Algérie

Indemnisation des victimes d’accidents de la circulation 50 ans après, l’ordonnance 74-15 du 30 janvier 1974 toujours mal appliquée



Publié le 13.01.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie

Par Maître Mohamed Bouzidi(*)

En 1992, la justice et les sociétés d’assurance (SAA – CAAR – CAAT – CRMA) avaient organisé 4 séminaires régionaux à Tipaza, Oran, Annaba et Ghardaïa, suivis d’un séminaire national à Zeralda. Je présidais alors la section des accidents de la circulation de la Cour suprême. J’avais donné des conférences dont le leitmotiv était «indemniser les victimes le plus rapidement possible».
En 2005, s’est tenu à Alger le 4e forum d’assurance sous l’égide du Conseil national des assurances. Ma communication avait pour thème «La transaction, moyen d’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation et leurs ayants droit». Le sujet n’intéresse pas seulement les assurances mais aussi les magistrats, les avocats, la Police judiciaire, les experts et surtout les victimes. Celles-ci continuent de supporter le parcours du combattant pour obtenir leur indemnisation.
La plupart des agences d’assurance demandent la production d’un jugement. Le bilan est décevant : la transaction n’est toujours pas entrée dans les mœurs. Les tribunaux sont toujours encombrés par les dossiers d’accidents où le juge passe son temps à calculer.
50 ans après, je reprends la plume pour exhorter les assureurs à accélérer la procédure d’indemnisation et les victimes à admettre leur indemnisation par la voie amiable. Pour la rendre effective, opérationnelle, j’émets en conclusion une proposition qui, je l’espère, gagnera l’adhésion du législateur pour permettre à la victime de demander réparation en cas de retard par l’assureur injustifié de versement de l’indemnité.
L’ordonnance 74-15 (JORA n°15 du 19.02.1974) est une loi spéciale. Elle a été modifiée et complétée par la loi 88.31 du 19-7-1988 (JORA n° 29 du 20-7-1988).
À ce titre, elle déroge à la loi générale du Code civil, ses articles 124 et 138 en particulier.
L’article 124 basé sur la théorie de la faute prive les ayants droit du conducteur décédé fautif de toute réparation alors qu’ils ne sont pour rien dans la survenance de l’accident.
L’article 138 basé sur la théorie du risque prive les parents du mineur décédé fautif (piéton) de toute réparation n’étant pas des tiers vis-à-vis de la victime.
I. L’ordonnance 74.15 est fondée sur une autre théorie de NO FAULT apparue dans les années 1970. Elle accorde le droit à l’indemnité à la majorité des victimes et des ayants droit.
II. Les préjudices indemnisés sont fixés d’avance.
III. L’indemnisation obéit à des caractères spécifiques.
IV. La base et les modalités de calcul sont fixées d’avance.
V. De la sorte, l’indemnisation par voie amiable entre l’assureur (ou le Fonds de garantie automobile) et la victime est admise. De la sorte, l’assureur (ou le Fonds de garantie) devient débiteur d’indemnité des réceptions du procès-verbal d’enquête préliminaire adressé par la Police judiciaire. Une offre de paiement doit être présentée à la victime ou ses ayants droit. En cas d’accord de la victime, le versement doit être effectué sans délai.
VI. Le retard abusif ouvre droit à la victime à réparation.
I. Bénéficiaires d’indemnités :
Sous l’empire de l’article 8 de l’ordonnance 74.15, le droit à indemnisation est la règle : «Tout accident de la circulation ayant entraîné des dommages corporels ouvre droit à indemnisation pour toute victime ou ses ayants droit.»
Les personnes exclues sont des exceptions limitativement énumérées par les articles 13 (conducteur atteint d’une incapacité permanente et partielle - IPP - inférieure à 50%) 14 (conducteur ivre), 15 (conducteur voleur) de l’ordonnance 74.15.
Le conducteur sans permis est exclu de la garantie par l’assureur (article 3/3 du décret 80.34 du 16.02.1980), ainsi que par le Fonds de garantie automobile (article 7 du décret 80.37 du 16.02.1980).
Le conducteur taxieur sans autorisation est déchu par l’assureur (article 5/2 du décret 80.34) et par le Fonds de garantie (article 7 du décret 80.37).
Les exclusions et déchéances ne sont pas opposables aux ayants droit du conducteur exclu ou déchu (décret 80.34 article 5).
