Algérie

Ils racontent leur Algérie, 50 ans après l'indépendance



Ils racontent leur Algérie, 50 ans après l'indépendance
témoignages rassemblés par Anne-Laure Filhol
Courtes lettres, épais manuscrits, journal d'époque... Et une même émotion, pour nous, à la lecture de ces récits inédits, vos souvenirs de vie comme autant d'histoires personnelles, qui toutes ensemble, viennent nourrir et éclairer la grande Histoire. Ci-dessous, nous publions plusieurs de vos témoignages, en complément à tous les autres publiés dans La Vie datée du 28 juin, ainsi que ceux, écrits par les soldats appelés à la Guerre, publiés dans le blog "Génération du Djebel".
« Beaucoup de jeunes pieds-noirs étaient enlevés, et on les retrouvait plus tard dans des charniers, saignés à blanc »
Pierre Denis, rentré en France en 1962, âgé de 20 ans
En 1962, je venais d'arriver à Toulouse (première année dans une école d'ingénieurs). Toute ma famille était à Alger. Mes arrière-grands-parents étaient arrivés en Algérie vers 1860, et j'appartenais à la quatrième génération née sur cette terre.
Le 19 mars, comme chaque matin, je mis la radio en me levant. Un petit poste à transistors de l'époque. C'est ainsi que j'appris la signature des accords d'Evian (j'étais alors pour l'Algérie française). Je revois la classe de mathématiques ce matin-là. J'ai soudain fondu en larmes. Je sanglotais, la tête penchée sur mon pupitre. Mon voisin (un étudiant très engagé à gauche pour « la paix en Algérie ») passa son bras autour de mon épaule. Le professeur de mathématiques, qui écrivait une formule au tableau, s'était arrêté, la craie à la main, et ne disait rien. J'entends encore ce grand silence autour de moi. Tout le monde savait pourquoi je pleurais.
Dans les semaines qui suivirent, il avait été décidé que mon jeune frère viendrait me rejoindre en métropole. Mais les jours passaient sans qu'il pût quitter l'Algérie. Chaque matin dès l'aube, le couvre-feu sitôt levé, un flot de voitures se précipitait vers l'aéroport d'Alger-Maison-Blanche, dans un embouteillage monstre. Mais très vite, les capacités d'embarquement atteintes, les forces de l'ordre barraient la route de l'aéroport, et les voitures devaient refluer sur Alger. Enfin, au bout de quelques semaines je reçus le télégramme attendu : mon frère avait pu embarquer à bord d'un avion militaire, il allait atterrir sur la base d'Istres.
Je pensais retourner en Algérie pour les grandes vacances. Mais à la veille de partir je reçus un télégramme de ma mère (à l'époque nous n'avions pas de téléphone): « Ne viens pas. Stop. Je t'expliquerai. » J'eus l'explication bien vite, car hélas ma mère dut faire un aller-retour en métropole pour les obsèques de sa s'ur, victime d'une fusillade le 23 juillet, des soldats ayant tiré « au hasard » dans la rue pour souligner leur présence (épisode de la conquête du pouvoir par Ben-Bella)... Je su alors pourquoi ma mère ne voulait pas que je retourne à Alger : beaucoup de jeunes pieds-noirs étaient enlevés, et on les retrouvait plus tard dans des charniers, saignés à blanc. Un voisin de mon âge, qui semblait menacé par une bande, avait été « exfiltré » d'Algérie par ses parents : Ils l'avaient conduit prendre le bateau sans bagages, pour ne pas éveiller de soupçons, en simulant une simple promenade.
J'eus confirmation de tous ces faits vingt ans plus tard, lors d'un voyage en Algérie (J'y suis retourné quatre fois depuis l'indépendance, toujours très bien reçu). Je discutais avec un Algérien qui séjournait dans le même hôtel que moi. Il se trouvait être un ancien officier de l'ALN (Armée de libération nationale). Comme il me demandait pourquoi nous n'étions pas restés en Algérie, je lui rappelai l'histoire des enlèvements. Il acquiesça. « Je me rappelle, dit-il, j'ai fait la chasse à des imbéciles comme ça, pour les engueuler. » Sans s'en rendre compte, il venait de reconnaître qu'en cet été 1962 le meurtre d'un jeune pied-noir ne méritait guère plus qu'une simple « engueulade ».
