Cher ami, Tu me
demandes de te parler du bled. La situation se résumé à un mot : fiasco. Oui,
vois-tu et sans exagération aucune, fiasco généralisé.
Sacré veinard que tus es, tu passes par des
hauts et des bas. Ici, il n'y a que des bas. A mon sens, le plus grave demeure
le fiasco concernant l'homme qui aurait dû être forgé selon l'adage chinois :
donnes-lui un poisson, il se nourrira une fois ; apprends-lui à pêcher il se
nourrira toute sa vie. Il n'a pas été mûri pour affronter et féconder le
présent et l'avenir. Bien au contraire, ils en ont fait un abruti d'Å“sophage
greffé d'un sexe.
En aucune manière, je ne voudrais te
dissuader de rentrer. Saches, pour ta gouverne, que tu t'en mordrais vachement
les doigts. Car ce qui t'attends ici au mieux, c'est une vie végétative. Proportionnelle
à ton intellectualité. Plus cette dernière est importante, plus on trouve la
vie rigoureusement réduite à sa plus simple expression. Quasi exclusivement
biologique.
Pour m'en tenir à ton exemple, que
pourrais-tu escompter ? Que peux-tu espérer dès lors même que les conditions
garantissant par excellence l'existence d'une culture dynamique sont
inexistantes ? Ce, en dépit des multiples subterfuges et déclarations du
système en place.
Ajoutes à cela les innombrables tracasseries
aliénantes, inhérentes aux contingences de la vie quotidienne. Elles réduisent
l'être humain à un degré quasi-animal, en l'amenant à se comporter bestialement
pour avoir une livre de beurre, une boîte de lait ou de tomate. Ce qui
constitue le minimum vital vu les pénuries endémiques et du fait qu'il ne peut
prétendre à la viande. Ensemble de conditions qui constituent l'un des moyens
de domination de la classe des «militaro-affairo-opportuno-jouisseurs» sur la
grande majorité abrutie par de nombreuses années de matraquage systématique.
Quant à moi, je t'avais parlé d'une
«incursion» dans le commerce que j'avais tentée, mais les règles du jeu sont
telles que si l'on est du mauvais côté de la barrière, on est littéralement
broyé. Et il est vain de s'entêter si l'on ne dispose pas de gros moyens :
capital de relations ou capital tout court.
Bref, le cœur n'y est pas. Et tu n'es pas
sans savoir que pour un être tout en sensibilité, quand le cÅ“ur n'y est plus,
c'est le néant. Amicalement».
Je relis ta lettre truffée de pessimisme
lucide. De peptimisme. Je te comprends, cher ami, peut-on s'empêcher d'être
pessimiste lorsqu'on est confronté à une situation qui ne prête guère à
l'optimisme. Seule notre lucidité nous empêche de sombrer dans le coma de
l'indifférence. Pourtant, ta lettre ressemble à un tract. Tu me dis :»La
situation se résume à un mot : fiasco». Je pense que le problème n'est pas très
différent pour nous, étrangers à Paris. Sous des airs de dévote, la ville
camoufle mal ses scandales. Elle savoure constamment le vertige de la puissance
des princes du moment.
Tu l'as constaté toi-même lors de ton passage
ici. Les déshérités ne sont pas rares. Cette République compte aussi ses
«affamés» d'année en année. Sans vergogne, la déchéance s'étale dans un pays où
les richesses se mesurent à l'Å“il nu. Scandale des temps modernes. Ici, le mot
fiasco est remplacé par crise.
«Ils en ont fait un abruti d'Å“sophage greffé
d'un sexe», m'informes-tu sur l'homme de chez nous. Naïf que tu es. La société
de consommation n'épargne personne. Elle sème, puis nourrit la boulimie dans
les têtes des gens. L'argent est le roi qui gouverne tous les gestes. A
longueur de vie. De l'aube jusqu'au crépuscule, c'est l'énergie d'appoint. On
parle de libertés plus évoluées ici plus qu'ailleurs, alors que tout s'achète
et se vend. Y compris les personnes à travers leurs sexes. On a fait de la
frustration des gens un moyen de soutirage d'une partie de leurs maigres
économies.
Il suffit de se déplacer au cÅ“ur de Pigalle
pour s'apercevoir de la pornographie vendue (le pauvre Pigalle doit se retourner
dans sa tombe !). Et à qui surtout ?... De la même manière, on peut aller dans
certains quartiers chauds de la ville de la Tour Eiffel, on constatera la
clientèle… De véritables négriers du sexe. Les marchands de rêve, comme au
bled, ne perdent pas une occasion pour récolter la sueur, le sperme et la
monnaie des assoiffés d'affection. Ainsi, dans les foyers pour travailleurs
maghrébins, de jeunes filles à la fleur de l'âge -par l'entremise de quelques
maquereaux impénitents- s'y rendent pour faire commerce de leurs corps. A
chacun sa misère. Là aussi, la vie quotidienne est végétative.
