Algérie

«Isabelle Eberhardt a toujours été fascinée par l'Islam»



L'Expression: D'abord, pouvez-vous nous rappeler qui est Isabelle Eberhardt'Lynda Chouiten: Fille de parents russes exilés en Suisse, Isabelle Eberhardt est une écrivaine au destin romanesque. Née le 17 février 1877, elle grandit dans une villa coupée, pour ainsi dire, du reste du monde, n'ayant pour seule compagnie que sa mère, ses cinq frères et soeur et son tuteur et précepteur, Alexandre Trophimovsky, qui était également son père, bien que cela ne soit pas tout à fait sûr. Fascinée par le Maghreb avant même qu'elle n'y ait mis les pieds, elle visite l'Algérie pour la première fois en 1897, en compagnie de sa mère, Nathalie de Moerder, qui meurt dans la ville d'Annaba, où elle est encore enterrée. Rentrée en Suisse suite à ce décès, Eberhardt la quitte à nouveau à la mort de son tuteur, pour s'installer en Tunisie, puis dans le Sud algérien, qu'elle parcourt déguisée en homme (elle se fait appeler Mahmoud Saâdi). Elle y rencontre Slimane Ehni, un spahi de l'armée française, qu'elle épouse en 1901, après s'être convertie à l'islam et rejoint la confrérie soufie des Qadiriya. En 1904, elle périt à Aïn Sefra, emportée par la crue de l'oued; elle a vingt-sept ans à peine. En dépit de sa vie courte et aventureuse, elle a eu le temps d'écrire deux romans (publiés à titre posthume), de nombreuses nouvelles, un journal intime, des notes de voyage et des articles de presse rédigés pour le journal Al-Akhbar. Vous voyez bien que c'est là un destin extraordinaire! Et encore, ce n'est là qu'un bref résumé de son parcours.*
Comment avez-vous découvert pour la première fois Isabelle Eberhardt'
Dans ma jeunesse, je lisais de temps en temps des articles de presse qui évoquaient sa vie fascinante, mais je ne l'ai vraiment découverte que quand j'ai commencé à lui consacrer ma thèse de doctorat. En 2009, en surfant sur la Toile, je suis tombée sur un appel à candidatures pour une bourse doctorale en littérature de voyage, offerte par l'Université nationale d'Irlande à Galway. N'ayant, à l'époque, que des connaissances limitées dans la spécialité indiquée, mais rêvant de décrocher la bourse, je me suis souvenue de mes modestes lectures sur Eberhardt et j'ai décidé de lui consacrer ma proposition de recherche. Et voilà que ma candidature est retenue et que je m'envole à Galway pour consacrer trois ans de ma vie à l'étude de son oeuvre! Ça a été un bonheur de travailler sur cette figure atypique.
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Pourquoi et comment est né votre «coup de foudre» pour elle'
C'est un concours de circonstances qui m'a amenée à bien connaître Eberhardt, que je découvrais au fur et à mesure que j'avançais dans ma recherche doctorale. Plutôt que d'un coup de foudre, je dirai donc que ça a été une découverte progressive et un amour sans cesse grandissant.
Quel est l'aspect qui vous a le plus attirée chez elle'
Plusieurs choses m'ont attirée: sa vie atypique, son amour de la justice (malgré son adhésion aux codes patriarcaux et coloniaux de son époque) et la profondeur qui se cache derrière ses dehors d'aventurière excentrique et qui se révèle dans Journaliers, son journal intime. Mais ce qui m'a intéressée le plus lors de ma recherche, c'est sa quête multiforme du pouvoir, elle qui semblait réfractaire à tout système de pouvoir, justement.
Votre livre sur Isabelle Eberhardt est-il une biographie'
Isabelle Eberhardt and North Africa, c'est le titre de mon livre, n'est pas une biographie, mais une étude critique. Bien qu'il soit impossible de faire abstraction de sa vie, j'ai surtout interrogé ses écrits et ce qu'ils révèlent de sa vision du monde, des rapports entre les races et les deux genres et de l'Afrique du Nord. Démontant, le mythe qui aime à voir en elle une figure iconoclaste - anticoloniale, antipatriarcale et étrangère à tout appareil de pouvoir - j'y développe deux thèses principales: d'abord, que la quête du pouvoir était au coeur de sa présence en Afrique du Nord et a souvent dicté ses décisions et ses prises de position. Cette quête a, tour à tour, pris la forme de l'ambition littéraire, d'une participation au projet colonial tel que le concevait son ami le général Lyautey, et même d'une aspiration à la sainteté, qu'elle révèle succinctement dans ses Journaliers. Ensuite, j'explique que cette femme en apparence si anticonformiste était pourtant conservatrice et qu'elle adhérait aux thèses racialistes et patriarcales de son époque. En d'autres termes, elle croyait à la hiérarchie des races - elle plaçait les Blancs tout en haut de la pyramide et les Noirs tout en bas, pas loin de l'animalité - et à la supériorité masculine. Par exemple, je soutiens que c'est parce que sa volonté de puissance est incompatible avec l'idée qui associe la puissance à la masculinité qu'elle se déguise en homme.
