Auteur, scénariste et réalisateur, Abderrahmane Hayane nous explique dans cet entretien les raisons de la polémique qui a enflé depuis quelques semaines avec le ministère de la Culture et des producteurs algéro-tunisiens et égyptiens autour du projet qu'il porte de long métrage consacré au Dina, du nom de ce premier bateau d'armes destinées à la Révolution algérienne. Cette histoire avait fait l'objet d'un film-documentaire remarquable qu'il avait réalisé pour l'ENTV en 2016. El Watan s'était déjà fait l'écho de cet imbroglio dans une de ses éditions en janvier dernier.L'idée de réaliser un film sur le navire Le Dina transportant une cargaison d'armes pour la Révolution de Novembre 1954 a germé à partir d'un ouvrage L'Odyssée du Dina?
Exactement ! L'idée a germé à partir du livre intitulé L'Odyssée du Dina paru aux éditions ENAL en 1993 dont l'auteur est Nadir Bouzar, un Algérien de Miliana ayant grandi au Maroc. En 1953, Nadir Bouzar était déjà entré dans la résistance anticoloniale française. Il avait rejoint en Egypte le bureau du Maghreb. C'est un ancien moudjahid, décédé en 1975.
Ce qui m'intéressait, c'était l'événement qu'il a mené lors de la Révolution. Il avait été désigné par Ahmed Ben Bella et l'Emir Abdelkrim, chef de la résistance marocaine à l'époque, comme le responsable de l'expédition du bateau Le Dina. Premier bateau et première cargaison d'armes à destination des maquis algériens.
C'est avec l'argent du hold-up de la poste d'Oran en avril 1949, commis par Ahmed Ben Bella, qu'on avait commencé à financer, en partie, la Révolution. Après le déclenchement de la guerre en novembre 1954, il est apparu très vite que les maquis de l'Ouest étaient à court d'armes.
C'est au Caire (Egypte), début 1955, qu'a été alors décidé l'envoi d'armes pour l'ouest du pays, une opération dirigée par Larbi Ben M'hidi, chef de la Wilaya V, à destination de Nador (le Rif), au Maroc, pour doter en armes les troupes des maquis de l'Ouest, installés tout au long de la frontière marocaine, mais également la résistance marocaine représentée à l'époque par l'Armée de libération du Maroc (ALM), installée dans le Rif marocain. C'était cela l'objectif du Dina.
Mais c'est un autre déclic qui déclenchera le projet documentaire L'Odyssé du Dina?
En 2014, une stèle commémorative est inaugurée à Nador, la ville côtière marocaine, là où avait accosté le Dina. Avec, inscrits sur la stèle, tous les noms de ceux qui étaient à bord et ceux qui avaient aidé à débarquer la cargaison d'armement? Au bout de 32 jours, le Dina avait pratiquement coulé en arrivant à Nador dans la tempête, après s'être fracassé sur les récifs.
Une commémoration fraternelle a eu lieu ce jour-là entre Marocains et Algériens en présence de toute la famille Bouzar ainsi qu'une délégation du ministère des Moudjahidine. Quelques jours après cet hommage, j'ai rencontré Abdelkader Bouzar, fils de Nadir Bouzar, qui m'a raconté son voyage à Nador. J'ignorais l'existence de cette belle histoire.
Il me le confirmera en m'offrant le livre de son père L'Odyssée du Dina. Un journal de bord précis et personnel écrit durant la traversée du Dina. Une traversée qui devait faire 7 jours, mais qui en fera 32 durant lesquels l'équipage et les militants algériens à bord auront tout connu : les tempêtes, les maladies, la dysenterie, la malnutrition, les avaries des moteurs, la peur d'être rattrapé par la marine française lancée à leur recherche ! Une véritable odyssée pour ces hommes dont la plupart n'avaient jamais mis les pieds sur un bateau !
