Votre fatwa ne s'appliquera pas ici raconte des histoires inédites de lutte contre le fondamentalisme musulman résultant de 300 entretiens d'hommes et de femmes engagés contre ce mouvement politique extrémiste menés par l'auteure dans plus d'une vingtaine de pays musulmans. «Pour écrire ce livre, j'ai voyagé un peu partout pendant trois ans. Je n'ai pas pu me rendre dans certains pays comme au Soudan, pour des raisons de sécurité ou parce que je n'ai pas pu obtenir de visa, j'ai dû alors travailler par skipe». «C'est un travail en réseau».Pour présenter et faire connaître son livre, édité en France en octobre 2017, Karima Bennoune a effectué une tournée en France qui l'a conduite à Lille, Lyon, Marseille, Paris et Rennes grâce au réseau associatif progressiste. L'éditeur a indiqué qu'il n'y a pas eu de répondant de la part des médias français auxquels il a envoyé un exemplaire du livre, alors que certaines librairies ont refusé de recevoir l'auteure.
Nous l'avons suivie à Rennes et à Paris. A Rennes, elle est intervenue à l'institut de Sciences politiques à l'invitation du Mouvement de la paix. A cette occasion, Roland Nivet, coordinateur du mouvement de la paix Bretagne, a rappelé la solidarité apportée aux militants de la démocratie et de la lutte anti-intégriste en Algérie pendant les années 1990 du Mouvement de la paix qui fête cette année son soixante-dizième anniversaire.
A chacune de ses rencontres, Karima Bennoune explicite les raisons qui l'ont amenée à faire ce travail, les conditions dans lesquelles elle l'a réalisé, tout en précisant qu'elle prend la parole en son nom personnel et non en qualité de rapporteuse des Nations unies, son livre ayant paru en anglais en 2013. L'écriture de ce livre repose sur trois objectifs, selon son auteure.
C'est d'abord un travail de documentation. «Il m'a paru important que la mémoire de ces luttes soit écrite pour qu'elle soit connue et ne se perde pas», dit-elle. A la féministe Ourida Chouaki, décédée il y a quelques mois, Karima Bennoune avait demandé quel souvenir faut-il garder de son frère, le syndicaliste Salah Chouaki assassiné par le GIA en 1994, «qu'on garde en mémoire que c'est le terrorisme fondamentaliste qui l'a tué», avait répondu Ourida.
En second lieu, pour susciter plus de solidarité avec les hommes et les femmes qui refusent le diktat des fondamentalistes. Elle donne l'exemple de Chérifa Kheddar, la présidente de l'association des familles des victimes du terrorisme qui a perdu son frère et sa s?ur, assassinés le 24 juin 1996. «Elle vient d'être empêchée de déployer sa banderole à Alger par la police le 8 mars.
Ces personnes ont besoin de solidarité», notant que les fondamentalistes, eux, ont des structures, des moyens, des soutiens. e troisième objectif consiste à ?uvrer à l'effacement des stéréotypes vis-à-vis des musulmans en apportant une autre vision, différente que celle véhiculée par les médias occidentaux.
«Tout le monde, aux Etats-Unis et en Europe connaît l'histoire de Oussama Ben Ladden mais combien sont ceux qui connaissent celle des résistants au fondamentalisme musulman '» «Il faut aussi lutter contre les discours qui justifient le fondamentalisme musulman.» «Aujourd'hui en Occident, particulièrement aux Etats-Unis on est face à deux discours inacceptables.
A droite et à l'extrême droite, l'islam est représenté comme une religion intégriste. Une certaine gauche refuse de reconnaître la réalité de l'intégrisme qui instrumentalise la religion. En France, par exemple, on entend un discours qui fait l'apologie de l'intégrisme en utilisant la colonisation pour justifier l'injustifiable. J'ai voulu rejeter ces deux discours, trouver un juste milieu qui écoute les démocrates musulmans ou de culture musulmane.» Par conséquent, ce livre est «une petite contribution à un autre discours.
C'est une troisième voix portée par un discours démocratique reflétant la complexité de ces expériences menées par des musulmans pratiquants ou non». «J'ai voulu offrir une tribune à des gens qui n'en ont pas.» «Ce livre est un travail de militantisme.» «Nous devons travailler davantage la communication.»
«Il ne faut pas qu'on oublie les victimes du terrorisme.»
Aux Etats-Unis où elle vit, les Américains ne savaient pas, ne comprenaient pas et ne s'intéressaient pas ce qui se passait en Algérie durant la décennie noire. «ça me faisait de la peine que tout ce courage ne soit pas connu à l'étranger. Vingt ans après, j'ai voulu reprendre ce combat et le faire porter à l'opinion anglophone.
