Où va l'Egypte ? Pourquoi les Américains soutiennent-ils Moubarak quitte
à lui demander des réformes ? Quelles sont les évolutions possibles après les
grandes manifestations contre le régime… Un entretien très instructif avec Jack Brown,
universitaire et journaliste américain, directeur du magazine à paraître bientôt,
« International Boulevard ». Jack Brown est spécialiste de l'Egypte moderne, il
a notamment écrit sur l'histoire de l'usage de la torture par l'Etat égyptien.
Tout le monde a bien noté dans la réaction du président Obama et de
l'Administration américaine qu'il n'y avait pas le même soutien vis-à-vis de la
révolte populaire en Egypte que celui exprimé vis-à-vis de la révolution
tunisienne. A quoi est due cette différence d'attitude ?
L'enthousiasme d'Obama et son administration pour un « changement de
régime » en Egypte est certainement plus circonspect.
Pour comprendre pourquoi, il suffit de jeter un coup d'Å“il aux deux plus
importants destinataires de l'aide étrangère américaine durant les 30 dernières
années, à savoir depuis que les Accords de Camp David ont été signés. Israël
reçoit actuellement presque 3 milliards de dollars en aide militaire et autre
chaque année et l'Egypte reçoit un et demi à deux milliards de dollars chaque
année.
Le traité de paix que l'Egypte a signé avec Israël a supprimé la seule
véritable menace militaire sur l'existence de ce pays et les milliards de
dollars que les Etats-Unis font pleuvoir sur Moubarak depuis son arrivée au
pouvoir sont destinés à assurer qu'un régime en bons termes avec Israël demeure
au pouvoir au Caire. S'il est un régime arabe que Washington et Tel Aviv
veulent préserver c'est bien celui de Moubarak.
Le monde arabe peut-il espérer que la survenance de la révolution
démocratique chez lui pendant le mandat d'un président comme Obama, qui a pris
quelque distance avec le modèle autocratique arabe, est une chance ? Comment
peut-il naviguer entre la nécessité de rassurer Israël et celle d'être conforme
à la volonté des Egyptiens de changer de régime politique ?
Il est vrai que les gouvernements américains montrent, occasionnellement,
des variations dans leur attitude par rapport à la question de la
démocratisation, même si ces variations restent strictement rhétoriques.
L'un des facteurs qui a contribué
à la chute du Shah d'Iran en 1979 était le changement visible et brusque
apporté par Jimmy Carter à la politique étrangère américaine concernant
l'intérêt porté pour les droits de l'homme dans les pays alliés du tiers-monde
et spécialement l'Iran. Je n'accorderais, néanmoins, pas trop d'importance au
rôle des Etats-Unis dans les événements qui se déroulent actuellement en
Egypte, événements qui n'ont rien à voir avec les politiques décidées par Obama
et qui ne seront pas non plus influencés par les décisions que peut prendre
Obama.
L'influence américaine viendra plus tard, dans la foulée de ces
événements.
Vous connaissez bien le régime politique égyptien, à quel scénario vous
attendez-vous dans les prochains jours ? Moubarak et le PND peuvent-ils
conduire une ouverture démocratique radicale ?
Pour faire court, non. Dans les années qui ont suivi son accession au
pouvoir, Moubarak a fait mine d'opérer une petite ouverture politique et
surtout économique, singeant en quelque sorte la politique d'Infitah de Sadate.
Mais en réalité, l'ouverture politique a été très superficielle et très brève
et les tendances lourdes de l'Etat égyptien pendant les trente dernières années
ont été celles d'une forme d'autoritarisme bien plus brutal que celui pratiqué
par Sadate. Par exemple, l'usage que fait l'Etat de la torture s'est amplifié
de manière spectaculaire sous Moubarak et a été banalisé au point
qu'aujourd'hui, virtuellement, n'importe quelle personne arrêtée en Egypte,
pour le plus petit des délits, peut s'attendre à être torturée par la police ou
la sécurité d'Etat. Et ce, d'autant plus que Moubarak n'a jamais gouverné sous
autre chose que l'état d'urgence décrété depuis près de 40 ans. Pour Moubarak
et sa clique, il n'y a pas de mémoire institutionnelle autre que celle de
l'état d'urgence.
«Si Moubarak part, Amr Suleiman sera le pouvoir réel»
Concernant ce qui peut arriver dans les prochains jours, je dirai que la
situation est totalement ouverte. L'Etat égyptien a beaucoup d'effectifs de
sécurité mais ils sont majoritairement très peu fiables. Le gros des hommes que
nous avons vus jusque-là déployés dans les rues sont le amn al markazi qui sont
sous le contrôle du ministère de l'Intérieur et qui ont été voulus comme un
contrepoids à l'armée. Ils sont pourtant très peu fiables et très mal entraînés
et le régime devrait commencer à craindre de voir éclater les mutineries parmi
eux si les troubles continuent. Même les recrues de l'armée régulière que l'on
verra déployer en force ne pourront pas tenir pendant de longs jours de
répression. Je pense que si les troubles persistent pendant plusieurs jours,
Moubarak se retrouvera sous la pression de l'intérieur de l'Etat, le poussant à
partir. S'il part, Amr Suleiman sera le pouvoir réel.
