Sans artifices, M’henni, de son vrai nom Amroun M’henni, né le 3 décembre 1938 à Bouzeguène, nous livre, dans cet entretien que nous avons réalisé chez lui à Taddart N-Buzgan, sa vision de l’art, le regard des autres au moment où être artiste n’était pas du goût de la société. Malgré ce regard abaissant de l’art, M’henni revient sur cette période, le moins que l’on puisse dire, charnière pour la chanson kabyle qui s’exprimait à peine à travers les canaux officiels, elle, qui était brimée par une vision rétrograde de l’algérianité. M’henni, comme les autres précurseurs, estime que son combat est celui d’avant-80. Pour cette génération, l’éveil de 1980 est le début de son combat.
La Dépêche de Kabylie : Vous êtes un ancien artiste, comment êtes-vous venu au monde de l’art ?
M’henni : A vrai dire, j’aimais l’art depuis mon jeune âge. Mais à cette époque, les parents préservaient leurs progénitures, dans le sens où ils récusaient tout ce qui est art, comme chanson, théâtre… A cette époque, l’art ressemblait à une honte, quoi ! En cachette, sans que mes parents le sachent, je commençais à m’intéresser à l’art. Je me souviens qu’on fabriquait nos propres instruments comme les percussions, mais sans qu’ils soient de vrais instruments. C’est à partir de ce moment-là, que mes penchants vers l’art grandissaient. J’écoutais aussi Slimane Azem. A chaque fois qu’était diffusaé une de ses chansons, je l’apprenais par cœur.
Je vais être bref sur cette période, sinon, on s’étalera longtemps (rire). J’ai vécu ainsi, jusqu’au jour où je pris le chemin de l’exil, la dernière fois c’était en 1956, en pleine révolution. Même étant gamin, j’ai intégré la Fédération de France du FLN, après être recherché par la police française à Marseille où je résidais, je me suis sauvé pour aller à Paris. Cette situation m’a poussé jusqu’à changer de nom de crainte de tomber entre les griffes de la police française. Là-bas, les responsables de la Fédération de France du FLN m’ont indiqué que ma place était à la Radio de Paris, puisque j’avais déjà intégré le monde de l’art auparavant. Au début, j’avais demandé s’il s’agissait d’un attentat que je devais commettre, mais, à la fin, ils m’ont signifié que je devais intégrer la Radio pour défendre la cause nationale. A partir de ce moment, j’ai rencontré H’nifa, que Dieu ait son âme. Elle chantait avec un groupe à la rue d’Aubervilliers au XIXe arrondissement. Je me suis rendu dans cet endroit pour assister aux répétitions de ce groupe, je me suis rapproché d’elle pour lui raconter ma mission et mon histoire, elle m’a fixé rendez-vous dans un autre lieu.
Le lendemain, je me suis rendu à la place indiquée, elle m’avait présentée cheikh Missoum Amar, auquel j’avais parlé des chansons que j’avais composées afin que je puisse intégrer la radio. Sa réponse était positive, et dès lors, je chantais à la Radio. J’avais interprété trois chansons. Quelque temps après, j’ai enregistré trois ou quatre autres chansons, mais j’avais continué mon travail d’artiste à la radio jusqu’à l’indépendance et je suis rentré au pays en 1963. En Algérie, j’avais rencontré même le colonel Mohand Oulhadj, que Dieu ait son âme, qui était un proche et un fils de notre village, il m’a proposé d’intégrer la Radio nationale. Au début, j’avais refusé et j’ai voulu retourner en France. Le colonel a pu me convaincre en me disant que les martyrs se sont sacrifiés pour qu’on ait notre propre radio, nos propres institutions…, que je devais rester. J’ai intégré alors la Chaîne II de la Radio nationale en septembre 1963. Et là, j’ai rencontré Mohamed Hilmi qui m’a beaucoup aidé. J’avais joué avec sa troupe théâtrale, car tous les artistes étaient invités à rejoindre la Radio nationale, qu’ils soient musiciens, comédiens, ou autres. J’ai été comédien et j’ai travaillé en tant que tel durant cette période à la Radio. Mais en parallèle, une occasion pour chanter s’est présentée à moi et sans hésiter je l’ai saisie. A vrai dire, c’est dans l’émission, Le3yub n-dunnit, où, à chaque sketch présenté, il lui fallait une chanson qui marche avec le thème. A travers cette émission, on racontait la vie quotidienne de notre société. Une fois, je me souviens, nous avions traité un thème, en l’absence d’une chanson pour illustrer le sketch. Devant cet embarras, j’avais auparavant une idée des chansons que j’avais proposées à Nouara pour un duo. Elle avait accepté sur-le-champ et on est directement passé à l’écriture. Sans instruments, j’avais vu une guitare, dans un coin de la salle, qui n’avait que quatre fils. Je l’ai prise, mais il nous manquait la percussion. Il y avait avec nous Mohamed Abdoun et Achrouf Idir, qui avaient essayé de jouer la percussion sur une chaise, et à la fin, il s’est avéré que le boom était adéquat, quoi ! Dès lors, on a enregistré Zejiga. L’émission a été diffusée avec le même succès qu’auparavant. Quelques jours plus tard, des dizaines, voire des centaines de lettres atterrirent à la rédaction. Les auditeurs disaient que cette chanson devait être diffusée souvent. Au fait, sans me consulter, la chanson a été diffusée à plusieurs reprises.