La nuit était tombée. nous ne distinguions plus le mont Chenoua de l'autre côté de la baie de Tipasa. « Vous savez, continua mon interlocuteur, que je dois la vie à un pied-noir ' Prisonnier, j'étais retenu dans un camp. Un jeune lieutenant pied-noir vient me trouver : « J'ai déjeuné à midi au mess. On a parlé de toi. Tu es destiné à la corvée de bois [exécution sommaire maquillée en tentative de fuite]. Mais ce soir, c'est moi qui suis responsable de la garde du camp. Alors écoute bien : à telle heure, dans tel endroit, il n'y aura pas de surveillance pendant 10 minutes». J'ai pris le risque de lui faire confiance, et c'est ainsi que j'ai pu m'échapper. Je ne l'ai jamais revu. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. »
Retour en arrière. Janvier 1962. Je suis chez moi à Alger pour les vacances de Noël. En milieu de journée, je vois ma mère revenir du travail, se jeter sur le lit en pleurant : « Ils ont tué Slimane ! ». Je lui demande qui était ce Slimane. Un jeune Algérien qui travaillait comme elle à la Sécurité sociale. Un jour, elle lui avait demandé : « Slimane, tu veux me descendre ces cartons aux archives ' » Slimane avait obtempéré. Quand il était revenu, les collègues de ma mère l'avaient pris à partie : « Comment, Slimane, quand on te demande de nous aider tu refuses, et quand c'est elle qui te demande, tu acceptes ' » Slimane leur avait répondu : « Ah, vous voulez savoir pourquoi ' Eh bien je vais vous le dire : Elle, elle fait le Carême, et vous, vous ne le faites pas ! » Ma mère avait coutume en effet, lors de la Semaine Sainte, de jeûner. Aussi quittait-elle la cantine à midi pour aller visiter les églises comme on faisait à cette époque. Slimane faisait partie du FLN, chargé d'espionner les Européens qui pouvaient être dans l'OAS, et il avait discrètement suivi ma mère pour savoir où elle allait quand elle ne déjeunait pas à la cantine. Mais lui-même avait été repéré par l'OAS, ce qui explique qu'ils soient venus le poignarder à la Sécurité sociale ce matin de janvier 1962.
Me reviennent en mémoire les dernières lignes du Journal de Mouloud Feraoun ' écrites peu avant son assassinat le 15 mars 1962 : La guerre d'Algérie se termine. Paix à ceux qui sont morts. Paix à ceux qui vont survivre. Cesse la terreur. Vive la liberté !
« Je ne suis jamais retournée en Algérie »
Lucette Lefeuvre-Ousset
« Pour moi, l'été 1962, c'est la conscience que tout le monde de la famille est en bonne santé, de chaque côté de la méditerranée. Pour moi, l'été 1962 c'est le soulagement de voir mes parents revenus dans notre vallée pyrénéenne, meurtris par les épreuves morales, mais vivants. Pour moi, l'été 1962, ce sont toutes ces voitures qui portent sur leur toit un matelas (...). Je ne suis jamais retournée en Algérie, j'aide régulièrement des personnes de ce pays. »
« Sur les quais étaient entassés des femmes, des enfants, des vieux... »
Françoise Durandin, vivait à Albi lors de la guerre d'Algérie
« 1960-1961: J'avais 14 ans, j'étais en terminale. Dans la classe, il y avait Josette, venue d'Algérie. Ses parents avaient préféré l'envoyer en France, à Albi, où ils avaient de la famille. Elle logeait dans un foyer de jeunes et était assez isolée semble-t-il. L'année suivante, je la rencontre en ville. Elle me raconte que dans la classe, j'étais la seule à lui parler... nous étions 42! (...)
Juillet 1962 en gare de Toulouse. Les rapatriés débarquaient en foule dans le sud. Mon père avait proposé aux organismes d'entraide présents dans la gare de loger en dépannage les familles qui ne savaient pas où aller. (...)
Je me souviendrai toujours de cette gare de Toulouse ce mois de juillet 1962. Il faisait très chaud et il n'y avait qu'un seul point d'eau. Sur les quais étaient entassés des femmes, des enfants, des vieux - peu d'hommes - tous assis sur leur valise, hébétés, abrutis... et des vacanciers leur valise à la main, circulant apparemment sans voir. Le contraste était saisissant. (...)
Ce point de vue est celui d'une adolescente vivant dans un monde privilégié, de l'autre côté... qui se trouve confrontée aux autres versants de la vie. Peut-être est-ce pour cette raison que j'ai toujours prêté attention à l'autre, étranger, différent. »
« La vérité non dite me fait mal ! »
Magda Grzonka, née à Boufarik de parents français. A vécu 55 ans à Alger, jusqu'en 1989.