En cas de collision entre deux ou plusieurs véhicules, chaque assureur supporte les indemnités dues à son assuré et aux passagers se trouvant à bord du véhicule assuré auprès de lui.
Hormis ces cas exceptionnels concernant l’indemnisation du conducteur seul, les ayants droit en cas de décès, les piétons, les passagers — majoritaires — bénéficient d’une indemnisation automatique sans qu’il leur soit besoin de prouver la faute ou le risque encouru par l’auteur du dommage.
II. Préjudices indemnisés :
Le dommage réparable au sens de l’article 8 de l’ordonnance 74.15 est circonscrit au seul dommage corporel, à l’exclusion du dommage matériel causé aux véhicules régi par d’autres textes de loi (Code des assurances).
L’annexe 02 de la loi 88.31 indemnise l’incapacité temporaire de travail de la victime blessée.
L’annexe 03 indemnise les frais médicaux et pharmaceutiques (frais des médecins, chirurgiens, dentistes et auxiliaires médicaux). Les frais de séjour à l’hôpital ou à la clinique. Les frais d’appareillage et de prothèse. Les frais d’ambulance. Les frais de garde de jour et de nuit. Les frais de transport dûment justifiés.
L’annexe 04 indemnise l’incapacité permanente partielle ou totale.
L’annexe 05 indemnise le préjudice moral résultant du décès d’un mineur ou d’un majeur.
L’annexe 06 indemnise :
• Le préjudice esthétique justifié par une expertise médicale.
• Le pretium doloris (prix de la douleur)
• Le préjudice moral en cas de décès.
L’annexe 06 indemnise les frais funéraires résultant du décès d’une victime mineure ou majeure. Les soins à l’étranger sont pris en charge par l’assureur à condition que l’état de santé de la victime soit constaté par le médecin conseil de l’assureur.
III. Caractères de l’indemnisation :
Indemnisation plafonnée – indemnisation soumise à un barème obligatoire – indemnisation non cumulée avec celle des accidents du travail.
Indemnisation plafonnée :
Le mentant des salaires ou revenus professionnels de la victime ne doit pas dépasser 8 fois le SNMG (20 000DA x 8= 160 000DA actuellement).
Si le revenu n’est pas justifié, l’indemnisation est calculée sur la base du SNMG, à l’exception des victimes titulaires de diplômes, d’expérience ou de qualification professionnelle mais sans emploi, lesquelles sont indemnisées sur la base du poste de travail auquel elles peuvent prétendre en cas de recrutement.
Barème obligatoire :
Article 10 bis loi 88.31 : «L’assureur automobile n’est tenu à l’égard des victimes…/… qu’au paiement des seules indemnités mises à sa charge par le barème.» Celui-ci s’impose à tous : au juge, à l’assureur, à la victime.
Non-cumul : un accident de la circulation peut être en même temps un accident du travail (de trajet). Les deux indemnités ne peuvent se cumuler. L’aggravation de l’incapacité permanente et partielle est supportée par l’assureur ou le Fonds de garantie.
IV. Modalités de calcul des indemnités :
En cas de décès de la victime (un mineur) :
âgé jusqu’à 6 ans : SNMG x 12 x 2 = 20 000 DA x 12 x 2 = 480 000DA
Agé de 6 à 19 ans : SNMG x 12 x 3 = 20 000 DA x 12 x 3 = 1 080 000 DA à partager à parts égales entre père et mère ou tuteur.
En cas de disparition du père ou de la mère, le survivant perçoit la totalité.
+ Les frais funéraires : SNMG x 5 = 20 000 x 5 = 100 000 DA.
+ Préjudice moral : père : 20 000 x 3 = 60 000 DA. Mère : 20 000 x 3 = 60 000 DA
En cas de décès de la victime (un majeur) :
Salaire ou revenu professionnel justifié :
Exemple : 50 000DA/mois = 600 000DA/ an = correspond à la valeur du point extrait du barème d’indemnisation : 13 920.
Bénéficiaires :
Conjoint : 13 920 x 30 = 417 690 DA
1 enfant mineur : 13 920 x 15 = 208 800 DA
Père : 13 920 x10 = 139 200 DA
Mère : 13 920 x 10 = 139 200 DA
Handicapé à charge : 13 920 x 10 = 139 200 DA
Total coefficients : 75. Total : 1 044 090 DA
En cas de victime blessée :
Exemple :
• ITT = 3 mois – Revenu : 50 000DA/mois — 50 000DA x3= 150 000DA
• IPP 60% valeur du point 13 920 — 13 920 x 60 = 835 200 DA
• Préjudice esthétique : suivant expertise
• Pretium doloris : suivant expertise
• Assistance d’un tiers : suivant expertise
• Frais médicaux et pharmaceutiques : remboursés intégralement par l’assureur ou la sécurité sociale.