«Pour m'en tenir à ton exemple, que
pourrais-tu escompter ?» m'interroges-tu. Ici ou ailleurs, les mêmes exigences
: les nourritures terrestres et la culture. Partout. Sous le toit de n'importe
quelle République. Mais c'est là un vaste programme, tous les citoyens
réclamant les mêmes revendications. Avons-nous laissé notre individualisme
l'emporter sur nos principes ? Sur l'aspiration à une vie où tout un chacun
doit participer pleinement à l'émancipation de la société ? L'idéal est de
mettre en pratique chez soi ces principes. Cela passe par la réinsertion de ces
milliers de déracinés qui vivent ici…
Pourtant, en relisant ta lettre, tu ne
manques pas de m'apostropher net : «Se réinsérer, tu parles. C'est absolument
impensable pour toute personne ayant atteint un tel degré de conscientisation,
de maturité intellectuelle et qui a voyagé. Donc à même de juger, d'analyser et
de conclure du fait qu'elle dispose de pôles de comparaison et de références.
«Par ailleurs, à mesure que le temps passe,
le déphasage pour nombre d'intellectuels se fait ici plus aigu. Déphasage
multiforme. La propagande officielle et la montée de l'intégrisme à un rythme
que tu ne saurais imaginer. Avec la bénédiction du système en place. Il s'en
sert pour maintenir et fourvoyer encore plus les masses dans les abysses de
l'obscurantisme. Tu te doutes bien que son arrière pensée politique est tout à
fait autre.
«Cet état de fait transparaît pratiquement
dans tous les domaines : enseignement et mass média (notamment la télé). Même
les gosses du primaire sont touchés. Cela se constate aisément au nombre de
gamines qui mettent «la soutane». Ici, on les a affublées du sobriquet «404
bâchée».
«Le mois du jeûne est une véritable
bénédiction pour les spéculateurs de tout acabit. Sur les denrées alimentaires
particulièrement. Je deviens fou de rage quand je pense à la classe militaro
affairiste (et toutes les catégories d'opportuno-jouisseurs qui gravitent autour)
qui affiche un luxe ostentatoire, en se payant des bagnoles et des villas de
plusieurs millions de briques.
«Quand je pense également au fatalisme
héréditaire et quasi morbide de nos gens broyés par les difficultés à joindre
les deux bouts, je ne peux étouffer les bouffées de haine qui montent en moi. Dire
que l'abîme ne cesse de s'amplifier entre les possédants et les «possédés»…
Pour parler comme toi, tu as fichtrement
raison. J'ai la chair de poule en pensant à tout cela. Que faire ? Vaste programme.
La dérision n'est plus de saison. Elle perd de son efficacité de plus en plus. Il
faut créer un nouveau moyen pour disqualifier toute vie officielle qui nous
ignore. Une nouvelle échappatoire ? Un exutoire sans nul doute. A quand ?
Jusqu'à quand ?
C'est dur d'être des victimes du sadisme du
pouvoir dans son propre pays. Les toiles d'araignée et la poussière viennent se
déposer sur notre fatalisme légendaire. Le pouvoir peut être fier de nous avoir
comme citoyens soumis. Il exploite à satiété chez nous les sentiments
patriotiques.
Face aux injustices innombrables générées par
la politique de nos autocrates, on meurt à petit feu. La dérision, cette
thérapie de l'heure, n'est plus de mise. Privés de notre droit à l'expression,
nous devons prendre en horreur les profiteurs de tout acabit.
La société court un grave danger : devenir un
vaste univers cellulaire. Une sorte de réserve où nous serons parqués. Que
pouvons-nous contre la terreur organisée ? Contre la brutalité de nos bourreaux
? Car ils cherchent à empoisonner en nous toute forme d'espoir et à polluer nos
mentalités par leur propagande à bon marché, nous devons sans relâche souffler
pour rallumer le feu du changement. Face à nos assassins, réels ou en
puissance, l'indignation n'est plus l'ultime secours.
Les prostitués du pouvoir, les nouveaux
harkis et autres spécialistes ès flicage et magouille en tout genre craignent
la subversion par-dessus tout. Rien n'est plus dangereux que de devenir les
béni oui-oui de ces clowns en mal d'inspiration. Ils ont fait de l'Etat une
vaste machine à briser les volontés saines du pays. Leur tendance à la
malveillance appelle notre répulsion, non notre perplexité.
Ils ont semé une mauvaise graine : le
népotisme tribal. Nous effacer et exécuter leurs ordres. Voilà l'attitude
qu'ils nous dictent pour gagner notre pain. Devant notre stupeur et notre
engourdissement, leurs consciences séniles jubilent de frénésie destructrice. Ils
veulent créer leur vérité. Une vérité à leur image. Pour nous, la réclusion. Leurs
discours sont de véritables somnifères. Chaque soir, ils anesthésient nos
esprits.
Les dîners et les rencontres sont les
occasions pour eux de cibler une carrière, ciblée de longue date. Un marketing
durablement établi. Ils sont tous membres d'un réseau et ont un bon carnet
d'adresses. Aucun d'eux n'ignore les habitudes des autres.
Les mensonges ? Leur spécialité préférée. Cela
leur sert à fabriquer une mentalité dans l'opinion de chacun de nous. Tu parles
s'ils sont crédibles ! Ils cultivent l'arrogance et l'ostentation.
Ils n'ont dans leurs bouches que les menaces
et les intimidations. En plus, ce sont des bigots hors catégorie. Sans oublier
qu'ils sont fiers de la logomachie de leur presse.
Cordialement.
* Avocat – Auteur
Algérien
Posté Le : 11/02/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ammar KOROGHLI *
Source : www.lequotidien-oran.com