« Honte à l'indépendance bâclée, aux rapatriés, lâchement abandonnés et mal reçus, par la mère patrie. Je suis restée de longues années à Alger, après l'indépendance, dans le cadre de mes fonctions, et je ne sais pas ce qu'est la haine, mais la vérité non dite me fait mal ! Je souhaite que les martyrs des deux communautés, dans leurs cimetières ou charniers respectifs reposent en paix. »
« De cette séparation violente est né un lien extraordinaire, incroyablement fort »
Martine Collet-Gamot, rentrée en France en 1965, âgée de 12 ans
Je suis née en 1953 à Sétif, de père et de mère français, constituant la 4eme génération de ma famille vivant sur le sol algérien. J'ai donc vécu le début de ma vie en temps de guerre. Pour autant, je n'ai pas de mauvais souvenirs de cette période. Magie de l'enfance et protection parentale ont su préserver des jours heureux. Il ne me restera que l'attachement profond à cette terre magnifique qui a bercé les premières années de mon existence. Et puis, l'indépendance et le choix de mes parents, rester !
Trois ans sans guerre, de 1962 à 1965, la découverte d'une Algérie sans combats ni convois. Je garde de cette époque, les belles escapades dans le sud, au bord de la mer et la blessure déjà présente que provoquent les derniers instants de bonheur avant de partir. Un départ sans retour, une déchirure terrible, sans tambours ni trompettes, un arrachement en toute discrétion, comme un départ en vacances avec la promesse de revenir. Un c'ur de plomb, des larmes retenues et la porte grande ouverte de la volière rendant définitivement la liberté à mes oiseaux.
Partir en taxi, deux valises à la main, surtout ne pas se parler, ne rien laisser paraître, le désespoir de chacun de nous était perceptible, le moindre mot aurait déclenché des flots de larmes. Quitter notre patrie sans au revoir à nos amis, nos voisins, pour la plus part algériens, ne pas dire que l'on ne reviendrait pas mais ils le savaient et l'on avait tous du chagrin. Comme ils m'ont manqués, des années durant !
J'ai compris bien plus tard, l'angoisse qui m'a alors habitée. Perdre toute relation avec son passé pour aller vers un avenir sans fondation, c'est comme être au milieu d'un océan, sur un rocher, sans aucun pont pour rejoindre les rives. J'ai eu pendant longtemps le sentiment d'être apatride, ne sachant pas où poser mes valises. Ne m'investissant ni dans mes relations, ni sur un territoire ; trop peur sans doute de tout perdre à nouveau et de risquer de raviver ma douleur enfantine si bien cachée au fond de moi. A peine s'est elle réveillée lors de voyages en Tunisie ou au Maroc, les bruits de la rue...les parfums...La douceur de l'air.
Le temps est passé ; Thierry mon mari, nos enfants, Marion, Perrine, Augustin, ont redonné du sens à mon existence et l'envie de planter quelques arbres aux abords de notre maison. Le mot RACINES à ce moment là a pris toute son ampleur. Une partie des miennes étaient encore là-bas, à mon insu ou presque, elles m'avaient accompagnée et se sont manifestées de plus en plus souvent. Le désir de partir à la rencontre de mes souvenirs d'enfant s'est réalisé en mai 2009, avec une décision rapide, presque irréfléchie, ne pas trouver une nouvelle excuse, ne pas faire machine arrière, ne pas rater cette occasion. Retour aux sources avec ma s'ur, un rêve mêlé d'inquiétudes qui, jusque dans l'avion, me paraissait totalement irréalisable.
10 jours d'une intensité qui vous chavire le c'ur et l'âme, où les souvenirs se télescopent avec la réalité, où l'on reconnait sans reconnaître vraiment, où l'enfant est déçue, où l'adulte retrouve la base de ses souvenirs...Oui, c'était là, tu te souviens ' Enseignes défraîchies, mais toujours présentes, objets ayant appartenu à ma mère, conservés avec précaution au creux d'un tiroir, notre appartement, retrouvé à l'identique, il ne manquait que nos meubles. Plus de 45ans après !
On retrouve alors les lieux, ils sont là, on les embrasse du regard, on s'en imprègne pour ne plus les perdre, on les photographie encore et encore, garder une trace ! Pour moi, pour mes parents mais aussi pour mes enfants. Cette terre fait partie intégrante de ma personne, ils en gardent forcément une empreinte et je voudrais que cette petite parcelle soit légère. Pour mon mari aussi, sur qui j'ai sans doute fait peser le poids de mon destin.
Mais la plus belle découverte de ce voyage s'est révélée au fur et à mesure des rencontres. Retrouvailles où l'étonnement et la joie se mêlent, où l'émotion est encore teintée de regrets.
De cette séparation violente est né un lien extraordinaire, incroyablement fort, qui a traversé le temps et l'espace, un lien fraternel qui nous a tous émus aux larmes et qui nous a accueillies avec ces mots merveilleux : vous êtes chez vous !
Il est aujourd'hui pour moi, ce pont qui enfin relie les deux rives de mon existence et qui rassemble en mon c'ur deux peuples, deux terres. Cet attachement réciproque, qui semble indestructible, d'une humanité bouleversante, me fait rêver d'une population unie dans une Algérie en paix, où j'aurais aimé poursuivre ma vie.


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