Il ne faut pas qu'on oublie les victimes.» «Je suis la deuxième génération de ma famille à militer contre le fondamentalisme religieux, à la suite de mon père Mahfoud Bennoune.» «Mon père, comme de nombreux démocrates algériens, n'a eu de cesse de dénoncer l'intégrisme islamique. Gravement menacé, il avait quitté la maison, mais il continuait à écrire, à faire des conférences.»
D'un point de vue méthodologique, Karima Bennoune a pris le parti de raconter des histoires qui, estime-t-elle, ont parfois plus de force qu'une analyse socio-politique. Les personnes qu'elle a rencontrées sont d'une grande diversité, allant de religieux à des femmes au foyer, des femmes actives, des féministes, des intellectuels et des artistes.
Comme, par exemple, la fille d'un imam, Aminatou Daouda au Niger, qui milite pour l'application de la Convention internationale contre les discriminations à l'encontre des femmes ; une militante pakistanaise à Lahore qui organise des manifestations contre la loi contre le blasphème, malgré les menaces qu'elle reçoit régulièrement ; une Iranienne, Roya Boroumand, qui a créé une fondation pour les droits humains en Iran portant le nom de son père assassiné, Abdorrahman Boroumand.
Elle cite aussi l'exemple d'un mollah libéral afghan, Syed Ahmad Hosaini qui dispense à Herat des formations pour la promotion des droits des femmes et s'oppose publiquement aux mariages forcés.
«Il m'accompagnait le soir après nos entretiens à mon hôtel pour me protéger, alors que lui-même courrait des risques sur sa personne.» Elle cite Lubna Hussain, journaliste soudanaise qui, avec d'autres femmes, avait refusé d'obéir à l'injonction d'interdiction de port du pantalon par les femmes. Elle a dû s'exiler comme d'autres activistes soudanaises . Le titre du livre n'est pas anodin. «J'ai été influencée par un artiste pakistanais. Le titre vient d'une pièce de théâtre, Bulha, écrite par Shahid Nadeem.
Pour moi, cela représente l'esprit de résistance des personnes opposées au fondamentalisme musulman», explique son auteure . Le «ici» du titre «c'est partout». «Mon sujet, ce n'est pas la religion en soi, ce n'est pas mon domaine, ce qui m'intéresse c'est l'impact politique de mouvements politiques qui manipulent la religion et l'utilisent comme un outil politique. Je suis professeur de droit.»
Et de préciser qu'au concept islamisme, elle préfère celui de fondamentalisme musulman parce que le terme islamisme entraîne une confusion avec islam. «J'utilise la définition de la sociologue algérienne Mariame Helie- Lucas, fondatrice du Réseau Femmes sous loi musulmane qui a défini globalement les fondamentalismes comme des mouvements d'extrême-droite qui, dans un contexte de mondialisation,…manipulent la religion…dans le but de réaliser leurs objectifs politiques.»
Et «à un mouvement politique comme le fondamentalisme musulman, il faut des réponses politiques». «J'ai compris que c'est un problème pour lequel il faut une réponse internationale.» «C'est un des grands défis dans le monde.» «En France, on dit islamisme, je n'aime pas ce terme, il donne une justification religieuse au terrorisme.»
Les femmes en première ligne
Pourquoi toutes ces histoires ne sont-elles pas connues ' Pourquoi ne demande-t-on pas l'avis de ces personnes quand il y a des attentats dans un pays occidental ', s'est interrogée Karima Bennoune. Parmi toutes les histoires rapportées dans le livre, toutes aussi importantes les unes que les autres, en voici deux que nous rapportons. L'une vient du Mali et l'autre du Pakistan : en 2012, alors qu'elle se trouvait à Bamako, Karima est «très touchée par la situation des femmes dans le nord du Mali sous le joug des groupes intégristes du Mujao. ça me rappelait l'Algérie des années 1990».
M. Bodmar (un pseudonyme), professeur du second degré qui s'est retrouvé à la tête d'un lycée qui a été occupé par le Mujao, prend de grands risques pour que l'établissement continue de fonctionner et dispense un enseignement laïc à des filles et des garçons ensemble alors que le Mujao imposait ses règles aux habitants de la région. Il parcourait les 1200 km qui séparent Gao de Bamako pour aller percevoir son salaire.
Il décrit à Karima la vie quotidienne sous le règne du Mujao. Il a assisté à des flagellations, des mutilations de mains ou de pieds de personnes qui n'avaient pas respecté la loi des intégristes, pour pouvoir témoigner ensuite des exactions de l'organisation terroriste contre la population.
Karima lui a demandé pourquoi il retournait à Gao. «Ma présence fait naître de l'espoir chez mes élèves, je ne veux pas tuer cet espoir», lui a répondu M. Bodmar. L'autre histoire concerne Sabeen Mahmud, fondatrice du centre culturel T2F à Karachi. Sabeen Mahmud a défié le terrorisme pour défendre le droit à la culture et à la création.
