Algérie

Ines Hayouni, auteure-poétesse, à L’Expression «Je suis profondément attachée à ma patrie»



Publié le 10.11.2024 dans le Quotidien l’Expression
À 25 ans, Ines Hayouni est l’une des plus jeunes auteurs prenant part au Sila. Elle nous parle de ses deux recueils de poésie et de son amour pour les mots.

L'Expression: Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs de L'Expression?

Ines Hayouni: Je suis poétesse algérienne de 25 ans. J'ai publié deux recueils de poésie qui reflètent mes préoccupations et mon univers intérieur: Métamorphose, sorti en autoédition en 2021, est une oeuvre intimiste qui aborde le thème du deuil et le cheminement émotionnel qu'il impose. Mon second recueil, Ikigal, a paru en 2023 aux éditions El Qobia; il est inspiré de la poésie médiévale japonaise, avec laquelle j'ai tenté de capturer un équilibre entre la contemplation et l'expression de l'éphémère. Je suis profondément attachée à ma patrie, et mes voyages à travers l'Algérie, notamment en Oranie et à Djanet, nourrissent mes écrits et ma vision poétique.

Vous avez affirmé, lors d'une émission sur TV 7, que vous n'étiez pas destinée à l'écriture, mais un événement douloureux en a décidé autrement. Pouvez-vous nous en dire plus?

Effectivement, rien ne me prédestinait à l'écriture, car je ne me reconnais pas dans le discours classique des écrivains qui commencent à lire et à écrire très tôt. Je n'avais ni le goût marqué pour la lecture, ni beaucoup de choses à exprimer par écrit. Pourtant, à la mort de mon père, mon monde s'est effondré. Perdre un pilier de vie, vous savez, n'a rien de simple; cela fait jaillir une multitude de questionnements existentiels.
L'écriture est alors devenue, sans que je le réalise pleinement, mon moyen de traverser ce deuil. A posteriori, je comprends l'effet cathartique que cela a eu sur moi, même si, à l'époque, c'était un processus instinctif et inconscient. Chaque jour, j'écrivais un poème pour essayer de donner du sens à ce capharnaüm d'émotions que la mort vous offre.

Vous avez opté pour la poésie comme mode d’expression littéraire. Pourquoi?

Mes premiers pas dans l'écriture ont été peu réfléchis. J'ai naturellement opté pour la poésie, car c'est le genre littéraire que je consommais le plus. Je me souviens qu'au lycée, j'avais découvert les poètes maudits et je les lisais sans relâche.
La poésie est donc devenue le médium qui correspondait le mieux à mes aspirations; j'étais familière avec cette forme d'expression et, surtout, je m'y identifiais profondément. Le courant des poètes maudits m'a toujours fascinée, car ces auteurs possèdent cette capacité unique à embellir les malheurs les plus féroces à travers les mots, les métaphores et les sonorités. J'ai ainsi trouvé dans la poésie une bouée de sauvetage, me permettant d'affronter des moments atroces. Je cherchais à enjoliver le deuil et le tourbillon d'émotions qui l'accompagnait, à utiliser la poésie comme une lueur d'espoir pour traverser les périodes les plus sombres.

Quels sont les thèmes récurrents dans vos textes poétiques?

Mon parcours littéraire s'articule autour de deux ouvrages distincts, chacun témoignant de mes explorations intérieures et des réflexions qui en découlent. Le premier, intitulé Métamorphose, se consacre à l'analyse du deuil, cette expérience existentielle complexe qui laisse l'âme meurtrie et fragmentée. Dans cet ouvrage, je scrute les méandres anachroniques et sinusoïdaux qui caractérisent cette traversée douloureuse, évoquant des émotions tumultueuses telles que la rage, la colère, la mélancolie et le désespoir. Le registre élégiaque y trouve toute sa place, tel un miroir reflétant les échos de ma souffrance. À travers des vers empreints de délicatesse, j'aborde également des questionnements universels relatifs à l'identité et à la place de l'individu dans un monde en perpétuel mouvement, interrogeant ainsi le rapport à l’autre et à soi-même.

Qu'en est-il de votre second ouvrage?

Mon second ouvrage, Ikigal, s'inspire de la période Heian japonaise, époque où la poésie transcende le quotidien pour célébrer la vie dans toute sa splendeur. à travers ce recueil, je m'efforce d' émuler cet esprit poétique à la manière algérienne, cherchant à immortaliser l'éphémère au fil d'une année jalonnée de rencontres fugitives, de lieux enchanteurs et de réflexions amoureuses. En optant pour la première personne du singulier, j'invite le lecteur à s'engager dans un voyage introspectif, l'incitant à puiser dans son propre vécu ou dans les méandres de son imaginaire.

Est-ce que vous vous inspirez de poètes qui vous ont marquée?