V. L’indemnisation des victimes par voie amiable est admise :
L’article 16 de la loi 88.31 modificative permet l’indemnisation des victimes d’accident de la circulation par voie amiable. De nombreuses agences d’assurance continuent d’exiger la production d’un jugement de tous les bénéficiaires. Seuls les cas prévus aux articles 13 (conducteur atteint d’une IPP inférieure à 50%), 14 (conducteur ivre), 15 (conducteur voleur) nécessitent un jugement.
Le reste des victimes – la majorité — (ayants droit de la victime décédée – piétons – passagers – conducteur blessé atteint d’une IPP inférieure à 50%) bénéficie d’une indemnisation automatique. De ce fait, l’intervention du juge n’est plus nécessaire (article 8 de l’ordonnance 74.15).
De plus et conformément à l’article 182 alinéa 1er du Code civil, le juge perd son pouvoir d’appréciation «s’il a été déterminé……… par la loi».
La transaction peut être rendue impossible pour des raisons indépendantes de la volonté de l’assureur :
• Lorsque la Police judiciaire oublie d’envoyer une copie du PV d’enquête préliminaire aux agences concernées ou au Fonds de garantie, auquel cas c’est la Police judiciaire qui viole l’article 4 du décret 80.35 du 16.02.1980.
• Lorsque la victime refuse la transaction et préfère la voie judiciaire à ses risques et périls.
Pour la victime, la voie judiciaire n’a que des inconvénients.
• Le juge est tenu au respect de la loi. Il ne peut allouer que ce que la loi permet.
• Le procès est long et coûteux : il commence au tribunal et il peut parvenir à la Cour suprême.
VI. La règle proportionnelle :
Elle s’applique quand la somme des coefficients attribués aux ayants droit du défunt dépasse 100. Exemple : coefficients
Veuve : 30
8 enfants mineurs : 15 x 8 = 120
Total coefficient 150
1er cas : Revenu professionnel justifié : 40 000DA/mois, soit 480 000DA/ an
Valeur du point correspondante : 11 340 (extrait du barème).
Capital constitutif : 11 340 x 100 = 1 134 000 DA à ne pas dépasser.
Soit : Veuve : 1 134 000 x 30 = 226 800
8 enfants mineurs : 1 134 000 x 15
113 400 x 8 = 907.200DA
Vérification : 226 800 + 907 200 = 1134 000 DA : non dépassé
2e cas : Revenu professionnel non justifié : on applique le SNMG : 20 000DA/ mois
Valeur du point : 20 000 x 12 = 240 000 DA — correspond à 6 540 (fixée par le barème).
Capital constitutif : 6 540 x 100 = 654 000 DA (à ne pas dépasser).
Veuve : 654 000 x 30 = 130 800 DA
8 enfants mineurs : 654 000 x 15
65 400 x 8 = 523 200 DA
Vérification : 130 800 + 523 200 = 654 000 DA (seuil non dépassé)
D’autre part, la voie amiable permet à la victime d’entrer en contact avec l’assureur, sans qu’il soit nécessaire de mettre en cause l’assuré.
En effet, l’article 619 du Code civil établit une relation directe : «L’assurance est un contrat par lequel l’assureur s’oblige… à fournir… à l’assuré ou au tiers bénéficiaire... une somme d’argent…» Le tiers bénéficiaire est la victime.
Ainsi, l’indemnisation est un droit pour la victime et une obligation pour l’assureur. La victime est un créancier et l’assureur un débiteur. C’est un droit acquis. Sa faute ne joue aucun rôle. Il est déterminé par la loi. L’annexe et le barème sont impératifs. Le paiement de l’indemnité est exigible dès que l’obligation est née. (Article 281 du Code civil). La mise en demeure de l’assureur n’est pas nécessaire puisque l’objet de son obligation est une «indemnité due en raison d’un fait dommageable» (…….article 181 alinéa 2 du Code civil).
La victime peut refuser le montant offert par l’assureur (article 269 du Code civil). En conséquence, la voie amiable prévue par l’article 16 de la loi 88.31 est facultative pour la victime et obligatoire pour l’assureur (article 619 du Code civil et article 59/2 du Code des assurances (ordonnance 95.07 du 25.01.1995).