Cherif Kheddam avait décidé par la suite de la commercialiser. Ce que j’avais acceptée, mais le jour où on l’a enregistrée avec un vrai orchestre, la chanson a perdu de sa vitalité et de son cachet originel. On a décidé donc de la commercialiser en version première, soit avec la guitare à quatre fils et la chaise comme percussion.
Je ne sais si vous écoutez mes chansons, mais elles ont un cachet particulier, faites de comédie, c’est plus qu’une chanson.
Vous avez évoqué certains thèmes dans vos chansons, pourquoi ce choix ?
Ce n’est pas mon choix. Plusieurs personnes me demandent, à chaque fois pourquoi je ne chante plus, il faut que les gens comprennent que l’art est un don. On ne peut ni l’hériter ni l’offrir. Je réponds aux gens que si l’inspiration vient, je chanterai, sinon je n’ai rien à dire. Donc, en résumé, je n’avais rien choisi. Les thèmes sont venus comme ça par inspiration.
Sinon, comme avez-vous fait face au regard de la société de l’époque, lorsque l’on sait qu’un artiste est quelque part mal vu dans sa société ?
Chanter était un tabou. D’ailleurs, j’avais cherché à me marier mais les gens avaient un regard méprisant pour l’artiste (rire). Dans les années 1960, quand je rentrais au village, j’avais honte de voir tout le monde. Ils disaient que le chanteur est arrivé, et cela même s’ils ne le disent pas devant moi, au contraire, ils trouvaient du plaisir à parler avec moi.
J’ai eu un garçon, bien avant que je ne prenne le chemin de l’art et je vous assure que des enfants l’appelait fils de celui qui travaille à la Radio, (Miss n-bu radyu). Donc pour résister à tout cela, il fallait avoir du courage et de l’engagement.
Quels sont les artistes avec qui vous avez travaillé durant toute cette période ?
Il y en avait beaucoup. Certains ne sont plus de ce monde, que Dieu ait leur âme. A Paris, il y avait cheikh Missoum, qui aidait Saloua. Hamid Ahechelaf le poète et Missoum le musicien. Il y avait Saadaoui Salah, que Dieu ait son âme, Akli Yahiatène, Mustapha El Anka, Aouchiche Belaïd, H’nifa, qui m’a beaucoup aidé, Ababsa, Aït Farida et il y avait Dahmane El-Harrachi qui jouait au banjo. En Algérie, j’ai travaillé avec Mohamed Hilmi et Saïd, Ali Abdoun. Après j’ai rencontré la troupe théâtrale qui venait de Tunisie. Il y avait Brahim Dari, Ahcène El Hadj. Quelque temps après, le groupe a été rejoint par Achrouf Idir, Nouara, et pour ne pas oublier, bien sûr Djamila et Anissa. Cherif Kheddam et Taleb Rabah sont venus bien après.
Combien d’albums avez-vous produit durant toute votre carrière ?
Je ne peux le dire. Au fait, je n’en ai pas produit beaucoup.
