Algérie

ISLAMISME À LA MODE TURQUE Alerte, les Ottomans sont de retour ! (3e partie)



Par Ali El Hadj Tahar
Dopés par les révoltes des «printemps », les islamistes arabes jurent qu'ils sont devenus modérés et que leur modèle est le Parti de la justice et du développement (AKP) du Premier ministre turc, Tayyip Erdogan.
Le côté visible de l'AKP est, certes, positif avec une croissance économique importante, mais les mérites reviennent d'abord et avant tout à la Constitution d'Atatürk qui garantit la laïcité et la démocratie ainsi qu'à l'armée qui veille au grain. Malgré cela, les travers de l'AKP sont nombreux, et le bakchich, le piston et la hogra ne sont pas ses moindres défauts. Le succès des islamistes turcs a aussi été dopé par la création, en 1990, d'une association patronale, le MÜS‹AD, par des hommes d'affaires fondamentalistes. Aujourd'hui, cette association représente près de 15 000 entreprises qui font 17 milliards de dollars d'exportation et une production de 80 milliards de dollars, tout en assurant un million deux cent mille emplois. Le MÜS‹AD sert de vivier pour l'islamisme, même si le patronat turc est surtout constitué de laïcs et que la vie économique est plus basée sur le concret de l'intérêt que sur la foi, mouvante selon le gain. Car l'«angélisme religieux», pour utiliser le terme d'André Comte-Sponville, est contradictoire avec le domaine économique, un domaine versatile selon les intérêts. Morale et affaires ne font pas toujours bon ménage. D'ailleurs, le MÜS‹AD n'est pas une association désintéressée et plus que l'islam, elle sert d'abord ses propres intérêts : l'AKP lui renvoie la balle en lui octroyant des parts importantes des appels d'offres étatiques, notamment dans le domaine militaire. Le piston, la concussion et le clientélisme permettent donc à l'AKP de rallier une bourgeoisie prétendument fervente pour se maintenir au pouvoir et rafler des suffrages. Quant à la Tüskon, la très puissante confédération patronale islamiste créée seulement en 2005, elle organise même les visites du président Abdullah Gül ou du ministre du Commerce extérieur à l'étranger ! C'est elle qui a organisé le sommet de la coopération Turquie-Afrique qui a réuni 49 pays du continent en 2008. A ces deux corporations de pression et de lobbying à l'étranger, il faut ajouter la fondation milliardaire de Fethullah Gülen (dont nous parlerons plus loin), ce qui forme un trio qui fait du poids non seulement dans le prosélytisme religieux contre l'Arabie Saoudite et l'Iran mais parfois dans la compétition commerciale contre la Chine ! Flexible, l'islam est soluble dans la modernité, s'il en accepte les lois. Ce n'est pas le cas de l'islamisme, qui est limité pas sa rigidité et qui ne s'adapte à l'exercice du pouvoir qu'en perdant la moralité supposée être sa caractéristique. C'est pour cela que Mohamed Laroui écrit (dans Islam et modernité, ed. Bouchène, 1990) que le califat idéalisé par les islamistes devrait rester une utopie, l'Etat étant condamné à porter les tares du temporel. «Le néo-islam est le reflet de la crise historique que vit la société arabe, sans en être à aucun moment la solution», écrit ce philosophe qui précise que l'islamisme est un reflet de la «crise historique de la société, c'est-à-dire la déstructuration née avec sa confrontation avec le capitalisme occidental moderne», une incapacité à épouser la modernité et l'incapacité de s'adapter au changement social. Les tergiversations et contradictions de l'islamisme traduisent cette incapacité d'être moderne et d'assumer pleinement la modernité, croyant que le passé donne la solution aux problèmes à chaque fois qu'il y a une incapacité à trouver une solution contemporaine et nouvelle. C'est le cas de l'AKP qui parfois se rétracte et recule dans l'archaïsme et parfois donne l'impression d'assumer le présent. Cette modernité de façade ne le met pas à l'abri d'un recul totalitaire si les forces antagoniques qui le constituent penchaient du mauvais côté ou si les garants (les militaires) de la Constitution laïque venaient à disparaître. D'ailleurs, cette dérive totalitaire apparaît de temps en temps car en 2008, l'AKP lui-même a failli se faire interdire pour atteinte à la laïcité mais il s'est défendu devant la justice en se définissant comme un parti «démocrate conservateur » et en disant avoir rompu avec l'islam politique. Issu d'un parti dissous (Refah, Parti de la prospérité, interdit en 1998), l'AKP veille à ne pas se faire épingler : pour maquiller son jeu, il ne se dit plus parti islamiste. La Constitution et les institutions de contrôle ont donc contraint l'AKP à adopter un islamisme hybride, soi-disant modéré, mais avec une marge de