Récemment, les avocats du barreau d’Oran ont assisté en masse pour écouter la causerie de Jacques Vergès autour de sa « passion de défendre », leur confrère pour lequel ils nourrissent une grande considération de par sa dissidence et son non-conformisme, de par aussi sa défense militante à la cause algérienne.
Dans une interview accordée à un quotidien, J. Vergès définissait le procès de rupture, l’objet de sa causerie, comme situation où le dialogue entre l’accusé et le tribunal n’est pas possible du fait que les deux parties se réclament de valeurs différentes. Dès lors, tout essai de convaincre le tribunal s’avère vain pour la défense. Pour celle-ci, il faut donc rompre avec le tribunal et s’en servir comme une tribune, comme un tremplin pour transposer le procès dans la rue, le médiatiser, le populariser afin de provoquer un rapport de force favorable à la défense de l’accusé. Dans le procès de rupture, c’est plutôt la défense qui accuse le tribunal. Elle est dans une situation d’offensive. Un tel style de défense a été dicté à J. Vergès par la situation qui l’a amené à défendre les trois poseuses de bombes, Djamila Bouhired et ses deux compagnes, pendant la guerre de libération de l’Algérie. Ce qui lui a valu, qu’en dépit de leur condamnation à mort, celle-ci n’a pas été exécutée. Tout en soulignant qu’une telle technique de défense n’est pas de son innovation. Mais elle revient aussi loin dans l’histoire, depuis que l’homme était mis face à un discours de sourd dans le procès de sa condamnation, tel Socrate par exemple. Comme il se trouve que je suis polygame autant que J. Vergès puisqu’on partage les deux les mêmes passions. L’histoire et le droit ; je voudrais saisir l’occasion de sa causerie pour relater deux procès qui ont jalonné la résistance du peuple algérien contre le colonialisme français à la veille du 1er novembre 1954 en Oranie. C’est l’occasion aussi pour commémorer la mémoire de nos anciens confrères, aussi dissidents que J. Vergès dans les durs moments de la nuit coloniale. Ce sont le procès des militants de l’organisation secrète (O.S) du 9 mars 1951 et celui des meneurs de la grève des ouvriers agricoles de Descartes (Ben Badis) du 2 octobre 1951. Comme nous le savons, le PPA/MTLD décide dans son congrès de 1947 la création d’une branche paramilitaire appelée l’Organisation secrète (OS) pour préparer l’indépendance de l’Algérie par la lutte armée. Elle est mise sur pied à partir de 1948. Cependant, à la suite de l’attaque de la poste d’Oran en 1949, l’organisation est découverte et sa structure démantelée en 1950, ses militants pourchassés et condamnés. C’est dans ce contexte que s’inscrit le procès des 47 militants de l’OS de l’Oranie. Ils sont jugés pendant 2 jours, les 12 et 13 février 1951 par le tribunal correctionnel d’Oran. Les prévenus sont assistés pour leur défense d’un collectif d’avocats qui sont : Maîtres Thuveny, Suzanne Kochi Layrisse, Belbegra, Perrot, Sportès, Tabet, Raymondet, Panc. Maître Thuveny était mandaté pour défendre le plus grand nombre d’entre eux, 17 prévenus. Le jugement fait mention d’une audience publique. Elle n’est publique que de nom. Dans ses attendus, le jugement souligne : « Attendu que le comportement des prévenus lors de leur arrivée au palais (chant véhément de l’hymne PPA), la vive réaction de certains spectateurs à leur vue, laissent nettement présager que l’ordre sera troublé, si les débats demeurent publics. « Attendu d’autre part, que les conseils des prévenus par l’organe de Me Thuveny font état pour s’opposer au huis clos de la grande publicité, selon eux tendancieuse donnée par la presse à l’affaire dès l’apparition des prévenus ; qu’ils prétendent que le huis clos empêcherait l’opinion publique d’être informée des véritables faits de la cause et que ce manque d’information serait des plus fâcheux eu égard à la nature de l’affaire. « Attendu qu’il apparaît donc opportun de décider que les représentants de la presse pourront assister aux débats, telle présence assurant la plus large information et n’étant nullement contraire au seul but poursuivi par le tribunal en ordonnant le huis clos, à savoir le maintien de l’ordre. « Par ces motifs, ordonne que les débats auront lieu à huis clos, mais que la presse sera admise aux débats. » Déjà