Nadir Bouzar remettra une copie de son journal de bord à Ahmed Ben Bella pour le valider, à l'issue de cette odyssée qui le marquera. Il en fera un livre qu'il ne pourra pas publier de son vivant. Houari Boumediène était à bord du Dina.
D'ailleurs, ce sera son premier et dernier voyage entre l'Egypte et l'Algérie durant la guerre. Mohamed Boukharouba alias Houari Boumediene, jeune étudiant de 26 ans, est arrivé à Nador parmi les sept militants du bateau. De là-bas, il prendra le maquis et rejoindra l'état-major à Oujda, d'où il ne partira plus?
En 1975, Houari Boumediène est le chef d'Etat. La propagande de l'époque faisant de lui le héros du Dina, la famille Bouzar craignait des ennuis avec l'homme fort du pouvoir algérien. Les Bouzar attendront jusqu'à sa mort en 1978 pour commencer à envisager d'éditer le livre. Cela prendra une dizaine d'années.
L'Odyssée du Dina sera édité en 1993 et réédité en 2006 grâce au soutien du ministère des Moudjahidine à l'époque. L'idée d'un projet de film était dans l'air. Et puis, il y eut la décennie noire. Tout s'arrête. En 2006, Ould Abbès, alors ministre des Moudjahidine, sollicite le journaliste et auteur (notamment directeur de la Radio nationale), Azzeddine Mihoubi, pour relancer la réécriture du projet. Mais Azzeddine Mihoubi était trop absorbé par ses fonctions et l'écriture de ses livres.
Le projet disparaît des radars. Jusqu'en 2014. Très intéressé par cette fantastique histoire, je propose d'idée de scénariser dans un premier temps un documentaire pour le proposer à l'ENTV. S'il était de bonne facture, on en ferait un long métrage. Proposé, le projet a séduit l'ENTV.
Je l'ai alors réalisé et produit, en production exécutive. Et le documentaire-en deux versions arabe et française- a été diffusé à la télévision la première fois, fin mars 2016. Sans prétention, c'est un succès. Il continue d'ailleurs à être rediffusé jusqu'à aujourd'hui. Il sera projeté dans le réseau des cinémathèques du pays et notamment celle d'Alger qui drainera beaucoup de monde lors de son avant-première. On fera même des projections scolaires.
Une belle histoire, c'est encourageant?
Il y avait un tel engouement. Oui, une très belle histoire d'un bateau, un yacht ayant appartenu à la reine Dina de Jordanie, transportant une cargaison d'armes fournies par les Irakiens, avec à son bord 12 hommes. 7 militants du FLN et 5 marins. Le chef d'expédition est Nadir Bouzar, le commandant de bord est un Yougoslave, Milan Bacic, un «loup de mer». A lui seul, son histoire avec la Révolution algérienne pourrait faire un film. Il mourra chahid, dans la prison d'Oran, torturé par ses geôliers français.
Le bateau a été subtilisé par un commando de fidayine emmené par Ahmed Ben Bella à Tripoli (Libye), en janvier 1955, dans une véritable opération commando. L'embarcation appareillera pour le port d'Alexandrie, en Egypte, où elle sera chargée d'un important lot d'armes de guerre et prendra la mer direction Nador le 28 février 1955.
Il y a tous les ingrédients pour réaliser un film d'espionnage, bravoure, guerre, aventure?
Effectivement, l'ENTV m'encouragera à faire un film à partir de L'Odyssée du Dina (livre et documentaire éponymes). L'écriture du scénario du long métrage prendra six mois. 170 pages. Un scénario où il y a de l'action, de l'aventure. Vous savez, au cours de cette «odyssée», l'équipage, des fois, naviguera à vue, sans boussole?Ils étaient perdus en mer? Du suspense. J'ai écrit et scénarisé un film d'espionnage pour lui donner un caractère grand public.
