Algérie

INTERVIEW " Mon expérience en finance m'a appris que rien n'est éternel "



A 72 ans, la légende de Wall Street Stephen Schwarzman publie ses mémoires. Il y raconte son parcours, revient sur les obstacles rencontrés lors de la création de Blackstone, devenu l'un des plus gros fonds au monde, distille quelques conseils. Et aborde aussi son rôle de conseiller informel de Donald Trump.
Vous êtes déjà l'une des personnalités les plus écoutées à Wall Street. Pourquoi avoir écrit ce livre '
L'idée est venue d'une rencontre avec un investisseur du Moyen-Orient, qui gérait un très grand fonds souverain. Il m'a dit " s'il vous plaît, ne perdez pas de temps à essayer de me vendre des produits financiers, je les achète déjà ! J'ai besoin de vous pour savoir comment faire mieux en tant qu'investisseur ". Un Américain comme moi ne sait pas qu'il est censé être intimidé quand il croise une tête couronnée, et du coup, l'échange a duré deux heures et demie? Beaucoup de gens me posaient les mêmes questions. Je me suis dit qu'il fallait écrire un livre si je voulais recommencer à vendre des produits ! Je voulais aussi partager mon savoir et mon expérience. On n'apprend pas tellement de ses succès, plutôt de ses échecs.

Quel échec vous a le plus appris '
Dans le livre, je parle de Edgcomb Steel, une affaire que nous avons rachetée à la fin des années 1980 et dans laquelle j'ai perdu tout notre capital. Je n'avais pas l'habitude de perdre, et je n'ai pas aimé ça, surtout qu'un de nos investisseurs m'a crié dessus, c'était horrible ! Je n'étais pas habitué, chez moi personne n'élevait jamais la voix. J'ai décidé que ça n'arriverait plus.

Vous dites aussi regretter d'avoir vendu BlackRock, qui était une de vos divisions et est devenu un géant de la gestion d'actifs.
Oui c'était une erreur de ma part. J'étais jeune, je ne voulais pas revoir l'accord qui nous liait. J'ai tenu ma position car je pensais avoir raison. C'était une mauvaise décision de vendre, vu leur incroyable parcours depuis. Nous sommes les deux plus gros succès de l'industrie de la gestion d'actifs. Ensemble, on aurait formé un sacré truc ! Trop gros peut-être.

Une partie du livre est consacrée à défendre l'industrie du capital-investissement. Souffre-t-elle d'un problème d'image '
Après avoir passé une journée à Londres, je dirais assurément que oui ! Notre industrie n'a pas assez expliqué ce qu'elle fait, alors que c'est assez simple. En gros, nous achetons une entreprise et la faisons croître plus vite pour la vendre plus cher, pour le bénéfice de nos investisseurs, qui sont eux-mêmes des particuliers, représentés par des fonds de pension. Les transactions ne sont presque jamais hostiles. Et cela n'a rien d'un pari aventureux, il faut du temps et beaucoup de ressources pour analyser l'investissement.
Certains candidats démocrates comme Elisabeth Warren y voient un " pillage organisé ".
Dans les pays occidentaux, il y a eu une réponse populiste aux problèmes des gens qui souffrent. Elle repose souvent sur l'idée qu'il faut un ennemi, en général, ce sont les gens riches, le monde des affaires, la finance. Mais ce sont des cibles faciles. Les attaquer ne résout pas les problèmes. Le monde est plus complexe que quelques slogans politiques.

Vous décrivez avec nostalgie la classe moyenne américaine des années 1950, dont vous êtes issu. Partagez-vous ce constat d'une érosion de cette population sur les 50 dernières années '
Oui, et je l'explique par le fait qu'aux Etats-Unis, le système éducatif s'est dégradé. Le pays était alors parmi les plus éduqués, mais se classe aujourd'hui au 33 ou 35e rang dans certaines disciplines comme les mathématiques au lycée. C'est dramatique et cela handicape terriblement les classes moyennes. Mais faire peser sur le monde des affaires cette responsabilité n'est pas très honnête. Ma femme et moi avons donné beaucoup d'argent à des universités et à des écoles catholiques, où 90 % des élèves sont issus de minorités, et 70 % vivent sous le seuil de pauvreté. 96 % d'entre eux vont in fine à l'université. Avec le bon système, vous avez des résultats incroyables.

Mais cela ne devrait-il pas relever de l'Etat fédéral plutôt que pour des mécènes '
Notre système n'est pas aussi efficace qu'en France. Il y a aux Etats-Unis plus de 3.000 districts différents en matière d'éducation, et en gros, chacun fait ce qu'il veut. Parfois ils dépendent d'une autorité locale, mais personne ne contrôle le système dans son ensemble, comme l'Etat le fait en France. Un Etat fort peut avoir du bon dans certains domaines.

Pourquoi n'avoir pas signé l'appel de l'organisation patronale américaine Business Roundtable qui interroge la " raison d'être " des grandes entreprises '
Ce texte met sur un pied d'égalité des engagements envers cinq types de contreparties : les employés, les communautés locales, les fournisseurs, les clients et enfin les actionnaires. Les membres de l'organisation ont signé en partie sous pression politique, et parce que la quasi-totalité d'entre eux ont déjà des programmes qui satisfont ce cadre. Blackstone aussi en a - nous employons par exemple 75.000 anciens combattants, et 80 % de nos employés sont des bénévoles dans leurs communautés. Nous gagnons notre vie grâce à une seule chose : notre capacité à délivrer du rendement pour nos investisseurs. C'est ça notre raison d'être. Si les profits deviennent un simple objectif parmi les cinq, ce sera ingérable. Je constate d'ailleurs que le Conseil des investisseurs institutionnels, qui représente tous les grands fonds de pension, soit 4.000 milliards de dollars d'actifs, ne l'a pas signé non plus. Le Wall Street Journal, puis Bloomberg ont jugé que ce texte n'aurait pas dû être signé et le secrétaire au Trésor Steve Mnuchin a dit qu'il n'avait pas de sens. Les élus veulent maintenant le codifier dans la loi, et le Business Roundtable est bien embêté. Mettre les profits au cinquième rang des priorités, c'est impossible.