L’obligation de paiement pesant sur l’assureur est née dès réception du PV d’enquête préliminaire que la Police judiciaire doit lui transmettre dans un délai de 10 jours à compter de la clôture de l’enquête (article 4 alinéa 2 du décret 80.35 du 16.02.1980).
VII. L’assureur doit présenter son offre de paiement dès réception du PV d’enquête préliminaire sous peine de condamnation pour retard abusif :
Le PV d’enquête préliminaire adressé par la Police judiciaire est un acte authentique au sens de l’article 324 du Code civil. Il fait foi de ses énonciations jusqu’à inscription en faux conformément à l’article 324 bis 5 du Code civil.
Il tient lieu de mise en demeure de l’assureur d’avoir à verser à la victime l’indemnité due après complément de dossier.
L’assureur est délié de son obligation de paiement dès réception de l’offre réelle de paiement et de consignation.
L’assureur n’est pas lié par le refus de la victime d’accepter le montant offert (article 274 du Code civil). L’absence d’offre de paiement de l’assureur vaut inexécution d’une obligation légale. Elle cause un préjudice à la victime (retard abusif). Elle lui ouvre droit de réclamer, outre l’indemnité due, des dommages et intérêts.
À partir du moment où l’assureur a présenté à la victime une offre réelle de paiement, son rôle au titre de la transaction est terminé car l’offre réelle vaut paiement par application de l’article 274 du Code civil.
Mais tant que l’offre n’est pas faite, l’assureur demeure responsable du retard. L’indemnisation qu’elle soit amiable ou judiciaire doit respecter le principe de la réparation intégrale. La victime doit être rétablie dans sa situation où elle était avant l’accident. Quand le retard de paiement se compte en années, il faut tenir compte de l’évolution du coût de la vie et de l’érosion monétaire. Si l’indemnisation est versée sous forme de rente périodique (article 16 alinéa 2 de la loi 88.31), l’absence d’indexation peut rendre à brève échéance la réparation purement symbolique. C’est pourquoi, les rentes doivent être revalorisées périodiquement.
Le retard abusif de l’assureur dans le versement de l’indemnité est insupportable quand la victime est atteinte dans sa chair et sa force de travail. Il ne lui est guère matériellement possible d’attendre des années la réparation pourtant facile à évaluer. Il faut systématiser le recours à la transaction par la technique de l’offre d’indemnisation. Elle gagne en célérité mais son montant est toujours loin d’être équitable. Elle ne couvre pas les pertes subies et les gains manqués par suite de l’inexécution de l’obligation par l’assureur et du retard dans l’exécution (article 182 du Code civil).
La réparation pour retard par l’assureur gagnerait a être fixée d’avance dans la loi 88.31 (article 16).
L’article 186 du Code civil sanctionne le débiteur en retard dans le versement du montant de l’indemnité mais il circonscrit le dommage occasionné uniquement «entre personnes privées». Autrement dit, les agences privées d’assurance peuvent être condamnées pour retard mais pas les agences publiques (SAA – CAAR – CAAT – CRMA …..). La distinction personne publique/personne privée n’a pas sa raison d’être.
L’assureur (ou le Fonds de garantie) est informé de l’accident par la Police judiciaire et l’envoi du PV d’enquête préliminaire dans un délai de 10 jours à compter de la date de l’accident. Les adresses des victimes entendues lors de l’enquête se trouvent dans le procès-verbal. Elles peuvent être convoquées.
Lorsque l’assureur n’a pas été informé de l’accident survenu, le délai est suspendu jusqu’à réception du PV par l’assureur. Lorsque la victime décède plus d’un mois après l’accident, le délai prévu pour présenter l’offre d’indemnité aux héritiers doit être prorogé du temps écoulé entre la date de l’accident et le jour du décès.
M. B.
(*) Diplômé ENA - Section judiciaire - promotion 1972. Licence en droit. Ex-Procureur de la République près le tribunal de Dellys. Ex-Procureur général près la Cour de Bouira. Ex-Procureur général près la Cour de Annaba. Ex-Procureur général près la Cour de Sétif. Ex-président de la Cour de Tizi-Ouzou. Ex-conseiller à la Cour suprême. Ex-président de Section des accidents de la circulation de la Cour suprême. Actuellement avocat.



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