donc la menée du procès de rupture comme définie par J. Vergès apparaît dans la démarche de Me Thuveny et son collectif, lorsqu’il arrive à imposer au tribunal d’une justice coloniale la présence de la presse aux débats en l’utilisant comme une tribune pour informer l’opinion publique « des véritables faits de la cause » des militants de l’OS. C’est cette crainte d’information qui est derrière la décision du tribunal de juger à huis clos. Tout comme Me Sportès en déposant des conclusions écrites revendiquant le caractère « nettement politique » des infractions reprochées aux inculpés, elles lui sont refusées par le tribunal. A noter que parmi les militants de l’OS arrêtés en Oranie, Ben Bella sera jugé séparément avec les 56 PPA de Blida dans un procès politique cette fois-ci. Deuxième élément révélateur du procès de rupture, c’est l’attitude des inculpés eux-mêmes qui adoptent une démarche offensive et non défensive. Ils deviennent les accusateurs du tribunal et revendiquent franchement leur cause. Le jugement prononcé en fait état qu’« en toute occasion, ils ont tenu à démontrer qu’ils ne reniaient rien de leur attachement à des moyens violents et au but poursuivi par l’organisation dont ils font partie, qu’il suffit de rappeler simplement à ce sujet leur attitude au cours de leur transfert du cabinet d’instruction à la prison civile le 14 juin 1950, transfert pendant lequel ils n’ont pas cessé de chanter l’hymne nationaliste et pousser des cris répétés de « vive l’armée nationale, vive le PPA ». Même chant véhément du même hymne les 12 et I3 février 1951 à leur arrivée et à leur départ du palais de justice.Orienté par les avocats de la défense ou provoqué par les partis nationalistes, le procès de rupture prend tout son caractère en dépit des limites offertes par le contexte colonial. Le procès est vécu dans la rue, il se popularise. Le jour du jugement, le procès est marqué par diverses formes de protestation populaire. Devant le palais de justice, la foule se regroupe. Manifestants, militants nationalistes, de nombreuses femmes viennent exprimer leur solidarité. Des arrêts de travail sont signalés chez les dockers et ouvriers du bâtiment aux cours de ces deux jours de jugement. Le lendemain, la foule est deux fois plus nombreuse, reconnaît le SLNA, organe du service d’espionnage du colonel Shoen. Après la levée de la dernière audience qui reporte le jugement au 6 mars 1951, tandis que les emprisonnés prennent place dans les voitures cellulaires, la foule devient houleuse et les manifestants tentent de briser le barrage de police. Ils se retirent ensuite en direction de la maison du peuple (siège de la CGT) où un meeting est organisé. Les orateurs des différentes tendances prennent la parole : Bachir Merad et Elie Augonin au nom de l’USTO, Souyah Lahouri au nom du MTLD, Paul Cabalerro et Tayeb Malki au nom du PCA, Ahmed Boudraâ délégué MTLD à l’assemblé algérienne. Une résolution est votée qui déclare en conclusion : « La population d’Oran lance un appel à toutes les organisations syndicales, aux partis et organisations nationales, aux démocrates et aux progressistes pour renforcer leur union afin de réaliser sans retard un front commun de lutte contre le colonialisme pour conduire l’Algérie dans la paix vers la libération. » A la fin du meeting, les manifestants regagnent ensuite les quartiers musulmans de la « ville nouvelle » et « Lamur » en chantant l’hymne PPA. L’agitation est tendue. Pendant ce temps, écrit Alger Républicain : « La ville-nouvelle étant littéralement encerclée par des agents de police. A la totalité des forces de police d’Oran, s’ajoutaient des détachements de gardes mobiles sur le pied de guerre avec leurs mousquetons. » A l’audience du 6 mars 1951, le même élan de solidarité populaire se reproduit, mais la contestation est plus violente cette fois-ci. La manifestation débouche sur un accrochage avec les forces de police : 6 blessés et 20 arrestations. Le tribunal d’Oran rend son verdict. Les 47 militants du PPA sont tous condamnés et le total des années de prison qui leur est infligé s’élève à 121 années sous l’accusation d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat. Ils sont pour la mémoire : Hammou Boutlélis, Benziane Mohamed Hocine, Ould-Brahim Othmane, Bébri