Dans quelle mesure la crise financière a-t-elle favorisé l'essor du populisme '
C'en est l'une des causes réelles. Pour moi, le vent a tourné en 2006 avec l'affaire du dirigeant de Tyco, Dennis Kozlowski, qui faisait des fêtes extravagantes, payées par l'entreprise, et avait défrayé la chronique avec son rideau de douche à 10.000 dollars. Ca a été le début du populisme aux Etats-Unis, mais à l'époque on ne s'en est pas aperçu. Puis la crise est venue. En 2008, la colère était dirigée contre la communauté financière et les gens riches. L'industrie était en partie responsable, mais il ne faut pas oublier qu'elle était régulée. Personne ne critique jamais les régulateurs, mais c'est à ça que sert la régulation, à éviter les crises. Et elle a complètement failli. Le troisième morceau du puzzle, c'étaient les élus qui voulaient que les banques prêtent aux ménages les plus pauvres, sous peine de perdre leur licence. C'est de là que sont partis les problèmes. Historiquement, ces prêts immobiliers aux ménages très modestes représentaient autour de 2 % des encours. Les élus pensaient qu'ils étaient discriminés. Quand le système s'est effondré, il y en avait huit fois plus. Dans cette crise, les responsabilités ont été partagées.

Une telle crise pourrait-elle se reproduire '
Non, le système a été réformé, la régulation est beaucoup plus serrée, et les politiques ne s'amusent plus à demander qu'on prête davantage.

Il y a des pressions politiques sur la Fed?
Oui, mais elle ne les écoute pas et c'est très bien. Le système financier va beaucoup mieux aux Etats-Unis, c'est l'un des plus solides au monde.

Voyez-vous des bulles qui se forment '
Oui bien sûr (il se met à mimer une bulle). L'une des plus grosses, c'est celle des valorisations dans la tech, dans le non coté. On l'a vu avec Wework, on va le voir avec d'autres. Cela représente une petite partie de l'économie, donc c'est moins dangereux, même si c'est visible. Du côté de la dette, les taux sont extrêmement bas partout dans le monde et pour l'essentiel, le crédit a été étendu à des segments d'emprunteurs solvables. Je ne crois pas qu'il y aura d'accidents. Le plus gros risque à mon sens, c'est celui auquel on pense le moins : celui d'une remontée des taux. Si le gouvernement doit faire massivement du déficit budgétaire pour prendre le relais des banques centrales, et qu'il y a un problème avec le crédit, le coût de financement pour les Etats et les entreprises va remonter très vite. On est à un moment où on tend à croire que les taux sont en train de disparaître pour de bon. Mais mon expérience en finance m'a appris que rien n'est éternel.

Vous imaginez un scénario où les banques centrales relèvent les taux '
Si vous faites du déficit massivement, à un moment donné, les taux d'intérêt vont commencer à remonter. Est-ce que ce sera la semaine prochaine ' Non. L'an prochain ' Sans doute pas. Dans cinq ans ' Oui, c'est possible. Est-ce que ça se produira ' Personne ne le sait. J'essaie toujours de penser à ce qui pourrait mal tourner.

Vous conseillez Donald Trump dans ses négociations commerciales avec la Chine et vous dites dans le livre que ce sont les négociations les plus difficiles que vous ayez jamais eues à mener. Pourquoi '
C'est dur parce qu'on demande à la Chine de changer, de rompre avec son passé. Une telle requête est rarement accueillie avec enthousiasme. La Chine a atteint un stade de maturité économique qui implique qu'elle ouvre davantage ses marchés, qu'elle baisse ses barrières, et fasse plus attention à la propriété intellectuelle. Quand vous avez commencé comme un pays du tiers-monde mais que vous êtes devenu un tel colosse tout en conservant vos pratiques, cela ne peut pas tenir. Mais la Chine est elle-même divisée par des problèmes politiques internes, elle a ses réformateurs et ses conservateurs. Ce pays n'est pas monolithique et personne n'est totalement en possession des pouvoirs quand il s'agit d'exécuter. C'est dur de négocier avec quelqu'un qui ne sait pas exactement ce qu'il veut. Et il y a eu aussi des changements côté américain. Les objectifs de part et d'autre sont mouvants. Mais à terme, il va falloir y arriver parce que tout le monde a intérêt à éviter un découplage des deux plus grosses économies mondiales.

Un compromis vous paraît possible ' A quelle échéance '
Cela ne se fera pas dans l'échelle de temps des médias. C'est la Chine, elle est là depuis 5.000 ans, et elle réfléchit à ce qui est dans son intérêt.

Est-ce que l'âge d'or du capital-investissement est passé '
Non, l'âge d'or n'est pas derrière nous. Les fondamentaux consistant à racheter des entreprises et à les améliorer sont toujours là. On s'améliore de jour en jour.

C'est pour ça que vous ne comptez pas prendre votre retraite '
Je m'amuse bien ! Pourquoi est-ce que j'arrêterais '


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