à chaque fois de voir votre nom, comme s’il fallait le suivre tout au long d’une route. Pourquoi l’avez-vous mis, ce nom, et en majuscules ?
Ma mère m’a dit : «Tu n’aurais pas dû donner les noms». Je lui ai dit que c’était difficile, quand je suis dans le réel autobiographique, de changer le nom de mon père, le nom de ma mère, de mon frère, de mes sœurs et le mien. C’était impossible, je ne le pouvais pas. Je n’ai jamais pensé une seconde que je pouvais changer quelque nom que ce soit ; cela aurait été un autre livre.Donc le nom qui ponctue comme vous le dites, et qui est là, posé et imposé, avec les majuscules, c’est une manière de m’inscrire, moi, comme la fille de mon père, et de dire que ce nom, je le porte, il est public, c’est le mien, je le revendique, et c’est une part inaliénable.C’est une part qui a été altérée par la colonisation, dénaturée par la colonisation, et c’est le mien et ce sera toujours le mien. Je me rappelle avoir demandé un jour à mon père (j’avais déjà publié, donc c’était une question un peu tardive) si le fait que je publie sous son nom était un problème pour lui. Cette question je me la suis posée alors parce que je m’étais rendu compte que les écrivaines algériennes, pour la plupart, publiaient sous un pseudonyme, donc le nom du père, elles ne pouvaient pas en faire un nom à des fins publiques. Et mon père me dit, très gentiment et très calmement : «Ne t’inquiète pas, ma fille».C’était une autorisation qui m’était donnée de continuer à porter ce nom et de continuer à en faire un nom public. Et donc l’inscrire là c’est symboliquement fort pour moi, et indispensable.
Vous parliez de filiation tout à l’heure, ce nom en majuscules, récurrent, c’est le signe de la filiation et de l’écriture à la fois. Le rapport à la terre, à l’histoire, c’est évidemment d’écrire ?
Oui.
En fait c’est aussi d’écrire sous ce nom-là. Vous auriez changé de nom, ou votre père n’aurait pas permis, vous n’auriez jamais écrit les livres que vous écrivez ?
Non, non, non, puisque ces livres je les écris à partir du nom. J’ai été privée de la culture de mon père, je ne serai pas privée de son nom.Et son nom c’est le mien. Et rien ni personne ne pourra le rompre.
Propos recueillis par Catherine Dana


Notes :1. Lettres parisiennes, Autopsie de l’exil, avec Nancy Huston, 1986 ; Femmes d’Afrique du Nord. Cartes postales 1885-1930, avec Jean-Michel Belorgey, 2002.



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