En janvier 2017, j'ai déposé des exemplaires du scénario au niveau de l'ENTV, le ministère des Moudjahidine et l'ONDA (Office national des droits d'auteur) pour le protéger. Au Fdatic (Fonds de développement de l'art, de la technique et de l'industrie cinématographique), qui dépend du ministère de la Culture, on me signifiera honnêtement que les caisses sont vides et qu'il fallait temporiser. Et je comprends cela.
L'Algérie venait d'entrer en phase de récession financière et tous les budgets dans tous les secteurs étaient revus à la baisse. Donc, j'entre dans une phase de stand-by. Mais en décembre 2017, j'apprends que lors d'un récent séminaire consacré à «L'image de la Révolution algérienne dans la création artistique et littéraire», organisé à Mostaganem, le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, cité par le journal El Chourouk, avait déclaré lors de son discours qu'un accord avait été conclu avec des producteurs privés algériens et égyptiens pour la réalisation d'un film sur L'Odyssée du Dina.
Je ne comprenais pas la teneur des propos du ministre, n'ayant jamais été contacté par ses services, mais la seule hypothèse, logique, était la suivante : je me suis rappelé que j'avais envoyé, par précaution, une copie du scénario au cabinet de la présidence de la République pour information. Et si cela pouvait aider?
J'avais également annoncé, sur les plateaux de la Télévision publique, lors de la diffusion de mon documentaire et lors de l'avant-première de celui-ci à la Cinémathèque d'Alger en mai 2016, la mise en chantier du scénario du long métrage. Mais renseignement pris, c'est un projet L'Odyssée du Dina bis, sorti de nulle part, porté par une société de production algéro-tunisienne, connue pour ses émissions de variétés, de jeux et de feuilletons diffusés sur les chaînes privées algériennes, en co-production avec un producteur égyptien, et le CADC (Centre algérien de développement du cinéma), un organisme public de production cinématographique dépendant du ministère de la Culture qui a, semble-t-il, décroché un véritable pactole financier (on parle de plusieurs millions de dollars) au détriment de mon projet.
A-t-on voulu vous écarter de la production de ce film... '
La finalité n'est pas de polémiquer indéfiniment mais d'essayer de trouver des solutions à un problème qui avait pris les allures d'une tentative d'appropriation de biens d'autrui et de déni de droits et qui, surtout, mettait à mal un pan de notre histoire. Une histoire de bravoure et de héros se retrouvait prise au piège d'une polémique qui n'aurait jamais dû avoir lieu.
Pour résoudre cet imbroglio, nous avons demandé audience au ministre. J'ai eu une longue et franche discussion avec M. Mihoubi. J'ai rappelé au ministre les verrous juridiques et déontologiques auxquels allait faire face le projet porté par son institution, les producteurs algéro-tunisiens et égyptiens sans en avoir référé à moi, propriétaire du scénario du film, et à la famille Bouzar, propriétaire des droits sur le livre de leur père. L'argument de «l'histoire appartient à tout le monde» ne tient pas la route dans ce cas précis.
C'est un événement qui s'est déroulé à huis clos sur un bateau avec 12 personnes à bord. Or, une seule à pris la plume et raconté cette odyssée : c'est Nadir Bouzar qui en fera un témoignage certes historique mais également personnel. Dans le livre, il fait part de sa vie d'avant, de ses émotions. Aucun autre témoignage n'existe sur cette traversée. Comment pourrait-on faire un film sur ça sans se référer au livre ' A partir de là, personne, quelle que soit sa fonction, ne peut outrepasser le droit qui protège les Droits inaliénables de la propriété intellectuelle du livre et du scénario qui en a été tiré.
Ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'ordonnance n°03-05 du 19 juillet 2003 portant sur la protection des droits d'auteur et droits voisins. Monsieur le ministre avait parfaitement compris les enjeux de cette situation. A la suite de son intervention, et sans rentrer dans les détails fastidieux, nous avons pu rencontrer des représentants du CADC et de la société de production algéro-tunisienne. Nous avons alors convenu de travailler ensemble pour la réalisation, en commun, d'un grand film historique qui ferait honneur à l'Algérie. Nous avons finalisé les détails et fait une offre technique et budgétaire. Nous avons attendu une contre-offre, ce qui est classique dans ce genre de négociations. Cela fait plus d'un mois et demi. Nous n'avons plus jamais rencontré personne depuis lors. Un silence radio inexplicable.