Missoum, Mekhatria Mohamed, Oudah Benattia, Mahdjoub Djillali, Tchouar Choaïb, Genafda Mohamed, Benosman Mohamed, Loukil Mohamed, Klouch Djedid, Mohamed, Benalla Hadj, Zabana Ahmed, Abdelkader Ben Mohamed dit « Lazaoui », Benamar Brahim dit « Bensnouci », Bellaoui Abdelkader, Ziane Chérif Ahmed, Tayebi Abdelkader, Oudah Benaouda, Benhadou Bouhadjar, Bouyahia Mohamed, Merzouk Mohamed Saïd, Kerdjou Bensaâda, Ahmed Khodja Bouras, Ouis EI Batache, Benachenhou Ben Ali, Bestaoui Mohamed, Rachi Abdellah, Halouz Ahmed. Sahnouni Abdelkader, Bekkara Ahmed, Bellouedj Miloud, Naceur Kouini Abdelkader, Senouci Bériksi Boumediène, Rebahi Boucif et SNP Mohamed Ben Aïssa. Le deuxième procès concerne les meneurs du mouvement gréviste des ouvriers agricoles de l’Oranie en septembre 1951 et qui a donné lieu au siège du centre agricole colonial de Descartes (Ben Badis) près de Tlemcen. Au cours du mois de septembre 1951, période des vendanges, l’Oranie agricole est ébranlée par un mouvement de grèves généralisées. Son ampleur et son caractère violent ont eu des retombées importantes sur les attitudes des forces en présence. Pour le colonat européen, le mouvement a eu une démonstration d’une mutation menaçante dans le monde rural. Dans un instinct d’autodéfense, il recourt à la formation de milices. Sentant la tempête venir, le maire Youg d’El Amria entre Oran et Témouchent crée, le 9 août, une milice « contre une éventuelle insurrection ». Il ne s’était pas trompé. Dès le début de septembre, un mouvement de grève se déclenche dans la région de Témouchent. Faisant tâche d’huile, il s’étend à la région de Tlemcen Descartes à l’Est et Sebdou à l’Ouest. A Descartes, le mouvement évolue vers une forme de violence pré-insurrectionnelle. En résumé, les ouvriers agricoles grévistes descendent au village de Descartes, des bagarres éclatent entre algériens et européens aux bars des colons. La caserne de la gendarmerie est assiégée par les grévistes qui brisent les fenêtres. La foule force les portes de la caserne et des magasins d’armes, libère un de leur compagnon de la prison par la force. Les gendarmes prennent la fuite et utilisent les grenades lacrymogènes. Les grévistes occupent le village tard dans la nuit et procèdent à la destruction des poteaux électriques et de téléphone. Il aura fallu aux forces coloniales recourir à la mobilisation de la garde mobile de la gendarmerie de SBA, Tlemcen et Témouchent pour venir à bout de ce siège. 12 arrestations sont effectuées parmi les meneurs de grève qui passent en correctionnel devant les tribunaux de Lamoricière (O/Mimoun) et de Tlemcen pour « rébellion et tentative de meurtre ». Pour les prévenus de Descartes, trois avocats étaient constitués Hassar Djillali Abdelkader, Chergui Mehieddine et Auguste Thuveny. Le jour du procès à Lamoricière « l’administration avait peur, estime Alger Républicain, malgré les gendarmes, gardes mobiles et policiers, les manifestations de solidarité ont pu avoir lieu. Des cars bondés de travailleurs étaient arrivés d’Oran, de nombreux fellahs avaient fait des dizaines de kilomètres pour venir soutenir leurs frères de Descartes ». Le verdict n’est rendu que la nuit après que la foule rassemblée devant le tribunal eut été dispersée. Le verdict conclut à l’acquittement de 6 ouvriers agricoles et la condamnation de quatre meneurs qui sont : Berrahou Mahjoub, Boumediène Boumediène, Hallel Ahmed et Hamdaoui kouider. Un appel est interjeté et fixé pour le 9 novembre 1951. A la veille du jour d’appel, l’événement est marqué par diverses formes de solidarité pour l’acquittement des condamnés. Des meetings sont organisés par les partis nationalistes toutes tendances confondues. A celui de Tlemcen, prennent la parole : Chalabi (Ouléma), Méziane (UDMA), Bellistant (PCA), Boudha (MTLD), Mahrouz Benamar (CGT), 1000 personnes assistent au meeting. A Oran, le meeting est organisé par la CGT où cheikh Saïd Zemmouchi (Ouléma) prend la parole devant 600 personnes. La formation d’un comité de défense est composé de maîtres Maria-Louise Cachien et Braun du barreau de Paris et maîtres Thuveny, Chergui et Hassar. Le jour du jugement à Tlemcen, la ville connaît une tension inhabituelle. Des manifestations populaires agitaient Tlemcen en pleine effervescence. Les manifestants scandent des mots d’ordre qui poussent à la révolte : « S’berr D’berr » (la patience est à bout). Le jugement est mis en délibéré, le verdict n’est rendu que trois jours plus tard. Tandis que les deux autres sont libérés, Berrahou est condamné à 15 mois de prison et Boumediène Boumediène à 6 mois de prison. Quelques jours plus tard, alors que les détenus devaient être transférés à la prison de Berrouaghia par train, les travailleurs d’Oran sont informés de l’opération. 