L'armée égyptienne peut-elle intervenir, si la répression des
manifestants s'avère « inefficace », pour pousser Moubarak au départ et
conduire elle-même une transition démocratique ?
Je suis très sceptique quant à l'idée que des armées, dans n'importe quel
pays, peuvent intervenir pour mener des transitions démocratiques. L'expérience
de pays au Moyen-Orient, en Amérique latine et ailleurs a presque toujours
montré que dès que l'armée intervient, la transition démocratique devient moins
probable. Par exemple, je dirai que la première menace pour la révolution
tunisienne aujourd'hui est l'armée.
A l'inverse de la Tunisie, le courant islamiste politique est fortement
présent dans la révolte et peut devenir la première force du changement. Dans
quelle mesure cette « pesanteur » islamiste joue-t-elle encore en faveur du
président Moubarak et lui garantit-elle des soutiens indéfectibles au sein de
«l'establishment » de son pays ?
Je ne suis pas d'accord pour dire que les islamistes étaient
particulièrement présents au départ de la révolte égyptienne, surtout étant
donné leur poids politique habituellement dominant en Egypte. Les Frères musulmans
sont la plus influente des forces politiques en Egypte, point.
S'il y a des élections libres
demain en Egypte, ils emporteront probablement une majorité écrasante des voix.
Mais les Frères musulmans d'aujourd'hui ne sont pas les Frères musulmans radicaux
des années 60 et d'avant. Ils sont essentiellement un parti bourgeois qui a
fini par se satisfaire d'opérer dans la limite des paramètres imposés par
Moubarak et son régime. C'est peut-être pour cela d'ailleurs qu'ils
se sont montrés ostensiblement non intéressés par ce soulèvement lors des
premiers jours et qu'ils n'ont pris le train de la révolte populaire que
lorsqu'il avait déjà quitté la gare. Mais en dépit de ce rôle que je considère
comme mineur dans le déclenchement de ces événements, ils sont une force
politique réelle et très bien organisée. Si le régime tombe, ils émergeront
comme les décideurs dans le régime qui suivra et il n'est pas irréaliste de les
voir gouverner le pays.
S'ils le font, il leur sera
extrêmement difficile de maintenir les relations amicales qu'entretient le
régime actuellement avec Israël ; l'animosité envers Israël est très ancrée
parmi les Frères musulmans, il ne faut pas oublier que leur soutien militaire
aux Palestiniens contre l'Etat naissant d'Israël est antérieur à l'Etat
égyptien lui-même. La crainte de Washington de cet aspect de l'idéologie des
Frères musulmans influencera très certainement leur lecture des événements.
En dépit de tout cela, je vais pourtant aller à contre-courant de
l'opinion dominante et faire une assertion avec laquelle beaucoup de gens ne
seront pas d'accord : je pense qu'une organisation des Frères musulmans
ascendante trouvera un moyen de contourner une rupture totale avec la politique
de l'Etat égyptien des trente dernières années, évitant un retour à la
confrontation militaire avec Israël ou évitant même une rupture diplomatique
totale.
Cela sera une pilule amère à avaler pour leurs sympathisants, mais il
n'en demeure pas moins que je m'attendrai à les voir plus accommodants que ce que
leur discours public ne le laisse croire.
L'opposition démocratique peut-elle se réunir autour d'une candidature
forte pour encadrer politiquement la révolte et conduire éventuellement le
changement? Pensez-vous qu'El Baradei peut être cette personnalité? Les
Américains peuvent-ils en faire un joker afin de préserver leurs intérêts dans
la région ?
El Baradei est un produit de l'imagination occidentale, presque
absolument sans intérêt pour les Egyptiens et la risée des activistes
politiques toutes tendances politiques confondues.
Le personnage d'Amr Moussa est bien plus pertinent. Moubarak, comme tous
les dirigeants autoritaires, a pris soin de détruire toutes les figures
politiques qui auraient pu émerger comme des pôles de l'opposition. Je
m'attendrai à ce que les Américains, spécialement sous l'Administration Obama,
demeurent prudemment en retrait jusqu'à ce que la situation se stabilise un peu
; s'ils jouent un rôle, cela se fera dans les coulisses de la construction de
l'ordre qui émergera du chaos présent.
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Posté Le : 30/01/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Samy Injar
Source : www.lequotidien-oran.com