manœuvre suffisamment large pour faire changer les choses et même les institutions à son avantage, progressivement. Parfois, ce subterfuge donne l'impression que l'AKP est soluble dans la démocratie et que certaines de ses déclarations relèvent du simple fait religieux, d'être sincères et n'avoir rien à voir avec l'islamisme. En septembre 2011, Erdogan a visité la Tunisie, la Libye et l'Egypte et y a fait des déclarations où il a défendu la laïcité ! Un AKP qui tantôt lisse son discours et tantôt montre ses épines peut-il être crédible ' Cet AKP qui s'attaque aux laïcs turcs et les met en prison peut-il tromper en faisant des discours pro-laïcité pour conquérir les masses arabes ' Et si la vision d'Erdogan était réellement conciliable avec laïcité, pourquoi ne récuse-t-il jamais de manière claire et définitive le terme d'islamisme qui lui est souvent accolé ' Pourquoi s'accroche-t-il à ce terme qui est antithétique avec la laïcité ' Evidemment, le titre de parti «démocrate conservateur » n'est qu'un subterfuge pour leurrer la galerie, car d'autres déclarations sont débitées en même temps par l'AKP pour rassurer ses troupes et militants qu'il garde le même cap. En tout cas, ce sont les contraintes nationales et internationales, les intérêts économiques et stratégiques, qui ont forcé l'AKP à parfois mettre au placard ses oripeaux anciens pour s'articuler sur plusieurs catégories sociales : une classe bourgeoise islamiste pragmatique, une classe moyenne qui doit suivre pour survivre, ainsi que la masse qui croit qu'Allah intercède par le biais d'Erdogan. Surfant sur l'éthique et les principes, le pragmatisme de l'AKP s'est adapté à un libéralisme qui mène toujours au tiroir-caisse, au profit et au bénéfice financier et économique. Ce libéralisme n'est donc incompatible ni avec l'affichage ostentatoire du culte ni avec une européanisation du mode de vie et un consumérisme effréné, car Allah accepte le luxe et tolère la pauvreté. L'habit ne faisant pas le moine, Erdogan utilise un double discours selon l'auditoire, pour doper un modèle économique rationnel et pragmatique qui valorise la performance et le profit. Le profit n'est contradictoire ni avec Islam ni avec laïcité, mais nul ne sait où il peut mener… Parfois loin de cette authenticité à laquelle certains ont adhéré dans leur fougueuse jeunesse.
Islamisme cool sans burqa ni qamis '
L'AKP adopte, certes, les contours capitalistes mais son rapport à l'islam est flou, tantôt archaïque tantôt plus tolérant et moderne, ce qui met toujours ses adversaires sur leurs gardes. En tout cas, il sait qu'il y a avantage à tirer de certaines idées archaïques attribuées à l'islam. Cependant, ce populisme opportuniste qui joue sur différentes registres à la fois l'éloigne d'une véritable modernité, la modernité étant supposée faire avancer le peuple pas le faire reculer vers les mythes. Il faut donc se méfier des émules qui autrefois disaient que toutes les barbes menaient au paradis, et qui aujourd'hui disent que toutes les barbes mènent à la prospérité économique : d'ailleurs, les réussites de l'AKP ne sont pas à la portée du premier chef de parti politique venu, surtout s'il n'a pour seul bagage qu'un diplôme sur la «sahwa» d'une université islamique. Ce n'est pas avec les slogans creux d'une «sahwa» (éveil) hypothétique que l'AKP a amené la prospérité économique mais avec l'observance des règles strictes d'un libéralisme maîtrisé et des lois draconiennes imposées par l'Union européenne. Les réussites économiques de la Turquie ne s'exportent pas, contrairement au qamis et au djilbab ou même au hidjab multicolore des «khanou». L'économie est une affaire de compétences, de lois et de système, pas de versets appris par cœur. Or, les gourous du Maghreb croient que la prospérité économique turque tient à une formule de «roqya» ou à une amulette. Dopée par les victoires islamistes dans les pays arabes, la Turquie cherche à conquérir des marchés dans des régions auxquelles elle a tourné le dos un siècle durant, l'idéologie fondamentaliste étant un argument pour percer économiquement, voire imposer son influence ou son hégémonie politique. Se plaçant comme un «agent de changement» prêt à partager son expérience et son know-how islamique, l'AKP table sur une politique étrangère offensive qui veut profiter de la faiblesse des pouvoirs arabes et des velléités des islamistes en leur donnant un petit coup de pouce, en d'autres termes à s'ingérer dans les affaires internes des pays. Opportuniste, l'AKP a pu s'imposer comme acteur essentiel au sein des «révolutions démocratiques» que sont ces «printemps arabes» concoctés par le Qatar. En se replaçant dans un monde arabe qu'elle a perdu