150 femmes de l’Union des femmes algériennes (UFA) dont Yamina Nora et Gaby Géménez s’opposent au passage du train. Quelques femmes parmi les manifestantes se couchent sur la voie ferrée du pont St Charles (à Oran) pour témoigner de leur solidarité, les gardiens recourent aux voitures pour transporter les prisonniers jusqu’à Tlélat (banlieue oranaise). Tout le long du trajet TIélat-Alger, à chaque arrêt de train, des délégations de travailleurs l’attendaient pour apporter le témoignage de soutien aux condamnés (Perrégaux, Orléans-ville, Blida, etc.). Ainsi comme on a eu à le constater quelques mois plus tôt, le procès de rupture en tant que style de défense reprend tout son caractère avec l’affaire de Descartes. Popularisation du procès à travers l’instrumentalisation de la presse (Alger Républicain/Algérie libre), l’agitation des manifestations de masse avec tenue de meetings où s’impliquent et interviennent les représentants des diverses tendances du mouvement national algérien. Et lorsqu’un mot d’ordre tel « S’berr d’berr » est scandé, ce n’est que pour faire revêtir au procès son caractère éminemment politique. Dans le sens où ce qui s’est passé à Descartes et ailleurs exprime la soif et l’urgence du peuple algérien de s’affranchir du colonialisme français. Une telle cause juste dans son essence ne pouvait qu’interpeller, pour sa défense, les hommes et les femmes épris d’humanisme et de justice de quelque bord qu’ils soient. Qu’ils soient des praticiens du droits tels Thuveny qu’on a rencontré déjà dans le procès de 47 militants de l’OS et ses confrères venus du barreau de Paris, qu’ils soient les porte-parole des différentes tendances du mouvement national (Oulémas/MTLD/PCA), qu’ils soient de différentes origines raciales, algériens ou européens, qui nous offrent l’image d’une Yamina Nora et Gaby Gémenez, deux femmes parmi d’autres, se couchant sur les rails pour empêcher le train de passer. Une telle popularité du procès qui fait vivre par son écho un espace humain qui s’étend de Tlemcen à Berrouagbia, de l’Algérie à la France. De telle sorte qu’un style de défense aurait provoqué rééquilibrage des rapports de force entre un tribunal a priori accusateur qui devient accusé et des accusés qui deviennent accusateurs à telle enseigne que devant la réaction de l’opinion publique, le tribunal hésite pendant trois jours pour prononcer son verdict en acquittant les uns et en réduisant les peines pour les autres, contraint d’assurer par son jugement le maintien de l’ordre colonial. De tels faits historiques, insignifiants apparemment, mais accumulés, ont préparé et conditionné l’atmosphère du déclenchement du 1er novembre 1954, n’en déplaise à ses légitimistes aujourd’hui. Par ailleurs, c’est par l’engagement de tels militants de droit humain comme Thuveny qui lui valu d’être assassiné par « la main rouge » au Maroc, que l’Algérie indépendante lui a consacré aujourd’hui la « Place Thuveny » devant la cour d’Oran pour commémorer sa mémoire et que le barreau d’Oran puise l’origine de son historique à partir de son nom. De telles figures comme Chergui Mehieddine, Hassar, Maria-Louise Cachin, Sportès, J. Vergès, tels les « porteurs de valises » du réseau Jeasson « ces traîtres qui ont sauvé l’honneur de la France » et qui ont contribué par leur humanisme à ce que l’Algérie soit libre et indépendante. A de tels hommes, à de telles femmes, je voulais consacrer cet aperçu juridico-historique pour commémorer leur mémoire à l’occasion de la visite d’un des leurs à Oran : Jacques Vergès. Des êtres desquels je puise ma fierté d’appartenir à leur lignage. Merci à eux d’avoir exister pour nous un jour.
Posté Le : 13/12/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Me Ahmed Abid : Avocat et historien, du barreau d’Oran
Source : www.elwatan.com