A cette époque, l’artiste avait aussi une mission à mener, celle de porter le combat, notamment identitaire, que diriez-vous là-dessus ?
Sur ce point, je dirai que c’est un vaste sujet que vous évoquez. Je dirai même que c’est une mer profonde ! Durant les années 1970, j’ai rencontré Ben Mohamed, Ali Sayad, lors d’une discussion, et je n’étais pas éveillé par rapport à la question amazighe. Une fois, ils m’ont invité chez Mouloud Mammeri, et ce vers 1971. Mammeri était, à cette période, au Musée du Bardo, à Alger. On a discuté et dès lors, je retournais souvent les voir, et c’est à ce moment que j’avais pris conscience de notre réalité identitaire. Je me souviens que lorsque Mammeri croisait ses bras et disait à Ben Mohamed :”Nos garçons, ils les ont pris où ils les prendront après ? S’ils arrivent à les arabiser, ils les prendront définitivement”. Il m’a fixé dans les yeux et m’a dit que “nous avons une arme efficace contre cela”. Je ne savais pas le sens de sa phrase ! “Vous les artistes, vous êtes notre arme !” a-t-il dit. J’ai demandé, alors, qu’est ce qu’on peut faire, il m’a dit : “Chanter pour eux”.
À cette époque, on nous appelait les douze salopards. Il y avait Mohamed Ben Hannafi et beaucoup d’autres. Nous avions fait le tour de tous les établissements scolaires pour organiser des galas.
Il était difficile d’arracher l’acceptation des directeurs, mais on a fait de notre mieux. Tout cela, afin de leur inculquer cette réalité du combat pour notre identité. Et je dirai que c’est à partir de cette période qu’Avril 1980 se préparait. C’était grâce aux efforts consentis durant la période d’avant-80 que la révolte a eu lieu.
Les jeunes de 80 avaient pris conscience depuis les années 70.A Azazga par exemple, il n’y avait qu’un seul CEM et nous avions réalisé le même travail. Mais le moyen qu’on a utilisé pour faire passer le message était la Chaîne II. Elle nous a rendu un grand service pour la prise de conscience de la Kabylie à cette réalité. Même si certains ont vainement essayé de la dissoudre, parce qu’ils savaient qu’elle servait d’instrument pour notre combat. Il était difficile de la fermer et c’est tant mieux pour nous, mais ils ont trouvé une autre idée, c’est de la tuer à petit feu. Donc, ils ont procédé au rétrécissement des émissions et à l’annulation de certaines pours susciter l’ire des auditeurs et de cette manière procéder à sa fermeture sans brusquer personne. Je me souviens qu’on faisait du théâtre sans pour autant être censurés, parce que les gens qui visionnaient et écoutaient ne connaissaient pas tous les adages et proverbes qu’on utilisait dans le texte. En plus, il était difficile, voire impossible de dire azul à l’antenne. A chaque fois qu’une émission recevait du courrier, ils s’acharnaient contre elle. Donc, pour faire face à cela, on changeait seulement le titre des émissions sans toucher au thème et au contenu.
C’est à partir de cette époque que j’ai composé Jeddi-k. C’est l’histoire de l’un de mes enfants qui était collégien. A cette époque, les enseignants étaient des Egyptiens. Une fois, il était venu en pleurs me dire que son instituteur lui avait demandé “qui est la femme la plus célèbre en Afrique”. Il m’a ajouté qu’il avait répondu que c’est Kahina. Devant cette réponse, l’enseignant l’a tabassé à cause de cette réponse qui ne lui plaisait pas. J’ai été voir cet enseignant qui me disait que mon fils était incorrect. Après avoir demandé des explications, je lui ai répondu que sa réponse était juste. Il m’a dit que la Kahina était une impie. Je ne pouvais pas me retenir et j’avais dit que l’humanité n’a pas encore connu d’impies comme les Pharaons, mais cela n’empêche pas que son histoire est enseignée de par le monde. Kahina est une Berbère et son histoire doit être enseignée aux Algériens. Ensuite, le directeur de l’établissement est venu me dire que les instructions sont venues d’en haut. Dès lors, j’ai eu cette inspiration et j’ai composé sur-le-champ la chanson Jeddi-k. J’ai été voir Mouloud Mammeri auquel je l’avais proposée. La chanson parlait de ceux qui parlent de leurs ancêtres afin qu’on oublie les nôtre. Ils nous parlent de Abou Flan…en l’absence de nos véritables aïeux.