depuis plus d'un siècle, Ankara propose une alternative au salafisme saoudien. Mais c'est une fausse alternative en somme car le fondamentalisme, l'intégrisme ou l'islamisme, quel que soit son nom, ne porte pas les couleurs du drapeau qatari ou saoudien ni celles du drapeau turc mais la couleur noire du deuil permanent. En fait, emprunter un modèle politico-religieux étranger est une perte d'identité et une dépersonnalisation mais les islamistes qui brandissent le modèle turc ne sont même pas conscients qu'ils aspirent au retour d'une vassalité sous les ordres de khodjas et de janissaires à défaut d'émirs et de mollahs ! Le pays qui nous a légué le mot bakchich a maintenant la prétention de nous ramener au beylik ! L'AKP ne semble pas considérer le passé ottoman comme un handicap, notamment en Afrique du Nord dont les pouvoirs et l'intelligentsia ne qualifient pas de colonialisme cette sombre histoire de leur passé. Des intellectuels comme Mouloud Kacem Naït Belkacem la considéraient même comme féconde et prestigieuse ! Seul l'historien Mahfoud Kaddache a osé appeler colonialiste cette sombre période de notre passé. C'est sur cette ignorance de leur histoire par les Maghrébins que table Erdogan pour gagner des points dans ces pays. Ne se satisfaisant pas du fait que les produits turcs emplissent les vitrines arabes, il veut encore une domination cultuelle avec son islamisme néo-ottoman ! Cela rendra pérenne la domination économique. L'AKP turc mise sur les mêmes donnes que le Qatar qui a compris que les Etats et les peuples arabes sont à la merci de n'importe quel opportuniste qui exploiterait leurs sentiments pour les dominer. Aujourd'hui, la leçon de Lawrence d'Arabie est appliquée par des musulmans contre des musulmans. La Turquie n'a pas tardé à s'engouffrer dans la brèche faite par un pays, le Qatar, qui n'a même pas de Constitution et qui a la prétention de conquérir la planète, croyant que les Etats sont des clubs de foot à racheter. Contrairement au Qatar, la Turquie est un Etat stable bâti sur des institutions, qui ne quémande pas des alliés, des obligés ou des protecteurs à coups de pétrodollars ni une hypothétique reconnaissance diplomatique, économique, financière, culturelle, sportive au détriment de la dignité de son peuple et du peuple arabe dans sa totalité... Car, aux yeux des Arabes, l'ère des casinos et des cabarets fréquentés par les princes et rois des Etats féodaux du Golfe est plus honorable que celle d'aujourd'hui où ils dilapident sans compter. Croyant qu'Al Jazeera le met au-dessus de ces tares, il ne se rend même pas compte que cette arme de politique internationale s'érode et se discrédite car les peuples arabes qu'il veut hypnotiser le dépassent de plusieurs millénaires d'histoire et de civilisation. L'Egypte et la Syrie qu'il veut acheter ou déstabiliser s'ancrent dans un patrimoine qu'aucun gratte-ciel dernier cri de Doha ou d'ailleurs ne peut concurrencer ni rabaisser. Nul n'ignore que Hamed, l'émir du Qatar, s'est rendu en Israël lors d'une visite secrète en mars 2010 et qu'il s'affiche souvent avec la ministre israélienne Tzipi Livni. Ce pays peu fréquentable mais très fréquenté de la classe politique française ne cherche pas à cacher ses relais terroristes, et a d'ailleurs ouvert un bureau des Talibans à Doha en janvier passé, certainement avec l'aval des Etats-Unis qui préparent un nouveau rôle pour ceux qu'ils prétendaient combattre en Afghanistan. Erdogan table sur ces alibis pour damer le pion aux pays du Golfe, mais cela ne l'empêche pas de s'allier à ses concurrents saoudiens et qataris pour détruire des régimes plus ou moins démocratiques, républicains et laïques comme la Libye ou la Syrie. Les Etats-Unis, eux aussi, ont pris acte des changements imposés par un surprenant Qatar qui ne peut pas avoir décidé de fomenter ces «contre-révolutions» appelées «printemps arabes» sans leur consentement. Ils tolèrent qu'une Turquie très agissante au sein de l'OTAN veuille avoir sa part du gâteau dans la région du Mena (Afrique du Nord et au Moyen-Orient) dont 8 pays (sur 24) détiennent 60% des réserves mondiales de pétrole et 45% des réserves mondiales de gaz naturel. Peu importe pour les Etats-Unis si les bénéfices des «révolutions » qataries soient aussi partagés avec une Turquie qui fait passer ses missions atlantiques avant les vrais préceptes religieux supposés imposer une solidarité entre gens d'un même culte. S'attaquer à la Syrie est une mission atlantique, pas une mission islamique, car à cause d'Ankara des milliers de Syriens sont assassinés par un terrorisme barbare qui impute ses crimes au pouvoir.
A. E. T.


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