Elle avait organisé une activité autour de la réappropriation de la technologie, une autre contre la loi punissant le blasphème. «Ce genre de risque nous devons le prendre, pour avancer.» «Le changement des mentalités ne se produit pas en un jour», a dit cette militante à Karima Bennoune. Le centre T2F est une contribution à la libéralisation de la société pakistanaise. Sabeen Mahmud a été assassinée le 24 avril 2015 par un djihadiste qui assistait aux activités du centre.
Pour Karima «elle a incarné l'un des vers du poète pakistanais Faiz Ahmed Faiz : ?Les tyrans… ne peuvent éteindre la lune, donc aujourd'hui comme demain, aucune tyrannie ne triomphera'». «Voilà pourquoi il faut multiplier les solidarités avec les luttes démocratiques contre tous les fondamentalismes dans le monde.
L'envoi de messages de soutien est un acte symbolique appréciable pour ceux qui sont sur le terrain. «C'est dur de vivre cela dans la solitude», dit Karima aux personnes venues l'écouter à Paris, Lille, Lyon, Rennes et Marseille. Il y a des réseaux musulmans progressistes qu'il faut aussi soutenir qui font un travail de déconstruction du discours fondamentaliste, avance Karima Bennoune.
Et elle cite la communauté Muslims for Progressive Values dirigée par la musicienne américano-malaisienne, Ani Zonneveld, qui travaille à une «alliance mondiale de musulmans ouverts». Lors d'une conférence de presse à Genève en juin 2014, ce nouveau «collectif de musulmans progressistes de toutes nationalités, toutes origines et tous courants religieux» a promis de «combattre les justifications théologiques de haine…à l'aide des valeurs progressistes (qu'ils pensent) être inhérentes à l'islam».
Citant une féministe nigérienne qui a confié à l'auteure que «chaque pas dans l'avancée des droits des femmes est un pas dans la lutte contre l'idéologie intégriste», Karima Bennoune relève que les femmes sont en première ligne, ce qui explique aussi qu'elles sont la cible privilégiée des fondamentalistes musulmans, elles qui symbolisent la transmission culturelle, la famille transmission, de la famille. Le plus grand chapitre du livre leur est consacré. Et elle reprend une autre citation, celle d'une féministe américaine : «Le féminisme c'est le contraire du fondamentalisme.»
Ce qui l'amène à dire devant l'auditoire invité par le Fonds des femmes en Méditerranée ? qui accompagne, soutient des projets, met en lien des associations pour qu'elles soient une force, cette association soutient aujourd'hui 260 projets dans 19 pays du pourtour de la Méditerranée - qui marque ses dix ans d'existence, qu'elle a beaucoup appris des féministes. Ajoutant : «Le féminisme m'a appris le réseautage. Les réseaux féministes internationaux m'ont beaucoup aidé à faire ce travail.»
Le chant des rêves brisés qui renaissent
Le livre de Karima Bennoune se termine toutefois par une vision optimiste de l'avenir, de «la jeunesse qui commence à prendre la relève», souligne-t-elle en conclusion de ses interventions orales non sans rapporter l'histoire de cette jeune Afghane de 19 ans, Noorjahan Akbar, fondatrice du mouvement Young Women For Change (YWC) qui avait en 2011 organisé des manifestations de rue contre le harcèlement sexuel à Kaboul à une période difficile en matière de sécurité. Les manifestantes ont été violemment prises à partie par une télévision et par des passants. Quand les policiers ont été témoins de cette hostilité, ils ont eux-mêmes distribué les tracts.
«Nourrir le rêve est le premier pas pour le faire advenir» et «l'optimisme est essentiel à la survie», a dit cette fille à Karima. Elle cite aussi une nouvelle primée, Le chant des colombes écrite en 2009 par des élèves du lycée Tafsuth de Tizi Ouzou. Inspirée d'une histoire vraie, cette nouvelle raconte la vie de Noor, une lycéenne de Boufarik, dans le triangle de la mort.
La jeune fille est contrainte de quitter le lycée après que des islamistes ont proféré des menaces à l'encontre de toute jeune fille poursuivant des études. Passant outre, la jeune fille est assassinée par un groupe armé. L''histoire se termine quand même sur une note positive : «La nouvelle de la mort de Noor s'est répandue comme une traînée de poudre. Elle s'est répandue jusqu'aux régions les plus reculées d'une Algérie meurtrie.
Après la cérémonie funéraire, dans chaque village et dans chaque ville, les jeunes filles en pleurs ont entonné le chant des colombes et sont retournées à l'école par milliers.» Ce «chant des colombes» ou «chant des rêves brisés qui renaissent» est «le chant de tous les militants pour la démocratie et la modernité dans tous les pays . Nous devons tous contribuer à raviver ces rêves brisés dont parlent ces élèves algériens car, comme ils l'ont écrit un rêve ne meurt jamais si d'autres lui redonnent vie», conclura Karima Bennoune.
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Posté Le : 23/03/2018
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Nadjia Bouzeghrane
Source : www.elwatan.com