Vous avez fait votre carrière dans la chanson kabyle : que pensez-vous de la génération actuelle ?
Je ne vais pas généraliser, mais je dirai, c’est comme un arbre fruitier. Lorsque on trouve que la récolte est abondante, on sait pertinemment qu’une moitié de la récolte est bonne à jeter. C’est la même chose pour l’art en général et la chanson en particulier. Aujourd’hui, tous les jeunes Kabyles chantent. C’est désolant, parce que ce sont les dures conditions de vie qui les poussent à cela. Je dirai aussi que la chanson kabyle recèle de la qualité malgré le nombre trop élevé d’artistes.
Pouvez-vous nous citer quelques noms d’artistes qui, selon vous, produisent des chansons kabyles de qualité ?
Je ne peux pas vous en citer. J’aime tout ce qui est bien fait, d’ailleurs à chaque fois que j’entends une bonne chanson, je l’apprends par cœur. Il y en a certains qui chantent mal, mais de temps à autre, ils composent de belles mélodies et de beaux textes. Dans l’art, il y a toujours du bon travail.
Selon vous, la chanson kabyle a-t-elle évolué ?
Beaucoup de gens ont abordé un sujet que je vais aborder maintenant. Il a trait aux reprises d’anciennes chansons. Notre cœur est blessé par un froid ankylosant. Si nous nous contentions des reprises, notre chanson stagnerait et celui qui n’avance pas recule forcément. On ne peut pas avancer si nous ne faisons que du réchauffé. Il y a ceux qui produisent et c’est grâce à eux que la chanson kabyle avance, mais pas avec ceux qui se contentent des reprises.
Et si nous abordions la chanson rythmée, que direz-vous de ce style ?
A vrai dire, il faut que tous les styles existent dans un art, mais sans exagération.
Certes toute société a besoin de danser et de joie, mais tout a des limites. Il nous faut ce style dans nos fêtes, mais surtout il faut rester dans nos traditions. J’assimile cela aux robes kabyles de nos jours. Elles sont faites d’une manière que personne ne peut deceler un soupçon de kabylité. Si nos robes perdent cela, on ne peut plus les appeler ainsi.
C’est la même chose pour la chanson, si elle n’a pas notre propre cachet, et cela sans être contre le rythmé, mais …
Vos chansons ne sont pas disponibles sur le marché, pourquoi ?
J’ai arrêté de chanter depuis 1980. Depuis je n’en ai rien produit. Le combat que j’ai mené avec l’art est celui d’avan-80. Nous avons mené le bateau à bon port. Notre combat consistait à la prise de conscience et cela s’est réalisé avec les événements de 1980. En 1980, le combat a démarré. Une fois, j’ai rencontré un éditeur qui m’a proposé de rééditer toutes mes chansons, j’ai réuni toute mon œuvre et je l’ai proposée à ce monsieur, mais faute de bonne distribution, mes œuvres rééditées ne sont pas disponibles partout. L’information manque aussi, car c’est de bouche à l’oreille que l’information circule. Certains de mes fans se déplacent jusqu’à Akbou pour les avoir. En tout, j’ai réédité trois albums, et il y a de cela six ans.
Un dernier mot pour les artistes ?
Je dirai à nos artistes et chanteurs qu’ils doivent bien comprendre ce que je vais dire. Je n’aime pas écouter une chanson sans comprendre le texte. Je leur conseille de bien articuler les mots. Comme le Kabyle aime bien comprendre le texte de la poésie, il faut que nos artistes expriment leur poésie. Pour information, je suis sur quelques clips, notamment la chanson Jeddi-k. Et si un éditeur sérieux se propose de l’éditer et de la commercialiser, ils seront sous peu sur les étals, et ce pour le bonheur de mes fans et surtout pour leur dire que je suis toujours là. Dans le cas contraire, je les ferai et je les offrirai aux télévisions pour diffusion. Je salue aussi tous ceux et celles qui m’aiment.
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Posté Le : 02/06/2011
Posté par : musiquealgerie
Source : mandole34.unblog.fr/