Baudelaire m'inspire tout particulièrement parce qu'il parle de mélancolie, cette mélancolie qui se mêle à la beauté, ce sentiment douloureux que l'on porte en soi comme une ombre inséparable. Dans ses poèmes, il évoque la souffrance d'être, d'exister dans un monde où la quête de beauté semble sans fin. Cette recherche désespérée de sens, ce sentiment d'inachevé, de perte, résonne en moi de manière profonde.
Tout comme lui, je cherche à capturer cette mélancolie, non comme une plainte, mais comme une forme de grandeur, comme une lumière qui se cache derrière les nuages. Baudelaire, dans son Spleen de Paris, et dans ses Fleurs du mal, me montre que la souffrance n'est pas seulement une condamnation, mais aussi un terrain fertile pour l'art, et c'est ce que j'essaye, à ma façon, d'explorer dans mes écrits. Rimbaud, lui, évoque la liberté pure, l'indomptée. Son audace et son génie à un âge si jeune sont des inspirations vivantes. Ses voyages, qui ne sont pas simplement géographiques mais intérieurs, m'intriguent énormément. Dans son oeuvre, il y a ce mouvement perpétuel de fuite et de quête, une recherche intransigeante de soi à travers le monde, un peu comme un cri de révolte face à la rigidité de l'existence. À travers ses poèmes, il déconstruit la réalité, cherche à briser les chaînes du quotidien pour accéder à une forme d'évasion radicale.
Et moi, dans mes propres voyages, notamment en Oranie, je sens cette même quête. Le monde m'évoque des paysages poétiques, des fragments de mémoire et d'identité que je tente de saisir, comme lui l'a fait, mais à ma manière, bien sûr. Et puis, Habib Tengour, dont l'oeuvre me touche tout particulièrement, notamment par sa relation à la terre de Mostaganem, cette terre qui semble nourrir l'âme des poètes.
Tengour, dans sa poésie, parle de l'histoire, de l'intime, du politique, mais toujours avec une profondeur et une humanité qui m'émeuvent. Comme lui, j'aspire à rendre hommage à la richesse des rencontres humaines, à cette terre qui, par ses racines, nous ancre et nous élève. En explorant les paysages d'Oranie, j'ai redécouvert cette géographie poétique, une terre fertile pour l'âme, capable de nourrir une poésie à la fois émotive et engagée.

Peut-on tout dire quand on est poétesse ou bien le recours à l'autocensure pour une raison ou une autre, est inévitable?

Je crois fermement que chaque parcours est unique, une toile tissée de choix, d'expériences personnels. Pour ma part, je m'efforce de rester authentique à moi-même, à mes émotions, ainsi qu'à mes prises de position. Je n'ai jamais voulu me censurer, car l'écriture, pour moi, est une exploration libre et sincère de ce que je ressens. J'aborde des thèmes parfois délicats, tels que certains événements tragiques que notre société a traversés, comme la mort de Djamel Bensmaïin, qui a profondément marqué les esprits.
Ces événements me poussent à réfléchir sur la condition et la poésie devient alors un moyen d'explorer ces douleurs collectives. Par ailleurs, l'amour, dans toute sa complexité, m'inspire également. Je le dépeins dans ses manifestations les plus dépravées, soulignant à quel point il peut être à la fois un refuge et une source de souffrance.
L'amour est un sujet aux multiples facettes, et je cherche à en révéler les ombres tout autant que les lumières, car c'est dans cette dualité que réside la vérité de nos émotions.

Quels sont les écrivains qui vous ont le plus marquée?

Rimbaud incarne pour moi l'esprit de la rupture, bouleversant la poésie avec une quête sans fin de liberté et de vérité. Il brise les chaînes de la convention, transformant chaque vers en voyage, chaque mot en déchirement. Ce qui me touche particulièrement chez lui, c'est la manière dont il transforme la poésie en un cri, en une recherche incessante de l'indicible, et cela m'inspire à ne jamais céder à la facilité, mais à chercher au-delà du visible, à laisser la poésie déborder des cadres. À travers lui, je comprends que la poésie peut être une quête sauvage, une exploration sans compromis.
Dostoïevski, quant à lui, m'immerge dans les profondeurs de l'âme humaine. Il excelle à capturer les contradictions, les tourments et les luttes intérieures, créant des personnages à la fois déchirants et complexes. Ce qui m'émeut dans son oeuvre, c'est qu'il ne cherche pas à juger, mais à comprendre, et c'est cette approche qui m'inspire.
À travers ses écrits, j'apprends à embrasser la complexité humaine, à ne jamais fuir la souffrance, mais à la regarder en face. Il m'enseigne que, malgré la douleur, il existe une beauté fragile dans l'existence et, par son regard introspectif, il nourrit ma propre réflexion poétique.

Pour terminer, peut-on avoir une idée de vos projets littéraires?

Mon projet actuel est un récit qui explore la poésie populaire algérienne et sa mutation vers le raï, un genre musical devenu le miroir de notre société. À travers ce travail, je cherche à comprendre comment cette évolution musicale, née dans les rues de notre pays, a façonné et continue de façonner nos vies et notre identité collective.
Le raï, comme la poésie populaire avant lui, est un outil d'expression des luttes, des désirs, mais aussi des souffrances et des révoltes du peuple algérien. Il est porteur d'une mémoire vivante, qui se transmet et se réinvente à travers les générations. Ce projet prend racine à Mostaganem, une ville qui m'a accueillie durant une année pour mes recherches et qui, à elle seule, incarne cette transition entre poésie et raï.

Aomar MOHELLEBI



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