Que revendiquez-vous et que proposez-vous '
Ce que nous souhaitons aujourd'hui, c'est que les promoteurs de projet-bis reviennent aux discussions. Je ne comprends pas ce silence. Je ne comprends pas que des deniers publics algériens soient utilisés pour un autre projet qui, apparemment, est beaucoup plus égyptien qu'algérien. Et qui minore d'une manière éhontée une opération essentiellement algéro-marocaine. Les discussions s'étaient engagées vers la solution de mettre en commun nos deux projets de manière à respecter, d'une part, les droits de chacun.
Et notamment, mes droits d'auteur-scénariste par rapport au scénario que j'ai écrit et qui est protégé. Et d'autre part, et surtout, les droits de la famille Bouzar, par rapport au livre qu'a écrit Nadir Bouzar. Ce projet en commun devait permettre au film de voir le jour dans des conditions idéales. En respectant tout. Or, depuis que nous leur avons fait, à leur demande, une proposition éditoriale, financière, commerciale et technique, nos interlocuteurs ont disparu.
En tout cas, une chose est sûre : si d'aventure ce projet «bis» est réalisé en parallèle, il est évident que nous ne nous laisserons pas faire. Il y a les médias, la justice et, en dernier ressort, le premier magistrat...
Je ne pense pas qu'une polémique éclaboussant la Révolution, dont on veut faire d'un de ses événements héroïques un ersatz à la gloire d'un autre pays soit vue d'un bon ?il par les plus hautes autorités de ce pays. Nous ne voulons pas d'esclandre.
Que les choses s'enveniment. Il y a eu, d'abord, une démarche, la nôtre, qui est officielle, légale, dans les règles de l'art. Ensuite, il y a eu une autre démarche parallèle qui était illégale, non officielle et qui bafouait tous les droits de la propriété intellectuelle. Les promoteurs de ce deuxième projet ont compris leur erreur, a priori. C'est ce que nous avons cru comprendre. Et ils étaient prêts à s'engager avec nous sur le vrai projet historique.
Or, depuis quelques semaines, c'est silence radio. Si tout le monde revient autour de la table, nous sommes prêts à rediscuter. Le réalisateur peut être malien, tunisien, mauritanien? peu importe mais j'ai une préférence pour un Algérien. Il y a une question de sensibilité. Des réalisateurs algériens, nous en avons. Merzak Allouache, Rachid Bouchareb?Surtout avec le budget annoncé? Mais si les promoteurs de ce projet-bis se murent dans le mutisme, nous prendrons nos responsabilités. Et ce, de deux manières. D'abord nous saisirons la justice au moment opportun.
Ce projet bis ne passera pas. Et nous allons relancer de façon plus vigoureuse notre projet initial en faisant appel, pourquoi pas, à du sponsoring patriotique. Des sponsors portant l'Algérie dans leur c?ur. Nous souhaitons que les institutions publiques, les autorités nous aident à promouvoir, à concrétiser ce projet.
Nous n'avons besoin ni d'argent égyptien ni tunisien. Nous avons les moyens de réaliser une production digne de ce nom. Si l'Etat, aujourd'hui, et je le comprends, n'a pas tous les moyens pour financer le projet, je pense qu'il y a des hommes d'affaires, de grandes entreprises algériennes publiques ou privées capables de nous aider à monter un projet algérien.
Et encore une fois, nous n'avons pas besoin des Egyptiens pour le faire, sans prétention ou autre mépris. Nous n'avons pas besoin d'investir dans un projet qui va aboutir à un film essentiellement égyptien. Cela n'est pas normal !
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Posté Le : 04/03/2018
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : K Smail
Source : www.elwatan.com