En quoi réside l'originalité de la vie d'Isabelle Eberhardt'
Tout dans le parcours de cette écrivaine est original, et je crois que ce que j'en ai dit l'a déjà montré. Voilà une femme qui, à une époque qui confinait les femmes à la sphère domestique, traverse le Sahara habillée en homme et qui, en plein conflit colonial, épouse un Algérien, se convertit à l'islam et dénonce les injustices des colonisateurs - bien qu'elle ne soit pas totalement opposée au projet colonial et à la mission civilisatrice en tant que tels.
Dans quel contexte et quand est-elle venue s'installer en Algérie'
Elle vient pour la première fois avec sa mère, dont l'état de santé nécessite un séjour au soleil; elle a alors vingt ans. Par la suite, elle reviendra dans l'espoir de bâtir une carrière littéraire solide en s'éloignant provisoirement de l'Europe, avant d'y retourner couverte de gloire. Mais ce qui était censé être un séjour provisoire est devenu une patrie. D'une part, parce qu'elle n'a pas tout de suite le succès littéraire espéré et d'autre part, parce qu'elle s'amourache du Sud algérien.
Qu'en est-il de sa conversion à l'islam'
Isabelle Eberhardt a toujours été fascinée par l'islam, bien avant son arrivée en Afrique du Nord. Avant sa conversion «officielle» - alors qu'elle vit en Suisse - elle écrit à son correspondant tunisien Ali Abdelwahab qu'elle est attachée au concept du Mektoub, qui procure une consolation à ses souffrances; dans une autre lettre, elle explique qu'elle se sent musulmane en tout sauf en l'obligation de soumission imposée aux femmes. Mais c'est à El Oued, sous l'influence de son futur mari Slimène, qu'elle se convertit effectivement à l'islam, et plus particulièrement au soufisme. Dans mon livre, j'explique que, bien que cette conversation soit sincère, elle lui a, également, été utile dans la quête de puissance mentionnée plus tôt. D'une part, cette conversion (et sa maîtrise de la langue arabe) facilitait ses déplacements dans le Sud et lui assurait l'amitié des indigènes; d'autre part, les femmes soufies échappent à la réclusion et à la soumission qui sont le lot habituel des autres femmes musulmanes. Elles peuvent acquérir du savoir, voyager seules, et surtout accéder à la sainteté.
Pourquoi se déguisait-elle en homme'
Pour plusieurs raisons. Il est évident que s'habiller en homme est à la fois plus pratique et plus sécurisant pour une femme qui parcourt le désert seule. Cela dit, comme je l'ai déjà expliqué, cette habitude pourrait bien être une façon de réconcilier sa quête de puissance et sa conviction que cette qualité est essentiellement masculine.
Enfin, il faut préciser que cette habitude vestimentaire a commencé dès l'enfance: la jeune Isabelle, les cheveux coupés très courts, s'habillait de la même manière que ses frères plus âgés. Si certains biographes affirment que cela était en partie dû à des raisons économiques - on «recyclait» les vêtements des grands frères au lieu d'acheter des robes et autres accessoires féminins - la raison la plus importante réside dans l'anticonformisme d'Alexandre Trophimovsky, son tuteur. Acquis aux thèses anarchistes, ce dernier croyait en la nécessité d'inculquer la même éducation aux deux sexes et abhorrait toute forme de coquetterie féminine, cause, selon lui, du mépris dans lequel étaient confinées les femmes. En s'habillant en homme, Eberhardt perpétuait ainsi aussi une tradition instaurée par son père.
Elle était aussi journaliste, n'est-ce pas'
En effet, elle était reporter pour le journal Al Akhbar, dirigé par Victor Barrucand, notamment dans le Sud oranais. C'était un journal qui se voulait «arabophile».
Enfin, pouvez-vous nous parler d'Isabelle Eberhardt, l'écrivaine'
Eberhardt a un style simple et sans fioritures qui lui a souvent valu le mépris de ses contemporains, à commencer par son ami Barrucand, qui, après sa mort, a retravaillé certains de ses écrits en imposant son propre style, plus exubérant, on va dire. Pourtant, je trouve son écriture touchante, empreinte de sincérité et relativement éloignée des clichés orientalistes, si on les compare aux textes d'un Pierre Loti, qui fut, pourtant, l'un de ses écrivains préférés dans sa jeunesse. Et puis surtout, cette écriture en apparence simple, cache une vision du monde riche et plutôt cohérente. En démontrant cela dans ma thèse et dans mon livre, j'ai voulu aller au-delà de la fascination qu'exerce sur nous sa vie pour rendre hommage à l'écrivaine, elle qui n'a pu réaliser, de son vivant, son rêve de consécration littéraire.


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